Il y a trois ans, en avril 2016, la National League for Democracy (NLD), le parti d’opposition historique d’Aung San Suu Kyi s’installe au pouvoir en Birmanie. Après un demi-siècle de dictature militaire par les généraux Ne Win (1962-1988) et Than Shwe (1992-2011) et cinq ans d’un régime de transition sous la conduite de l’ancien général U Thein Sein (2011-2016), cette intronisation marque une nouvelle ère politique.

Après des débuts placés sous le signe de l’optimisme, le quinquennat de la charismatique Prix Nobel de la Paix 1991 est vite rattrapé par les controverses. Son gouvernement est critiqué pour la lenteur de son action et la maigreur de son bilan dans le domaine social, la croissance économique n’est pas au rendez-vous et les négociations de paix avec les nombreuses organisations armées actives dans les périphéries du pays sont pour ainsi dire au point mort.

En septembre 2017, suite à une offensive de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA) dans l’État d’Arakan, la Tatmadaw (l’armée birmane) mène de violentes opérations de ratissage qui poussent plus de 750 000 musulmans bengali/rohingya à chercher refuge au Bangladesh. Les Nations unies et de nombreuses ONG qualifient cette vague de violence de « cas d’école de nettoyage ethnique ».

Afin de comprendre quel bilan le gouvernement birman tire de ces trois premières années de mandat, nous avons partagé un thé avec U Kyaw Zeya, ambassadeur de Birmanie en France depuis décembre 2017. Cet entretien a été réalisé au début du mois d’avril 2019, avant la visite controversée d’Aung San Suu Kyi en Europe de l’Est.

Lorsque vous avez été nommé ambassadeur ici à Paris, quelles consignes spécifiques avez-vous reçues de la part du gouvernement birman ?

La principale mission d’un ambassadeur est de préserver les liens entre le pays qu’il représente et celui dans lequel il est affecté. C’est notre mission à tous. À part cela, Daw Aung San Suu Kyi m’a également demandé de travailler d’autres aspects en particulier. Par exemple, lorsqu’on parle des liens entre deux nations, on ne parle pas seulement des relations de gouvernement à gouvernement, mais aussi entre les Parlements et entre les peuples. C’est ce genre de chose que l’on essaie de développer.

Il y a aussi l’image de la Birmanie. La question ethnique [bengali/rohingya] a beaucoup affecté la manière dont les gens perçoivent le pays, à travers la couverture médiatique internationale. Mais si vous êtes sur le terrain en Birmanie, vous voyez que tout cela est loin de la réalité. C’est quelque chose que nous nous devons d’expliquer.

Être ambassadeur de Birmanie aujourd’hui, sous Aung San Suu Kyi, est-ce le même métier qu’à l’époque du Général Than Shwe ou de U Thein Sein ?

À l’époque du Général Than Shwe, la manière de diriger le pays et les instructions qui nous étaient données étaient bien différentes d’aujourd’hui. À l’époque, les renseignements militaires étaient une institution très puissante, les responsables politiques étaient des officiers et de nombreux diplomates venaient des rangs de l’Armée.

Avec l’élection du Président Thein Sein [2011-2016], le système a connu de profondes transformations et améliorations ce qui a réorienté les instructions du ministère des Affaires étrangères. Dans le même temps, l’image du pays a complètement changé, et cela a eu des répercussions sur notre manière de travailler. Lorsque j’ai accompagné le président Thein Sein pendant son tout premier voyage en Europe en 2013, j’ai pu constater ce changement. C’était une sorte de révolution !

Mais depuis la crise bengali/rohingya qui a commencé en 2017, nous, les diplomates, traversons à nouveau des difficultés : c’est une situation difficile pour nous tous, que ce soit à l’ONU ou dans nos pays respectifs d’affectation.

L’actualité politique marquante du moment est l’offensive de la NLD (National League for Democracy) pour réformer la Constitution de 2008 : le 29 janvier 2019, un de ses députés a formé un comité parlementaire multipartite dans le but de proposer des amendements à ce texte critiqué1. L’un des objectifs est de réduire le rôle de l’Armée dans la vie politique birmane et de la ramener sous le contrôle du gouvernement civil élu. Avez-vous des informations sur la teneur des débats et les compromis qui ont déjà pu être atteints ?

La Constitution de 2008 a été approuvée par référendum à l’époque du gouvernement militaire. Le vote a eu lieu à un moment délicat [le 10 mai 2008, une semaine après le cyclone Nargis, qui a fait près de 140 000 morts]. Le contexte n’était pas favorable.

Pouvez-vous citer un seul pays au monde dont la Constitution permet la participation de l’Armée au Parlement ? Il y a bien eu l’Indonésie à un moment, mais c’est désormais du passé.

Fin mars, le comité parlementaire avait déjà abordé les quatre premiers chapitres de la Constitution. Pour autant, je ne sais pas quelles propositions d’amendements ont été formulées. Même si je le savais, je ne pourrais pas m’exprimer à ce sujet, afin de ne pas perturber le processus en cours. D’après mes informations, les députés de la Tatmadaw et de l’Union Solidarity and Development Party [USDP, parti proche de l’Armée] participent bien aux négociations, mais n’ont pas proposé le moindre amendement.

Une jeune électrice célébrant la victoire de la NLD le soir de l’élection générale du 8 novembre 2015.

La réforme constitutionnelle était l’un des piliers de la campagne électorale de la NLD en 2015. Cependant, à peine élu, le parti s’est montré plus que discret à ce sujet… jusqu’au 29 janvier 2019. Comment expliquer ce passage à l’action tardif ?

Lorsque le gouvernement a pris ses fonctions, quelles étaient les priorités ? Des problèmes urgents dans le nord – des conflits armés avec les guérillas kachin, palaung, kokang et shan – ainsi que de vastes enjeux sociaux et économiques. En parallèle de cela, il est important de préserver nos liens avec l’Armée, qui constitue un partenaire incontournable dans les négociations de paix avec les différents groupes armés 2. Ces préoccupations ne pouvaient être reportées, elles étaient des priorités pour le gouvernement.

Mais cette initiative, à ce moment précis, ne signale-t-elle pas un changement dans les relations de pouvoir entre la NLD et la Tatmadaw depuis 2016 ? Ne peut-on pas y voir un signe de la fragilisation politique de l’Armée et du renforcement de la NLD ?

Je ne pense pas que la Tatmadaw soit affaiblie. Elle demeure une institution très importante. Dans la Constitution, elle conserve un rôle notable. Elle peut reprendre le pouvoir si elle l’estime nécessaire. C’est délicat. Comme l’a dit Daw Aung San Suu Kyi, cette Constitution n’est pas démocratique : notre mission principale est qu’elle le devienne.

[Commentaire de la rédaction : rappelons néanmoins que ces négociations ne rassemblent que les principaux partis politiques représentés à l’Assemblée, et que les groupes armés et les organisations de la société civile en sont exclus.]

Compte-tenu de la pression internationale qui pèse sur la Tatmadaw depuis la crise bengali/rohingya de 2017, la Chine – et son veto à l’ONU – apparaissent comme son seul rempart. Cela ne confère-t-il pas à Pékin un levier important pour obtenir des concessions de la part de l’Armée au sujet de la Constitution ?

Il existe un écart entre les perceptions et la réalité. Au sein des Nations unies, la Chine n’est pas la seule à poser son veto : la Russie fait de même. Ce sont deux alliés importants pour le pays.

La Chine représente un intermédiaire important dans notre processus de paix – en assurant une médiation entre le gouvernement birman et certains groupes armés proches de la frontière chinoise. Lorsque l’on discute avec l’envoyé spécial chinois pour la Birmanie, il ne fait que transmettre le message en provenance de Pékin, mais n’exerce aucune pression. Il rencontre la Tatmadaw, les organisations armées et l’exécutif, mais il ne joue qu’un rôle de médiateur.

Avant les élections de 2015, le manifeste de campagne de la NLD déclarait que les médias seraient « les yeux et les oreilles du peuple », mais depuis, la liberté de la presse a connu un recul significatif. Comment la transition démocratique birmane peut-elle véritablement aller de l’avant sans liberté totale de la presse ?

Qu’est-ce qu’une liberté de la presse « totale » ? Jusqu’à quel point peut-elle être totale ? En Birmanie, la liberté d’expression est complète. Nous vivons une époque où les gens se sentent libres et parlent de ce qu’ils désirent, notamment sur Internet. Bien sûr, il existe des abus individuels, mais c’est au pouvoir judiciaire de statuer.

Il existe un grand nombre de choses que vous pouvez vous permettre, mais dans les limites de la loi : vous ne pouvez pas dépasser ce cadre. Où est la limite entre s’exprimer et provoquer ? Là est toute la question.

Je pense que nos médias accomplissent un bon travail, mais ils ont encore besoin de visibilité, et de prendre davantage leurs responsabilités. C’est un domaine dans lequel ils peuvent s’améliorer.

Mais pourtant, de nombreux journalistes considèrent qu’il est aujourd’hui plus difficile d’exercer leur métier sous le gouvernement d’Aung San Suu Kyi que sous le gouvernement de transition de U Thein Sein. Comment aller plus loin sur le chemin de la démocratie si le contrôle sur la presse s’accroît ?

On ne peut pas dire que le contrôle sur la presse ait augmenté. Les journalistes sont libres dans ce qu’ils écrivent, peuvent s’exprimer, mais ils doivent aussi être prudents. Il existe des zones grises dans lesquelles ils ne devraient pas s’aventurer. Les journalistes doivent être certains de ce qu’ils avancent avant de pénétrer dans ces zones grises. Mis à part cela, à aucun moment le gouvernement n’impose aux journalistes ce qu’ils doivent faire ou non.

La presse doit faire preuve de prudence avant d’accuser une personne : des preuves doivent être fournies. S’il est démontré qu’un homme politique est corrompu, il y aura bien sûr des sanctions. Mais vous ne pouvez pas incriminer qui que ce soit à la légère. Il est important de développer le sens des responsabilités des journalistes.

Regardez, par exemple, en France. Vous avez le mouvement des gilets jaunes. Bien sûr, les gens ont le droit de s’exprimer. Mais d’un autre côté, ils ne possèdent pas le droit de s’en prendre à ceux qui pensent différemment ou de provoquer des dommages. Même ici, au sein du quartier de l’ambassade, des missions diplomatiques ont été brûlées. C’est réellement regrettable. Nous peinons à comprendre : que veulent les gilets jaunes ? D’ailleurs, ce n’est pas seulement eux : ils ont été infiltrés par des éléments extérieurs afin de salir leur réputation. Lorsque vous lancez un mouvement, vous devez vous mettre à la place de tous les points de vue, toutes les sensibilités. Vous devez vous montrer prudents et responsables.

[Commentaire de la rédaction : selon Reporters sans Frontières, la Birmanie se positionne en 2019 138e pays sur 180 au sein du classement mondial de la liberté de la presse, perdant sept places en deux ans. Reporters sans Frontières estime que sur les sept indicateurs pris en compte, « environnement et autocensure », « transparence » et « indépendance des médias » constituent les plus préoccupants pour l’avenir.]

Depuis que le gouvernement Aung San Suu Kyi est au pouvoir, quelles ont été les percées majeures dans le champ social et économique ?

L’une des réalisations principales est le Myanmar Sustainable Development Plan pour les décennies à venir 3. Nous avions déjà ce genre de stratégie de développement durable par le passé, mais chaque ministère possédait la sienne, sans réelle politique de coordination. Désormais, pour la première fois de notre histoire récente, nous avons une stratégie complète, qui articule l’action des différents ministères.

Montgolfière à l’effigie d’Aung San Suu Kyi, lors du festival des ballons de Taunggyi, en novembre 2016.

Certains observateurs ont regretté la lenteur et le manque de vision du gouvernement Aung San Suu Kyi. Quelle est sa réponse à ces critiques ?

Les responsables politiques des précédents gouvernements étaient en fonction depuis longtemps : une bonne partie du cabinet Thein Sein était déjà là sous le Général Than Shwe. Ils étaient donc familiers de tous les dossiers.

Lorsque le gouvernement Aung San Suu Kyi est arrivé au pouvoir, de nouvelles personnalités ont pris les rênes. Il a donc fallu du temps pour réorganiser la gouvernance, identifier les problèmes et y apporter des solutions. Cela a été d’autant plus lent que nous essayons à chaque fois de formuler des stratégies durables. Les gouvernements précédents allaient peut-être plus vite, mais leur action ne s’inscrivait pas dans un cadre global et durable. Aujourd’hui, nous essayons de promouvoir des politiques de long terme et responsables. Cela peut donc prendre du temps, cela peut être lent, mais nous sommes sur le bon chemin. Une fois que nous aurons pris de la vitesse, notre stratégie sera même plus efficace que les précédentes.

Depuis la crise bengali/rohingya de 2017, de nombreux investisseurs sont réticents à s’engager en Birmanie, sauf la Chine, qui a saisi cette opportunité pour relancer sa Belt and Road Initiative dans le pays. Certains projets sont critiqués comme étant des « pièges à dette » et pour leur opacité. La Birmanie est de plus en plus dépendante de la Chine. N’est-ce pas un risque pour l’économie, et même la souveraineté du pays ?

En effet vous ne pouvez pas placer tous vos œufs dans le même panier. Dépendre d’un seul et unique partenaire n’est pas une bonne chose. La Chine est le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Birmanie. Bien sûr, nous obtenons des investissements, mais il faut aussi garder à l’esprit les intérêts de long terme, d’un point de vue économique comme politique.

Mais le gouvernement birman n’est-il pas précisément en train de mettre tous ses œufs dans le même panier ? La Chine est pour ainsi dire le seul partenaire de la Birmanie. Elle mène des projets hydroélectriques, urbains, ferroviaires et portuaires dans le pays. En comparaison, le Japon, l’Inde et la Thaïlande sont très en retrait.

C’est vrai. Bien sûr, nous nous engageons avec la Chine, mais nous n’oublions pas nos autres alliés. Par exemple, c’est le Japon qui mène le projet du port en eaux profondes de Thilawa 4.

Quant au port de Kyaukphyu, c’est en effet un projet chinois, mais il a beaucoup évolué ces derniers mois. Originellement, c’était un projet qui coûtait neuf milliards de dollars, mais nous avons négocié pour le redimensionner et en réduire le prix 5, afin d’éviter de tomber dans le piège de la dette. Nous avons ainsi réduit le risque de dépendance.

Ce port en eaux profondes a toujours fait l’unanimité : ce n’est pas seulement un projet du Général Than Shwe, ou de U Thein Sein, ou de la NLD. Néanmoins, les gouvernements successifs ont défendu des philosophies différentes quant à sa mise en oeuvre et sa promotion.

Quel degré d’implication chinoise acceptons-nous ? Pour l’heure, j’estime que le gouvernement actuel gère ce projet et la participation chinoise de manière responsable. Lorsque le gouvernement Aung San Suu Kyi est arrivé au pouvoir, il a examiné tous les projets en cours et toutes les promesses du cabinet Thein Sein. Il ne s’est posé qu’une seule question : est-ce que ce projet va profiter au peuple birman ? Si oui, il peut aller de l’avant ; sinon, il doit être modifié.

Bien sûr, tout projet ne doit pas seulement bénéficier au peuple : ceux qui ont consenti les investissements doivent aussi en retirer des fruits, et l’opération doit être gagnant-gagnant. Finalement, les réalisations demeureront en Birmanie, et elles doivent profiter à notre population. C’est comme cela que l’on voit l’ensemble des projets ; et pas seulement ceux menés par un partenaire en particulier.

À propos des bénéfices pour les Birmans, le projet du barrage de Myitsone, mené par des compagnies chinoises, a démarré en 2006 mais a dû faire face à une intense opposition populaire. En effet, il entraverait le cours de la principale artère fluviale du pays, tandis que 90 % de l’électricité produite serait redirigée vers la Chine. En 2011, le président U Thein Sein a suspendu le projet jusqu’à la fin de son mandat. Depuis que le gouvernement Aung San Suu Kyi a hérité du dossier, sa position est des plus ambiguës [Il a notamment commandé deux rapports sur Myitsone, qui n’ont jamais été rendus publics, ndlr]. Récemment, Aung San Suu Kyi a suscité l’inquiétude lorsqu’elle a déclaré que l’opinion birmane devait rester « ouverte d’esprit » quant au projet. Au cours des derniers mois, la Chine a fait pression sur le gouvernement et la société civile pour le relancer. Étant donnée la position fragile de la Birmanie sur la scène internationale et l’influence croissante de la Chine, dans quelle mesure Daw Aung San Suu Kyi peut-elle décider d’annuler définitivement le projet ?

Le barrage de Myitsone a été initié sous le régime du Général Than Shwe et suspendu par U Thein Sein. Très personnellement, j’estime que cette décision était sage… mais pas tant que cela. Si vous avez l’intention de réviser un tel projet d’infrastructure avec votre voisin, vous vous devez de présenter une solution complète et de prendre une décision ferme. Si vous décidez d’annuler la totalité du projet, vous vous devez de proposer des alternatives : par exemple, d’autres sites hydroélectriques présentant les mêmes caractéristiques. Si vous ne faites que suspendre le projet, vous ne faites que générer des difficultés pour le gouvernement suivant.
Les compagnies chinoises qui mènent le projet ne le font pas avec leurs propres fonds : elles empruntent auprès de banques chinoises. Les taux d’intérêt sont très élevés et représentent une véritable charge pour ces entreprises, que le projet soit en cours ou non. Depuis que Myitsone est suspendu, les investisseurs chinois doivent rembourser leurs emprunts tous les mois, ce qui représente des montants énormes… ils en souffrent [sic]. Cela relève de la responsabilité du gouvernement birman, que ce soit la NLD ou qui que ce soit d’autre, de gérer le legs du gouvernement précédent et de résoudre le problème.

Depuis de nombreuses années, la NLD promeut une Birmanie fédérale et multi-ethnique, où l’ethnie majoritaire bamar et les minorités vivraient en harmonie. Or, depuis 2016, les dirigeants de la NLD ont soutenu des initiatives controversées dans les États ethniques du pays : ils ont insisté pour baptiser un pont dans l’État Mon du nom du Général Aung San, le père – bamar – de l’indépendance birmane ; ils ont récemment érigé des statues de lui dans les États Kachin et Kayah. À chaque fois, ces initiatives ont exaspéré les populations locales et ont renforcé l’image de la NLD comme un parti bamar, et non de tous les Birmans. Ces initiatives ne sont-elles pas contradictoires avec l’idéal d’une multi-ethnicité harmonieuse ?

Les gouvernements régionaux ont une large autonomie : ils sont libres de mener leur propre politique et de gérer leurs propres ressources. Mais depuis deux ou trois ans, je remarque qu’ils ont aussi pu prendre des initiatives malheureuses, sans en informer Nay Pyi Taw [la capitale fédérale, ndlr]. Il nous faut encore améliorer la communication et la coordination entre instances centrales et régionales.
Au sujet des projets que vous mentionnez : il ne s’agissait pas d’instructions du leadership de la NLD mais d’initiatives individuelles de personnalités politiques locales. Après les avoir lancées, ils ont refusé de reculer.

La pagode Sule, au coeur de Yangon, la capitale économique du pays.

Dans le cas du pont de Chaungzon (État Mon), le projet est en effet parti du gouvernement régional, mais, face à l’opposition, ce dernier a renoncé. C’est à ce moment que le Parlement fédéral – dominé par la NLD – s’est emparé du sujet, a cassé la décision des instances régionales et a imposé le nom d’Aung San. Cela ne révèle-t-il pas le rôle décisif de la capitale Nay Pyi Taw et du Parlement ?

Peut-être bien qu’à Nay Pyi Taw, quelques députés affiliés à la NLD ont soutenu le projet, mais je connais très bien le dossier, et je peux vous affirmer que le leadership du parti n’y est pas impliqué. Nous sommes bien conscients que ces épisodes ont créé des difficultés avec les administrés, que cela a localement affecté la confiance. Mais ce ne sont que des initiatives malheureuses d’hommes politiques isolés. Bien sûr, ces derniers doivent rendre des comptes au gouvernement central, mais lorsqu’ils ont lancé leur projet, en ont-ils informé Nay Pyi Taw ? Non, je ne pense pas : ils ont mené leur projet comme ils l’entendaient.

À la suite de la crise bengali/rohingya de septembre 2017, au cours de laquelle 750 000 personnes ont été contraintes de se réfugier au Bangladesh, un accord de rapatriement a été signé avec Dacca en novembre de la même année. Or aucun retour dans leur État d’Arakan n’a encore eu lieu dans le cadre de ce protocole : les réfugiés s’inquiètent pour leur sécurité une fois de retour, tandis qu’une large part de la population birmane semble peu encline à les accueillir. Peut-on réellement parler de rapatriement sans apporter de changement significatif au système légal qui encadre cette population – refus de citoyenneté, apartheid institutionnalisé ?

Si vous questionnez les Birmans à propos de ce qui se déroule dans l’État d’Arakan, vous verrez qu’ils n’en savent pas grand-chose. Au sein même de ma propre famille, ils sont peu conscients de ce qui se déroule là-bas. Je ne suis donc pas certain que l’on puisse supposer que les Birmans s’opposent au retour des réfugiés.

Vous affirmez que les personnes dans les camps au Bangladesh redoutent de retourner en Birmanie. Cela est peut-être vrai pour certains d’entre eux, mais pas pour la majorité. Ils parlent de retrouver leurs terres, leurs activités. Je ne pense pas qu’ils se préoccupent uniquement de la citoyenneté. Ils désirent juste rentrer.

La vraie question est de savoir qui les en empêche. Il s’agit d’une question sensible. Par exemple, en novembre 2018, le Bangladesh a accepté de rapatrier un premier groupe de personnes. De notre côté, nous les attendions, tout était prêt. Mais à la dernière minute, l’opération a été annulée car des acteurs tiers (activistes, agences onusiennes) ont fait pression pour ne pas les renvoyer, sous prétexte que la situation en Arakan n’était pas favorable à un retour en toute sécurité.

[Commentaire de la rédaction : à plusieurs reprises au cours de l’année 2018, les Nations Unies se sont prononcées contre un retour des réfugiés en Birmanie, estimant que leur vie y était toujours menacée.]

Selon vous le contexte était propice à un retour ?

Mais comment savoir si le contexte est propice ? Difficile à estimer. Il faut d’abord renvoyer un premier groupe, observer la manière dont ils sont reçus et traités, et en tirer ensuite des conclusions. En vous rendant sur place, vous verrez que les camps de transit sont installés, que toutes les infrastructures sont prêtes à les accueillir. Certains sont même rentrés d’eux-mêmes, sans utiliser le système officiel de rapatriement, et ils reçoivent une assistance substantielle.

Les membres de la communauté internationale ne font pas tous preuve de la même honnêteté. Dans son rapport en 88 points d’août 2017, Kofi Annan n’utilise ni le terme « rohingya » – utilisé par les membres de cette communauté pour s’affirmer comme groupe ethnique à part entière, autochtone à la Birmanie – ni celui de « bengali » – utilisé par les autorités birmanes et qui les renvoie à leur statut de migrants bangladais. Il savait que cette précaution était déjà une première solution au problème. Avec le Bangladesh, nous avons le même gentleman agreement : nous n’utilisons pas officiellement le mot « Bengali », ils n’utilisent pas celui de « Rohingya ». En revanche, dans tous les autres pays, diplomates et responsables politiques emploient le terme de « Rohingya ».

Mais il ne faut pas oublier l’Histoire. En 1942-1945, plus de 100 villages arakanais ont été rasés par ces gens, qu’on les appelle Bengali ou Rohingya. De nombreux Arakanais ont trouvé refuge au Bangladesh, et certains s’y trouvent encore… Tout cela à cause de ce nettoyage ethnique, ou quelle que soit la manière dont ce serait appelé aujourd’hui [sic]. Tout cela s’est réellement produit. Ces personnes qui se posent aujourd’hui en victimes sont les mêmes qui ont attaqué plus de 100 villages arakanais. Quelles sont les preuves ? Aujourd’hui encore, dans les villages bengali/rohingya, en creusant des puits, on trouve parfois des statues de Bouddha.

Personne ne mentionne non plus le demi-million de Bangladais qui se sont réfugiés en Arakan lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh, en 1971. Personne n’a tenu compte de ce flot migratoire. Lorsque la Birmanie a demandé à ces populations de rentrer au Bangladesh en 1978, Dacca a porté l’affaire devant les Nations Unies.

Lorsqu’ils rencontrent les réfugiés, de nombreux hommes politiques, experts et historiens bangladais sont frappés de voir qu’ils partagent la même culture, et que les Bengali/Rohingya sont clairement originaires du Bangladesh.

[Commentaire de la rédaction : le coeur de la controverse touche à l’appartenance historique et culturelle des Bengali/Rohingya. Ces derniers revendiquent une installation très ancienne sur le territoire birman, une identité distincte de leurs voisins bangladais, et une appartenance à la communauté nationale birmane – avec les droits politiques que cela implique. À l’inverse, les autorités et une large partie de l’opinion publique les considèrent comme des migrants bangladais d’installation récente : ils ne sont donc pas autochtones, et ne peuvent donc prétendre aux mêmes droits que les autres groupes ethniques.]

Pour revenir à l’histoire plus récente, il semble établi que le système répressif et coercitif à l’encontre des Bengali/Rohingya reste fort en Birmanie, et qu’il n’existe aucune garantie quant à leur sécurité sur place. Dans un tel contexte, comment peut-on envisager un quelconque retour à court terme ?

Vous mentionnez un système coercitif à leur égard en Birmanie. Cependant, il n’y a pas de politique du gouvernement en ce sens.

De plus, de quelle garantie parlez-vous ? Vous mentionniez la citoyenneté. Mes propres enfants ont eux-mêmes des difficultés à obtenir leur carte d’identité auprès de l’administration. De ce point de vue, il subsiste de nombreux problèmes. C’est un point qu’il nous faut améliorer, pour tout le monde.

En ce qui concerne la sécurité, c’est un sujet délicat. Si un premier groupe est renvoyé et qu’il est clairement établi qu’ils endurent une situation terrible [sic] sur le terrain, alors nous admettrons que les conditions ne sont pas favorables à un rapatriement. Mais pour l’instant, personne n’est revenu, donc comment peut-on savoir ?

Et enfin, l’un des problèmes importants est que personne n’agit contre ces acteurs associatifs et institutionnels qui essaient de dissuader [les réfugiés] de rentrer en Birmanie.

[Commentaire de la rédaction : au cours des dernières années, et surtout depuis les pogroms de 2012, des acteurs associatifs et institutionnels ont dénoncé un système coercitif d’apartheid à l’encontre des populations « rohingya ».]

Sources
  1. Voir ici la brève que le Grand continent a consacré à ce sujet en mars.
  2. Le gouvernement civil élu doit ménager la Tatmadaw s’il veut obtenir des concessions en vue d’un cessez-le-feu.
  3. Voté en 2018, et qui s’étend jusqu’en 2030
  4. Près de Rangoun, la capitale économique du pays.
  5. À trois milliards de dollars, en août 2018