Nay Pyi Taw. Du 3 au 10 juin 2019, Aung San Suu Kyi était en visite officielle en Europe, sa première depuis la vague de violence contre les « Rohingya » musulmans de l’Arakan à l’automne 2017, qui a fait plus de 6000 morts, et poussé plus de 750 000 réfugiés au Bangladesh voisin. Le silence de la conseillère d’Etat à cette occasion lui a valu de nombreuses critiques occidentales.1

Le programme de sa visite diplomatique a fait froncer quelques sourcils : Aung San Suu Kyi s’est en effet cantonnée à la République Tchèque d’Andrej Babiš et à la Hongrie de Viktor Orban, deux dirigeants populistes, anti-immigration et islamophobes, piliers du groupe de Visegrad. Cette tournée vient-elle entériner le repli xénophobe de la Birmanie, son ancrage dans le camp des démocraties illibérales ? C’est une lecture possible, mais que nous proposons de complexifier.

À l’université Charles de Prague, Aung San Suu Kyi a prononcé un discours sur les défis de la transition démocratique, dressant un parallèle entre les parcours de la République Tchèque et de la Birmanie en la matière, et rendant un hommage appuyé à son vieil ami Václav Havel : un moyen de renouer avec son ancien statut d’icône de la démocratie.

Les médias occidentaux ont résumé cette brève tournée à une phrase polémique : Orban et Aung San Suu Kyi auraient d’une même voix «  souligné le fait que l’un des défis majeurs pour leurs deux pays et leur région respective – Asie du Sud-Est et Europe – est la question migratoire. Ils ont relevé que les deux régions ont vu émerger la question de la coexistence avec des populations musulmanes en croissance continue ». Quel poids accorder à cette citation ? Elle n’émane ni d’une interview d’Aung San Suu Kyi, ni d’une déclaration commune des deux dirigeants, mais d’un communiqué unilatéral de la présidence hongroise. De son côté, le ministère birman des affaires étrangères liste de nombreux sujets de discussion (investissements en Birmanie, aide au développement, ouverture d’ambassades dans les deux pays, ainsi que « l’aide constructive de la Hongrie au processus de réconciliation nationale et à la question arakanaise »), parmi lesquels ni la question des migrations, ni celle de la population musulmane ne sont explicitement évoquées, et encore moins en des termes aussi abrupts.

En d’autres termes, si l’on ne peut exclure que des propos fermes vis-à-vis de l’Islam aient effectivement été tenus, on peut également imaginer qu’Aung San Suu Kyi ait été prise au piège de l’agenda politique de Mr Orban, pressé de dessiner une internationale islamophobe. Au-delà de cette phrase et de son exégèse, la visite d’Aung San Suu Kyi doit être lue à la lumière de la situation politique domestique et internationale de la Birmanie.

Tout d’abord, le choix de se rendre à Prague et à Budapest nous semble autant contraint que véritablement assumé : les critiques occidentales lors de la crise « rohingya » ont marginalisé Aung San Suu Kyi sur la scène internationale, à tel point qu’elle n’a plus guère le choix de ses interlocuteurs. Elle en est donc réduite à traiter avec les éléments les plus extrêmes de l’Union. Cette dynamique néfaste illustre les limites de la diplomatie occidentale, qui n’a pas trouvé les voies de dialogue adéquates avec la Birmanie, et l’a poussée dans les bras de régimes illibéraux.

Certes, Aung San Suu Kyi fait preuve d’ambiguïté sur la question de l’Islam, tant dans ses actions que dans ses paroles. Cependant, c’est avant tout l’expression d’un équilibre politique délicat. D’un côté, dans le cadre de son opposition à l’Armée, elle mène un combat volontariste – et tout aussi politique – contre les nationalistes bouddhistes, qui en constituent le bras armé moral. En juillet 2016, le gouvernement a fait ainsi interdire l’association ultra-nationaliste Ma Ba Tha ; en mars 2017, le moine U Wirathu – figure de cette organisation – a été condamné à une interdiction de prêche d’un an ; en mai 2019, le gouvernement régional de Yangon émet un mandat d’arrêt contre lui pour propos séditieux2. De l’autre côté, le discours nationaliste est tellement prégnant au sein de la société birmane qu’elle ne peut le remettre fondamentalement en question. Elle est même obligée de jouer le jeu dangereux d’un nationalisme à la fois pragmatique et de compromis si elle veut éviter que les conservateurs (et l’Armée) ne l’utilisent pour revenir au pouvoir lors des élections de 2020. Le déplacement de la conseillère d’Etat en République Tchèque et en Hongrie peut donc être lu selon le prisme de cet équilibre délicat : couper l’herbe sous le pied de certains de ses détracteurs birmans qui l’accusent d’être pro-musulmane, tout en tenant sur place un discours modéré et policé pour rassurer les pays occidentaux… un équilibre fragile qui a été brisé par le communiqué du gouvernement Orban.

Enfin, cette visite s’inscrit dans une phase de vulnérabilité de la Birmanie sur le plan économique : depuis la « crise rohingya », l’Union fait peser la menace de sanctions commerciales sévères, dont le retrait du système communautaire des préférences généralisées (Generalized Scheme Preferences, GSP), qui permet depuis 2013 à la Birmanie d’exporter ses produits vers l’Europe sans frais de douane. Si une telle initiative venait à se concrétiser, elle porterait un rude coup à l’industrie textile locale, dépendante à 60 % du marché européen, et qui représente 520 000 emplois directs dans le pays3. Alors que la campagne en vue des élections de novembre 2020 est déjà lancée, et alors que la Chine joue à plein de l’isolement de la Birmanie pour y imposer les projets de sa Belt and Road Initiative, la visite d’Aung San Suu Kyi à Prague et à Budapest vise donc à sécuriser des soutiens politiques stratégiques au sein des instances européennes.

Perspectives :

  • Cette visite d’Aung San Suu Kyi démontre avant tout son isolement sur la scène internationale, et la polémique qui l’entoure révèle les risques que cela induit. Cela doit inciter les instances européennes à renouer le dialogue avec Nay Pyi Taw.
  • En vue des élections de 2020, Aung San Suu Kyi n’a guère d’autre choix que d’adopter un « nationalisme modéré » pour reprendre à l’Armée le monopole de la question et une part significative de l’électorat. Un pari délicat, sans garantie sur la scène domestique, et aux effets potentiellement désastreux auprès de la communauté internationale.
Sources
  1. MICHALON Martin, Comment (vraiment) comprendre la crise ‘’rohingya’‘, Diploweb, 4 février 2018.
  2. PHYO TWA Kyaw, Firebrand Monk’s Arrest Warrant Is Beginning of the End for Buddhist Nationalists, The Irrawaddy, 5 juin 2019
  3. CHAU Thompson, EU says trade privileges depend on Annan report, Myanmar Times, 8 avril 2019.