Moscou. En décembre 2018, Vladimir Poutine, pour justifier l’arrestation du défenseur des droits de l’Homme Lev Ponomarev, avait indiqué qu’il était nécessaire de prendre des mesures fermes afin d’éviter une situation semblable à celle de Paris, « où les pavés sont arrachés, des feux allumés, entraînant le pays dans un état d’urgence ».1 Plus récemment, le pouvoir russe a de nouveau fait références aux gilets jaunes en réponse aux « profondes préoccupations » émises par la diplomatie française dans un communiqué officiel après les arrestations et détentions d’opposants pacifiques lors de manifestations à Moscou. En effet, le ministère des Affaires étrangères russe a appelé via Twitter la France à « ne pas lui donner de leçon » en publiant une série de vidéo montrant des scènes de violences opposant la police à des gilets jaunes dans les rues de Paris.2 Quelles sont les conséquences de ce « whataboutisme » et comment le combattre ?

Il est nécessaire de préciser la cause des manifestations ayant eu lieu dans la capitale russe : plusieurs opposants à Vladimir Poutine ont été interdits de participer aux élections locales malgré le fait qu’ils soient parvenus à rassembler le nombre de signatures nécessaires pour être sur les listes électorales. Les candidats interdits de participer ont été par la suite tous arrêtés et détenus pour des périodes allant de dix à trente jours, après qu’ils ont appelé à manifester. En outre, l’opposant le plus célèbre au régime de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, a été transféré de sa cellule à un hôpital pour une « allergie » étrange, dont la cause est encore inconnue. Les manifestations de Moscou sont difficilement comparables à celles ayant eu lieu en France lors du mouvement des gilets jaunes ; les opposants russes sont cantonnés à se « balader » dans un périmètre très réduit, sécurisé par des centaines de « cosmonautes », le surnom des forces anti-émeutes russe. Les opposants russes prennent garde à ne pas heurter les forces de l’ordre ; l’acte le plus « violent » recensé lors de la manifestation du 27 juillet est le jet d’une poubelle en direction d’un policier.3 Le comité d’enquête de Moscou a néanmoins ouvert une affaire pénale pour sanctionner « l’organisation de désordres de masse » contre neuf individus qui risquent jusqu’à 15 ans de colonie pénitentiaire.

Il ne s’agit pas de minimiser les violences policières en France. En revanche, cette contextualisation des protestations en Russie permet de saisir les raisons pour lesquelles il est erroné de mettre sur un plan similaire les deux pays. La Russie est structurellement et institutionnellement façonnée pour censurer et réprimer les citoyens critiquant le régime. Les violences policières en France sont des fautes graves commises dans une république qui a été établie pour protéger les citoyens, leurs droits, leurs libertés et défendre la démocratie.

Les tweets et vidéos diffusés par le ministère des Affaires étrangères russe qui mettent en parallèle les violences policières en France et les manifestations en Russie font partie d’un discours largement répandu dans les médias russes. Ces derniers se sont ainsi tournés vers la France et les manifestations des gilets jaunes pour relativiser l’arrestation de plus de 1 000 individus lors des manifestations qui ont eu lieu à Moscou le 27 juillet et le 4 août. Un député de la Douma, Anton Morozov, a également rappelé « les onze décès durant les manifestations des gilets jaunes » pour souligner que la police russe, elle, avait agi de « manière bien plus modérée ».4 La dénonciation dans les médias occidentaux de la répression en Russie a ainsi été pointée du doigt comme une « ingérence étrangère » par les médias russes, visant à « créer une révolution de couleur » en exacerbant les tensions.5

Le discours russe, dénonçant le « double standard » des autorités françaises, prompt à accuser la Russie mais usant de la force contre les gilets jaunes, a reçu un large écho sur les réseaux sociaux. Il a été déployé par la chaîne RT en France et par de très nombreux utilisateurs en réponse à des articles de quotidiens français relayant les événements ayant eu lieu à Moscou.6

Plusieurs leçons peuvent être tirées quant à la réponse de la Russie face aux « préoccupations » émises par la diplomatie française.

Premièrement, la « Twitter diplomacy » a de nouveau montré sa force lorsque opposée à une communication officielle.7 Les vidéos partagées par le compte du ministère russe atteignent davantage les utilisateurs qu’un communiqué rédigé dans un langage diplomatique. Cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement français doit également avoir recourt à ce genre de communication. En revanche, le communiqué partagé sur le site du ministère des Affaires étrangères ne contextualise pas les arrestations des manifestants. Ainsi, le public français, peu au fait de la politique russe, qui ne connait pas les raisons qui ont poussé les manifestants russes dans la rue ni la façon dont se déroulent les manifestations en Russie peut aisément dresser un parallèle avec la situation en France. Les tweets du ministère russe en réponse à la diplomatie française le pousseront à faire cette comparaison, qui est peu à l’avantage de la France si l’on s’en tient uniquement aux vidéos.

Deuxièmement, les médias russes sont parvenus à façonner les termes du débat. Les utilisateurs français ont débattu de la possibilité de comparer les violences par les forces de l’ordre françaises à celles des « cosmonautes » moscovites. Il n’était plus alors question de l’interdiction des opposants au régime de Vladimir Poutine à participer à des élections. Les médias russes ont participé à la simplification du débat et à la polarisation des utilisateurs : ceux-ci finissaient par justifier les violences policières françaises, en rejetant la mise en parallèle avec la Russie, ou bien, à relativiser le nombre des arrestations à Moscou par « whataboutisme ».

Troisièmement, cette division de l’opinion publique et le renforcement des opinions préexistantes est souvent dénoncée comme étant la cause de « fake news », des mystérieuses « troll farms » et autres tentatives de désinformation. Dans ce cas précis, la Russie est parvenue à détourner l’attention sans user de procédés cachés. Il est nécessaire de prêter également attention à ce genre de scénario qui participe à la division de la société française. Il s’agit ainsi pour la France, lorsque confrontée à ces réponses de Moscou, de recentrer le problème en faisant preuve de pédagogie vis-à-vis des utilisateurs.

Perspectives :

  • Les élections municipales à Moscou auront lieu le 8 Septembre.