Paris. L’Assemblée nationale a adopté en première lecture la loi Avia, « visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet ».1 Le texte consiste à renforcer la responsabilité des plateformes vis-à-vis du contenu publié sur Internet. La loi, si elle est définitivement adoptée après le vote du passage au Sénat, permettra aux utilisateurs de signaler les contenus « manifestement illégaux » présent sur les plateformes en ligne ; réseaux sociaux (YouTube, Facebook, Twitter…) et moteurs de recherches tels que Google. Un seuil de taille, prenant en compte des facteurs tels que le nombre d’utilisateurs ou nombres de connexions, sera fixé pour délimiter quelles plateformes précises devront respecter la loi. Les messages incitant à la haine, à la discrimination de personnes en fonction de leur genre, sexe, handicap, nationalité, ethnie ou religion, faisant l’apologie du terrorisme, portant atteinte à la dignité humaine ainsi que les contenus pédopornographiques sont notamment visés par la loi. Les services en ligne seront tenus de supprimer les contenus signalés par les internautes sous 24h. En cas de non-respect du délai, les plateformes s’exposeront à des poursuites judiciaires, avec à la clé une sanction pouvant aller jusqu’à 1,25 million d’euros.

Des critiques se sont rapidement fait entendre pour dénoncer le texte. De nombreuses organisations ont dénoncé la délégation du contrôle des informations présents sur Internet à des acteurs privés ou encore l’absence de sanctions prévues en cas de censures abusives par les plateformes (ce qui risque d’entrainer un retrait automatique du contenu signalé par les utilisateurs par les plateformes tenant à éviter des sanctions).2 En outre, la définition de contenus « manifestement illégaux » reste vague et risque de pousser les plateformes à censurer d’autant plus les contenus dénoncés.

La loi votée s’inscrit dans une perspective rarement prise en compte ; l’adoption par la France de l’approche russe vis-à-vis de la gouvernance de l’Internet. Il ne s’agit pas ici de dire que la censure en France est semblable à celle sous le régime de Vladimir Poutine. En revanche, les mesures législatives adoptées par la France trouvent leurs pendants en Russie. La volonté de légiférer sur les contenus publiés en ligne marque l’adoption d’une perspective similaire à celle du Kremlin par la France.

Les gouvernements occidentaux étaient auparavant davantage préoccupés par la sécurisation des infrastructures dites critiques en matière de cyber-sécurité.3 La sécurisation des infrastructures entraine la mise en place de mesures qui a peu d’incidence sur les utilisateurs. À l’opposé de l’approche occidentale, le gouvernement russe, depuis les manifestations anti-gouvernementales de 2011, les printemps arabes et la révolution de Maidan en Ukraine renforce son contrôle sur les informations publiés sur les plateformes Internet. Pour cela, le Kremlin a défini Internet dans son discours sécuritaire comme posant un risque à la cohésion sociale, à la sécurité publique, aux institutions et entrainant des comportements immoraux et extrémistes. En adoptant des lois régissant les contenus publiés, afin de renforcer la sécurité des utilisateurs, les pays européens, et plus particulièrement la France, qui est le pays européen ayant adopté le plus grand nombre de législations dans ce sens, a adopté le narratif sécuritaire du Kremlin. La transition du gouvernement français depuis une sécurisation des infrastructures vers une sécurisation du contenu, comme démontré par l’adoption de la loi contre la désinformation en novembre 2018 et la loi Avia, a de nombreuses implications.

D’une part, les régulations mises en place à un niveau nationales entraine la centralisation et judiciarisation croissante de l’Internet, comme l’a remarqué la Quadrature du Net, une association de protection des droits et libertés des internautes. Le contenu disponible pour un internaute situé aux États-Unis et en France sera différent, comme l’a fait remarquer plus tôt ce mois-ci Jonathan Turley, professeur à l’université George Washington.4 Le renforcement de la souveraineté des états sur leur cyberespace amène à une fragmentation croissante de l’Internet. La sécurisation du Kremlin de « son » cyberespace et la volonté de créer un Internet souverain en Russie trouve un écho, dans une certaine mesure, dans les lois imposées par la France sur le territoire national.

D’autre part, la Russie s’inspire des lois adoptées par le gouvernement français pour réguler le contenu disponible sur Internet et légitime la censure des citoyens russe en se référant à la France. C’est ainsi que quelques semaines seulement après que la France a adopté la loi visant à lutter contre la désinformation, deux parlementaires de la Douma, le parlement russe, ont déposé un projet de loi visant à défendre la Russie contre les fake news. Les dirigeants russes, tels que Vladimir Poutine lors de l’émission « Ligne Directe » qui met en scène le président russe répondant aux questions des téléspectateur ou encore Sergeï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, se réfèrent très fréquemment aux lois adoptées en France et en Allemagne pour justifier l’approche du Kremlin en matière de gouvernance de l’Internet.5 Ainsi, la France sert de caution au Kremlin pour la censure croissante de la population russe.

Enfin, les plateformes internet qui seront soumises à la loi Avia auront des difficultés croissantes pour refuser de respecter la législation russe. Des plateformes telles que Google qui sont visés par des sanctions du Kremlin pour ne pas avoir bloqué l’accès aux sites placés sur « listes noires » par Roskomnadzor, le Service fédéral de supervision des communications, se verront forcées de se conformer aux lois russes puisqu’elles respectent la législation française.6

Une nouvelle fois, il ne s’agit pas ici de suggérer que la France met en place une censure similaire à celle en vigueur en Russie. En revanche, les convergences croissantes dans l’approche adoptée en matière de gouvernance de l’internet, démontrés par la volonté de légiférer sur le contenu publié et dans les discours sécuritaires, ont de nombreuses implications qu’il est nécessaire de prendre en compte, étant donné l’écho que reçoivent les lois françaises dans ce domaine en Russie.7