Bruxelles. « Est-ce que le parrainage par une compagnie de tabac de Politico Europe, sans doute le journal politique le plus influent et le plus important en Europe, est un problème pour vous ? ».1

Cette question assez anodine, que j’ai posée dans un sondage sur Twitter il y a quelques jours, était basée sur la récente publication par Politico Europe d’un article sur le tabagisme électronique parrainé par British American Tobacco et sur la sponsorisation par la même société de l’édition du 26 juin de la newsletter Playbook, très lue dans la bulle bruxelloise2. La question était suffisante pour susciter un sain débat sur les limites d’un modèle publicitaire commun soutenant le journalisme de qualité aujourd’hui. Sur les 749 répondants qui ont participé à l’enquête, 74 % d’entre eux trouvent cette pratique problématique. C’est un nombre important, surtout si vous considérez que cet échantillon de l’enquête est assez représentatif des lecteurs de Politico, car la plupart des abonnés ayant répondu sont actifs dans la « bulle de Bruxelles ».

Ainsi, à en juger par les interventions de l’enquête, les principaux « problèmes » que les lecteurs de Politico semblent avoir vis-à-vis de la publicité par l’industrie du tabac peuvent être décomposés en :

1. Argument moral

2. Argumentation juridique

3. Indépendance des médias

En premier lieu, l’argument moral contre la publicité pour le tabac dans le contenu de Politico est généralement le « tabac tue ». Pourtant, dans la mesure où le tabac et les produits liés au tabac sont autorisés sur le marché, leurs fabricants ont le droit, comme tout autre, de jouer un rôle, notamment en défendant leurs produits. L’article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS (Secrétariat de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac) et ses lignes directrices établissant un « conflit irréconciliable entre l’industrie du tabac et les décideurs » sont toutefois limitées dans leur portée : ils visent à « protéger au maximum la formulation et la mise en œuvre des politiques de santé publique en matière de lutte antitabac auprès de l’industrie du tabac ».3 Toutefois, Politico n’est pas un décideur politique : pour cela, cette disposition ne s’applique pas.

En ce qui concerne l’argumentation juridique, il est possible de constater que l’Union, suivie de l’OMS, a été la première à imposer d’importantes restrictions à la publicité pour le tabac (directive sur la publicité des produits du tabac , directive sur les produits tabacs, et encore  la directive Services de médias audiovisuels). L’article 20 (5) b) de la directive sur les produits du tabac a également rendu ces restrictions applicables aux produits autres que la nicotine, tels que les cigarettes électroniques4. Cela a donné à l’ouverture d’une enquete par les autorites belges à l’encontre de Politico Europe.

Troisièmement, il y a un souci d’indépendance des médias : la publicité affecte-t-elle l’indépendance journalistique ? Les annonceurs de Politico ne sont pas seulement des acteurs du secteur privé, mais également des partis politiques européens, tels que le PPE. Pour assurer son indépendance, Politico fournit une taxonomie des contributions financières aux contenus. Conformément à la politique de publicité de Politico, un contenu « Presented by » garantit l’indépendance via un système de « muraille de Chine » entre journalistes et annonceurs. A la place, « Sponsored by » – qui n’est pas « un éditorial de Politico » écrit par des journalistes – échappe à tout critère d’indépendance.5 Pourtant : un tel contenu est mis en page et présenté comme n’importe quel autre contenu Politico conventionnel, en plus d’un petit disclaimer rouge ; et un contenu « sponsorisé par » est par définition un contenu que Politico n’aurait pas publié de sa propre initiative : pourquoi payer pour cela sinon ? 

La situation qu’on vient de décrire ouvre ainsi un question importante : n’y a-t-il pas une tension entre le journalisme de grande qualité pratiqué avec succès par Politico en Europe et sa dépendance financière vis-à-vis des mêmes acteurs que ceux dont il est responsable ?

L’enquête menée suggère, au moins de manière préliminaire, qu’une telle tension existe, qu’elle soit perçue ou réelle, chez ses lecteurs. Politico Europe est régulièrement célébré comme la publication européenne la plus influente, et certainement la plus saine sur le plan financier6. Politico ne peut-il pas se permettre de « cesser de fumer » si la plupart de ses lecteurs le demandent ? Don Draper, le protagoniste de la fameuse série télévisée Mad Men, l’a fait – dans les pages du New York Times. C’était en 1964.7

Perspectives :

  • Pour l’instant, les autorités belges ont commencé à rechercher si l’accord de sponsoring entre British American Tobacco (BAT) et Politico a violé les lois nationales sur la publicité pour le tabac.
Sources
  1. ALEMANNO Alberto, Thread Twitter, 26 juin 2019.
  2. PROCTOR Christopher, Dr., Transforming tobacco : Our commitment to harm reduction, Politico Europe, 21 juin 2019.
  3. Organisation Mondiale de la Santé, Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, 2003
  4. Directive 2014/40/UE sur les produits du tabac, 3 avril 2014
  5. Advertising on Politico, Politico.eu
  6. KELLER Jorg, POLITICO Europe voted most influential media source for EU news, Axel Springer, 30 juin 2018
  7. Don Draper’s ‘Why I’m quitting Tobacco.’ A Rhetorical Analysis, The Mythology of Mad Men, 26 novembre 2014