Barcelone. Dans la foulée des élections régionales en Espagne, il n’a pas fallu longtemps à Ciudadanos pour rompre avec Manuel Valls1. Entre les deux, l’incompréhension était mutuelle et à son comble. D’un côté, Ciudadanos visait à contrôler le plus large territoire politique possible, quitte à conclure des alliances avec le parti d’extrême droite Vox. De l’autre, Valls souhaitait conserver la « cohérence idéologique » du libéralisme en tant qu’outil politique et discursif au service du « moindre mal ». Accorder à la maire sortante de Barcelone, Ada Colau, assez de voix pour un second mandat n’apparaît pas en rupture avec ce projet. Cette décision confirme au contraire le rôle politique que Valls entend jouer sur la scène espagnole. Comme l’a déclaré le professeur Ignasi Gozalo (Ohio State University) au Grand Continent : « Dès le départ, Valls était une expérience politique. Les issues possibles étaient nombreuses. S’il avait gagné, il aurait définitivement déplacé le centre de gravité du jeu politique catalan ». C’est d’autant plus vrai que depuis un an, du fait des mauvais résultats électoraux des socialistes (PSC), l’espace politique du centre catalonais était relativement vide et à conquérir.

De toute évidence, il était extrêmement difficile pour Valls d’être élu maire de l’une des plus importantes villes d’Espagne. Il se mesurait, en premier lieu, à deux figures politiques qui sont des candidats sérieux pour devenir des leaders régionaux. A gauche, Ada Colau bénéficiait d’un fort soutien populaire du fait de son action pendant la double crise politique et immobilière de 2011 : elle avait alors participé à fonder la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire (PAH). Au sein de la gauche indépendantiste et à la tête de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), le candidat était Ernst Maragall, frère du maire Pasqual Maragall, responsable de l’organisation des Jeux olympiques d’été à Barcelone en 1992. Valls était lui privé de ces deux mythologies, populaire comme généalogique. Elles sont pourtant constitutives du charisme politique d’aujourd’hui. Au contraire, Valls incarne une mythologie plus archaïque. Comme il a été noté, il incarne la figure de l’hidalgo (« gentilhomme ») espagnol, ce qui en fait un homme politique combattant la réalité au service de grands rêves.

C’est Carl Schmitt qui considérait que l’hidalgo Alonso Quijano (Don Quichotte) était, avec Faust et Hamlet, l’un des mythes politiques de la modernité européenne.2 Dans son discours du 19 juin, Valls s’est d’ailleurs targué de sa condition d‘hidalgo. Il s’est présenté comme un homme cohérent, guidé par ses idéaux et peu désireux de « diriger un bloc politique de centre-droit ». Il faisant là évidemment référence au but final de Ciudadanos3. L’hidalgo choisit toujours le moindre mal car il pense que par ses actions, il contribue à réparer le monde. Malheureusement, pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve la politique nationale espagnole, il faut plus que ce désir bien intentionné. La crise politique actuelle en Espagne est, en effet, le résultat de l’hidalguismo en politique. En termes wébériens, cela revient à faire de la politique de manière patrimoniale, plutôt que de développer, comme en France ou aux Etats-Unis, la formation moderne, charismatique et administrative des élites. La rencontre du Premier ministre socialiste Pedro Sánchez avec Macron à la fin du mois de mai rendait déjà prévisible une tension aujourd’hui palpable entre Valls et Ciudadanos4.

Le soutien apporté par Valls à un second mandat barcelonais de Colau pose par ailleurs de nouvelles questions sur l’avenir immédiat. Il y a au moins deux façons d’analyser son acceptation par la maire sortante. Tout d’abord, on peut y voir un accroc à sa cohérence politique, puisqu’elle avait déclaré avant les élections qu’elle n’accepterait jamais les voix de Valls. Au contraire, elle pourrait apparaître comme une femme politique flexible et stratège, capable de dépasser les limites idéologiques pour faire émerger un modèle politique « transversal » correspondant à la stratégie non idéologique proposée par l’ex-Podemos Íñigo Errejón et ses acolytes)5. La question qui se pose est de savoir si la transversalité de Colau la fera pencher vers le progressisme, ou si elle devra, en réalité, faire des concessions au “centre politique”. Pour citer le professeur Steven Forti, auteur d’Ada Colau : la ciudad en común (2019) et interrogé par Le Grand Continent : « Je ne pense pas que les votes de Valls conditionneront le nouveau cycle politique de Colau, étant donné la récente scission entre l’ancien ministre français et Albert Rivera. Valls a maintenant perdu sa place au centre, bien qu’il n’y ait aucun doute qu’il essaiera de jouer un autre rôle dans la politique espagnole… un rôle qui reste encore à définir. »

L’ « effet Valls » a également fait évoluer la relation d’Ada Colau avec les formations indépendantistes. En effet, les indépendantistes les plus mobilisés ont pris d’assaut la place Sant Jaume samedi 15, pour insulter, intimider et mettre la pression sur les évolutions politiques futures de Colau6. Ce recours à la stratégie de la « politique de rue » a donné de bons résultats dans le passé. Il y a deux ans, Gabriel Rufián, un jeune membre de la Gauche républicaine de Catalogne, a traité Puigdemont de « Judas » car il avait hésité à déclarer « l’indépendance » après le référendum illégal du 1er octobre 20177. Selon Steven Forti, les « manifestations et insultes de samedi dernier ont été un coup de semonce pour de nombreux membres de Comuns, la liste / coalition de Colau. Ils sont désormais vaccinés contre les ‘fables indépendantistes’, ce qui conduira prochainement à une confrontation politique ouverte avec la Gauche républicaine ».

Il faudra attendre de voir si Colau fait pression sur le mouvement indépendantiste, ou si elle adopte une stratégie d’« apaisement » et de « main de velours », comme ce fut le cas ces deux dernières années. Pour d’autres membres du mouvement indépendantiste radical, le nouveau front n’est plus local ou national : il est désormais international. Ce n’est pas seulement la stratégie retenue par Carles Puigdemont. Des formations politiques comme Candidature d’unité populaire (CUP) ont fait le même choix. Comme l’a affirmé Lluc Salellas i Vilar, représentant de la CUP à Gérone au Grand Continent : « La bataille internationale est le nouveau front où se joue l’indépendance. La CUP, par exemple, continue à travailler en étroite collaboration avec ses alliés de gauche européens et latino-américains pour faire de la question catalane un problème de droit à l’autodétermination nationale. La presse nationaliste catalane joue déjà cette carte pour contrer Macron et Valls : elle met en évidence les fragilités internes de ces deux acteurs internationaux »8. Si le catalanisme politique est aujourd’hui déterminé à résoudre la crise de légitimité territoriale, que peut faire la politique locale sur le terrain ? Ici, nous sommes face à un déficit dans les positions de Valls et de Rivera, indépendamment de la façon dont ils définissent le « moindre mal ».

En vérité, le discours de Valls ce 19 juin a au moins mis l’accent trois ou quatre fois sur un concept crucial à discuter : le constitutionnalisme. Que signifie le constitutionnalisme dans ce contexte ? Il y a une leçon à retirer de la condition de hidalgo de Valls en Espagne. Une transformation de la politique est nécessaire au niveau national, voire post-national, et elle ne peut advenir sans frontières institutionnelles solides et bien articulées dans le cadre de l’État de droit. Le problème historique des élites espagnoles est précisément leur oscillation constante entre le niveau de l’administration locale et celui de l’État fédéral. La question catalane doit également être interprétée dans le contexte de l’histoire inachevée du fédéralisme espagnol : c’est avant tout un problème constitutionnel de séparation des pouvoirs. L’échec de Manuel Valls à Barcelone pourrait néanmoins raviver le fédéralisme et le plurinationalisme espagnols, concept politiques oubliés qui méritent aujourd’hui d’être pensés à nouveaux frais.

Sources
  1. MORAGA Carmen, RODRIGUEZ Pau, Ciudadanos rompe con Valls en Barcelona tras su apoyo a Colau, Le Grand Continent, 17 juin 2019
  2. SCHMITT Carl, Don Quijote y el público, Dialnet, 2009
  3. Primera rueda de prensa de Manuel Valls en el Ayuntamiento, El Nacional, 19 juin 2019
  4. MOUNT Ian, Sánchez sides with Macron to thwart Weber’s European Commission bid, Financial Times, 29 mai 2019
  5. MUNOZ Gerardo, Transversal Democracy in Spain : An interview with Clara Ramas San Miguel, Public Seminar, 22 février 2019
  6. Fuertes abucheos y gritos de « traidora » contra Ada Colau en la plaza Sant Jaume tras imponerse sobre Maragall, La Sexta, 18 juin 2019
  7. JULIANA Enric, 155 monedas de plata, La Vanguardia, 12 novembre 2017
  8. ANTICH José, Corbacho deserts Valls too, El Nacional, 19 juin 2019