La version originale en allemand est ici.
Nous avons rencontré l’écrivain autrichien dans un café près de la gare Saint-Lazare, au cœur du quartier musical et littéraire du XIXe siècle. En janvier, nous avions publié, à l’occasion de sa traduction en français, une critique de son roman La Capitale, couronné par le prix du livre allemand en 2017. Les élections européennes, mais aussi la situation politique actuelle en Allemagne et en Autriche, fournissent autant de sujets de discussion.
Votre livre est traversé de références à l’Homme sans qualités 1 de Musil. Ce faisant, vous comparez l’Europe actuelle à une construction politique, la monarchie austro-hongroise, dont on sait bien chez Musil qu’elle est est condamnée à disparaître. Est-ce de l’ironie de votre part ?
La lecture consistant à retrouver sans cesse Musil dans mon roman me semble exagérée. Tout cela parce qu’il raconte l’organisation d’une fête pour l’anniversaire de la Commission européenne. Mais ce seul fait ne constitue pas en soi un parallèle avec Musil ! Le cœur de l’intrigue chez Musil est ce qu’il appelle l’« Action parallèle ».
Comme Musil, vous l’appelez pourtant « Jubilé »…
Certes, mais lorsque vous fêtez un anniversaire « rond », c’est aussi un jubilé, et cela n’a rien à voir avec Musil !
Mais certains parallèles me semblent toutefois justes : Musil décrit l’année qui précède le début de la guerre, et finalement l’effondrement de la monarchie des Habsbourg. Or, on peut voir dans la monarchie des Habsbourg un précurseur de l’Union européenne. Elle n’était pour ainsi dire qu’un marché commun, avec une monnaie commune, une entité multinationale, sans idée nationale propre, dotée d’une administration commune, d’un régime juridique commun. Elle s’est effondrée, non parce qu’elle ne fonctionnait pas, mais parce que les nationalistes l’ont fait exploser. Aujourd’hui, nous faisons face exactement au même problème. Nous avons un marché commun, une monnaie commune, une bureaucratie commune, des éléments d’une culture parlementaire et d’une démocratie communes, un régime et un cadre juridique communs, et nous vivons la renationalisation d’une partie de l’Union européenne. Nous faisons face au même conflit, qui peut conduire l’Union à l’agonie, et je pense que, tout comme en 1913-1914, les responsables politiques actuels agissent en somnambules. Il ne voient pas le problème : au contraire, ils croient que s’ils l’aggravent, en défendant chacun leurs intérêts nationaux, ils le résoudront. Au lieu de cela, ils l’aggravent sans arrêt. Je n’ai pas exprimé cela aussi clairement dans le roman, parce qu’il m’importait surtout d’y raconter le travail des gens et les contradictions dans les institutions.
Cela pourrait faire écho à ce qui s’est produit lors de votre discours au Parlement européen 2, il y a maintenant un an et demi. Dès les premières minutes de votre prise de parole, votre rappel aux principes directeurs et à l’histoire de la fondation de l’Union, sur lesquels est fondé selon vous le projet d’unification européen, vous a valu les applaudissements de l’assistance. Vous entendiez ensuite en tirer des conséquences politiques concrètes. Vous posez donc cette question : « Quel sens devrait avoir une représentation supranationale, si ce n’est celui de prendre, à terme, la place des parlements nationaux ? » et marquez alors une courte pause. Le public, parmi lequel se trouvaient de nombreux députés européens, reste silencieux. L’espace de quelques secondes, il n’a aucune réaction. Vous faites alors remarquer que cette idée méritait également des applaudissements : lesdits applaudissements arrivent enfin. Quelques minutes auparavant, l’origine anti-nationaliste du projet européen avait suscité l’assentiment du public, mais, dans un second temps, celui-ci a fait défaut. Comment comprenez-vous cela ? Qu’avez-vous ressenti à ce moment ?
Les applaudissements ont fini par arriver ! Deux éléments sont à cet égard dignes d’intérêt. Premièrement : quelques députés étaient en train de quitter la salle, et je crois que ce moment était important, car des gens se sont retournés et se sont demandé : « Mais que se passe-t-il ? ». On m’a dit par la suite qu’il s’agissait de députés hongrois et polonais, et un député m’a même confié : « C’était un tel moment, comme un choc… au fond, on est parfaitement d’accord, mais ça faisait des années que personne ne l’avait dit aussi clairement, sans compromis ». Par la suite, de nombreux députés m’ont dit que ce discours leur avait fait du bien, qu’il leur avait été bénéfique d’entendre ce point de vue s’exprimer. Ils souffrent encore et toujours de la réputation selon laquelle ils siègeraient dans le mauvais parlement, car les parlements importants seraient les parlements nationaux, de la réputation selon laquelle on enverrait à Bruxelles ou à Strasbourg ceux dont on n’a pas vraiment besoin pour mener à bien la politique intérieure. C’est pourquoi ils se sont sentis soulagés, ils pensaient : « Il l’a dit ! », mais les applaudissements sont arrivés en décalé.
J’ai fait la connaissance de certains députés ; au Parlement européen travaillent des hommes et des femmes très engagés, hautement qualifiés et dotés d’une forte conscience politique. D’un autre côté, ils sont 750 et il est parfaitement clair qu’on trouve de tout parmi eux, comme partout où beaucoup de personnes travaillent ensemble : il y a des saints, il y a des cyniques, il y a des carriéristes, il y a des fainéants, il y a des battants. Il faut bien comprendre que l’Union européenne est une construction humaine. Cela se remarque lorsqu’on parle de l’Europe, ou de ce qui est nécessaire pour la politique européenne : pour la plupart des gens, pour presque tous, l’Union européenne est vécue comme une grande abstraction. Elle n’a pas de visage. On ne se souvient que péniblement de Juncker, même, on ne reconnaîtrait pas Tusk sur une photo ! C’est toujours « l’Union européenne », ou, de manière encore plus abstraite, « Bruxelles ». Bruxelles veut… Bruxelles prévoit que… Mais tout cela est orchestré par des hommes, et on ne voit pas que ce sont bien des hommes qui sont aux responsabilités et que, comme dans toute société, il y a des conflits ou des divergences d’intérêts.
Dans votre œuvre, vous vous faites le promoteur d’un saut dans une nouvelle dimension politique européenne. Dans le même temps, vous regrettez que les institutions de l’Union et les équilibres de pouvoir nationaux ne le permettent pas. Il semble du reste assez clair que ce saut n’est presque nulle part capable de réunir une majorité, et qu’il est donc peu envisageable démocratiquement. Quelles pistes d’action concrète voyez-vous dans ce domaine ?
Je crois que nous devons discuter de notre conception de la démocratie. Lorsque la déraison est majoritaire, mettre en œuvre la déraison n’est pas démocratique, mais déraisonnable.
Je vous donne un exemple très simple. Si la majorité d’une population souhaite réinstaurer la peine de mort, il n’est pas bon pour autant de la réintroduire, car les droits humains sont notre bien le plus précieux. Tout ce qu’une majorité désire n’en est pas nécessairement légitime, d’une part. D’autre part, la démocratie se manifeste toujours dans le compromis avec les minorités. Cela signifie que si 40 % souhaitent un développement de l’Union européenne et que 60 % souhaitent un renforcement de la souveraineté nationale, il est du ressort des responsables politiques, des élus, de dire : nous ne pouvons pas relever les défis politiques qui nous attendent par la souveraineté nationale ; et nous devons trouver un compromis avec les 40 % qui l’ont compris. Cela implique de ne pas faire un grand saut, mais d’argumenter pour la raison, et d’avancer par petits pas. À cela s’ajoute qu’au vu de la façon dont une mauvaise décision de la majorité peut s’avérer inopérante, les représentants démocratiques ont doublement intérêt à insister sur ce point, plutôt que de toujours répéter : « C’est vous qui l’avez voulu ! ». Lorsqu’un enfant refuse de porter son manteau au beau milieu de l’hiver, on ne peut pas simplement attendre qu’il prenne froid pour lui dire : « C’est toi qui l’a voulu ! ». Celui qui est en charge de son éducation doit dire : « Maintenant, mets ce manteau, sinon tu vas prendre froid. »
Le rôle de la technocratie, de la bureaucratie, de l’élite en un certain sens est donc essentiel dans votre conception de l’Europe…
Voyez, qu’est ce que la démocratie ? La démocratie est le progrès de l’organisation sociale dans l’esprit de l’émancipation de l’homme et de la raison. Il y a toujours des revers, mais nous ne les voyons pas. En 1918 3, il n’y avait pas de majorité dans la population pour le droit de vote des femmes 4 ! Il y avait même des femmes qui n’en voulaient pas !
Et il n’y avait pas non plus de majorité pour l’abolition de la peine de mort en France… 5
Dans tout système démocratique, il y a des divergences d’intérêts, qui débouchent sur un rapport de forces qu’il s’agit d’évaluer. Lorsque le rapport de forces permet à une décision nécessaire, même minoritaire, de s’imposer, alors on peut franchir le pas. Mais il est tout à fait clair que l’on ne doit pas pour autant ignorer complètement la majorité. C’est pourtant exactement ce que l’extrême-droite et les populistes de droite veulent. Ils croient que dès lors qu’ils ont la possibilité d’actionner certains leviers, ils en ont aussi la légitimité ; même si 49 % de la population ne le veulent pas. La différence entre les démocrates et les démocrates plébiscitaires est exactement celle-ci : les démocrates cherchent des compromis, alors que dans la démocratie plébiscitaire, dans la démocratie avec des référendums et des questions auxquelles on doit répondre par oui ou par non, aucun compromis n’est possible. C’est bien cela le problème : l’extrême-droite est sans compromis. C’est cela le problème, et non l’absence d’une majorité en faveur d’une développement plus poussé de la démocratie supranationale en Europe.
Mais ne croyez-vous pas que cela soit difficile à comprendre pour beaucoup d’Européens de l’Ouest, et en particulier pour des Français ? L’Allemagne et l’Autriche ont une certaine expérience des coalitions, elles connaissent, grâce à leur histoire, la dangerosité potentielle que peuvent revêtir les référendums 6. Or ce n’est pas le cas partout. L’évolution historique de la France a valorisé de manière significative certains des principes de cette « démocratie plébiscitaire ».
Je vois cela ainsi : s’il y avait des gens qui, dès 1850 ou 1851, ont été capables de considérer comme raisonnable quelque chose, qui, au XXIe siècle, apparaît encore plus distinctement comme nécessaire, alors il faut avoir confiance dans notre capacité à le justifier correctement. Si vous lisez l’essai de Victor Hugo sur l’Europe, vous y trouverez l’idée que la nation française n’était rien d’autre que la décision d’assembler différentes provinces pour former un État de droit commun et solidaire 7. Mais ça n’était pas pour autant la fin de l’histoire ! Pourquoi les provinces européennes ne pourraient-elles pas un jour être réunies au sein d’un même cadre juridique ? Cela n’est rien d’autre que l’idée européenne. Cela ne change rien que Victor Hugo ait dû affronter, en son temps, à la perplexité de ses lecteurs, ou des Français en général, il suffit qu’une personne y ait pensé. Et l’ironie de l’histoire, c’est qu’il a ensuite quitté Paris, et où s’est-il rendu ?
À Jersey…
Non, d’abord à Bruxelles 8 ! C’est tout de même amusant. Il a habité sur la Grand-Place, exactement en face de la maison dans laquelle Marx et Engels ont écrit le manifeste du parti communiste. Je vais vous dire une chose : l’idée de la réunion des provinces européennes dans un régime juridique commun me semble plus raisonnable que celle, de l’autre côté de la place, de la dictature du prolétariat !
On regrette souvent l’absence d’un récit européen positif. Les nationalistes touchent bien davantage la population avec ce qu’ils appellent leurs « romans nationaux ». Dans votre livre, vous proposez certes un récit, mais celui-ci se fonde sur l’événement historique le plus absolument négatif qui soit : la Shoah 9. Pensez-vous qu’un tel récit positif soit possible ? Ou pensez vous au contraire qu’une Europe supranationale devrait apprendre à se passer d’un tel récit positif, si elle veut réellement dépasser les nations ?
On entend toujours la même chose : la raison est froide, les émotions sont un truc de l’extrême-droite. Je vous dis, moi, que la raison est douce, chaleureuse. Si je vis dans des conditions pacifiques, raisonnables, justes, je me sens mieux servi que par l’agressivité des nationalistes. C’est le premier point. Le second point, c’est que l’on ne doit pas oublier que le projet d’unification européenne a commencé sous le choc des expériences de la première moitié du vingtième siècle, sous le choc de la prise de conscience de ce qu’était Auschwitz. Auschwitz comme plus radicale conséquence du nationalisme et du racisme. À l’époque, il s’agissait pour l’essentiel d’assurer la paix, la justice – c’est-à-dire un cadre politico-juridique juste comme conséquence d’une expérience historique. Il s’agissait aussi de garantir une répartition juste des biens nécessaires à la reconstruction, le charbon et l’acier ; le charbon et l’acier n’étaient pas seulement importants pour l’industrie de guerre, ils l’étaient aussi pour la reconstruction. C’était une réaction face à des expériences historiques très récentes, et c’est aussi la raison pour laquelle cela a fonctionné : parce que l’expérience était dans toutes les têtes, dans tous les cœurs.
Ce qui est intéressant, c’est que sur cette même base s’ajoute aujourd’hui une nouvelle expérience, une expérience que les fondateurs du projet de paix européenne n’avaient pas du tout pu prévoir : celle de la mondialisation. Cette expérience est la suivante : Nous sommes confrontés avec le fait qu’aucune nation seule ne peut relever les grands défis, résoudre les grands problèmes qui nous font face. Nous faisons l’expérience que tous les phénomènes définissant notre vie sont, depuis longtemps, post-nationaux, de la chaîne de valeur aux flux financiers (qui nous posent des problèmes), en passant par la concurrence fiscale, les problèmes écologiques, le commerce mondial, le terrorisme et les questions de sécurité. Je voudrais bien voir le nationaliste qui m’expliquerait de manière crédible que si le réchauffement climatique est un problème, alors c’est le problème des autres nations, puisqu’il suffit de fermer les frontières pour empêcher le réchauffement climatique d’entrer. On peut bien le raconter, et on peut ainsi susciter des émotions – de l’hilarité surtout. Il n’y a rien de plus mortel pour les nationalistes que le rire des autres.
Ce que je reproche aux politiques qui sont actuellement en poste n’est pas de ne pas pouvoir susciter d’émotions pour l’Union telle qu’elle est. De fait l’Union telle qu’elle produit bien des émotions : de la colère, en l’occurrence. Non, ce que je leur reproche, c’est de ne pas raconter de quoi il en retourne, mais de se contenter d’administrer le status quo. Car le status quo est une crise multiple. Il faut dire ce qui est. Mais nous devons raconter comment nous pouvons sortir de ce la crise, et c’est cela dont ils sont incapables.
Parlons de la mondialisation : Vous évoquez dans votre roman un économiste belge du nom d’Armand Moens, dont on découvre après coup qu’il n’a pas existé, mais qui est cependant une figure très crédible. Comment ce personnage vous est-il venu à l’esprit ? Que pouvez-vous nous raconter sur lui ? Qui est-il ?
C’est une histoire amusante. Je me suis beaucoup intéressé un temps à John Meynard Keynes. Si vous connaissez mon âge, alors vous savez que j’ai été socialisé spirituellement et intellectuellement pendant les années 1970. Les années 1970 étaient l’âge d’or d’un nouveau keynésianisme, l’âge d’or de la social-démocratie européenne, l’époque de Willy Brandt 10, Olof Palme 11, Bruno Kreisky 12. Il y avait à propos du keynésianisme des discussions animées ; les partis conservateurs l’ont évidemment combattu. Mais, pour moi, cette époque était tout de même marquante. Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai rencontré un homme qui était professeur d’économie à Vienne. Dès les années 1980, il avait voulu pousser plus loin la pensée de Keynes – il disait que si Keynes était encore là et voyait la situation présente, il continuerait à travailler. Et si l’on essayait effectivement de pousser plus loin cette pensée, on aboutissait à un nouveau keynésianisme qui pouvait nous montrer la voie pour l’avenir. Cet homme était à la fin des années 1980 l’un des premiers à développer un concept de revenu universel. Il avait vu venir les difficultés qu’allaient causer l’automatisation et la numérisation.
C’est là qu’il a perdu sa chaire – l’idée d’un revenu universel autant que celle d’une union fiscale européenne étaient à l’époque scandaleuses, cela semblait une folie –, ou plutôt qu’il a démissionné et s’est retiré. Il a eu une grave maladie, et a alors étudié la médecine pour pouvoir se soigner lui-même. Il a travaillé comme médecin pendant le reste de sa vie. J’ai rencontré cet homme et écouté son histoire des heures durant. Il était très amer que ses concepts n’aient eu aucune audience à l’époque. À ma connaissance, il est depuis décédé. Lors de notre dernière discussion, il m’a dit qu’il souhaitait faire inscrire sur sa tombe une citation de Keynes. Lorsque je lui ai demandé laquelle, il m’a dit : « Lorsqu’on avait le plus besoin de moi, j’étais oublié ». J’ai mêlé des idées de Keynes, des idées du professeur Schöpf 13 – c’était son nom –, et un peu d’imagination, et c’est ainsi qu’a été créé ce personnage. Je considère ce personnage comme extrêmement important, même s’il n’apparaît dans le roman qu’au travers de sa tombe.
Il nous semble aussi extrêmement important parce qu’il vous permet d’introduire des thèmes de fond qui vous sont chers…
Aujourd’hui, la discussion est relancée. Nous discutons à nouveau – sans l’assentiment de la majorité certes –, mais enfin nous discutons, nous discutons de déficit public, de revenu universel, des conséquences des grandes transformations des conditions de travail et de production. Cette discussion est revenue. Mais s’il y a un endroit où elle n’a pas lieu, c’est à la tête de notre projet d’avenir, l’Union européenne.
Qui n’en a pas nécessairement les compétences, en tous cas pas toutes.
Ils peuvent commencer par discuter. Or on n’en discute pas dans les think tanks de la Commission européenne, et les représentants, que cela soit Juncker ou Tusk – mais Tusk est par excellence le gardien des intérêts nationaux – ne disent rien qui aille dans cette direction. C’est un désastre pour notre système. C’est pour cela aussi qu’il est si faux de dire que l’Union européenne est un projet élitiste, car en réalité les discussions productives ont lieu deux ou trois niveaux plus bas. Pour beaucoup d’initiatives qui viennent réellement du terrain, quelque chose de similaire se produit. Il y a dans beaucoup d’endroits en Europe des clubs d’anciens étudiants en Erasmus. Ils m’ont souvent invité, et ils me disaient toujours : on n’a pas besoin de nous expliquer l’Europe, mais nous ne voulons pas non plus la perdre.
Dans La Capitale, vous êtes particulièrement critique de la chancelière fédérale allemande et du chancelier fédéral autrichien [Sebastian Kurz, ndlr]. Le parti populaire européen (PPE) est en pleine mutation. Comment voyez-vous les évolutions actuelles autour de Manfred Weber ? Que pensez-vous des déclarations publiques d’Annegret Kramp-Karrenbauer ?
Kramp-Karrenbauer, Sebastian Kurz : Cette génération de politiques est l’avant-garde du retour des dinosaures.
Mais Kurz fait pourtant partie de la génération Erasmus… 14
Oui. Kurz fait partie de la génération Erasmus. J’avais toujours attendu que cette génération Erasmus parvienne aux responsabilités, qu’elle prenne les commandes. Kurz, Sebastian Kurz, était le premier à venir clairement de cette génération. Or, il est probablement le seul qui n’a jamais fait Erasmus…
À 20 ans, il faisait déjà de la politique…
En tant que lycéen, déjà ! Il n’a jamais fait Erasmus parce qu’il a eu peur que quelqu’un devienne chef des Jeunes du Parti populaire à sa place, s’il passait un an dans une autre université ! Il n’a jamais étudié ailleurs, et il n’a même pas terminé ses études 15.
Kurz a l’aspect lisse d’un homme qui veut donner l’impression de mener la politique du plus grand nombre. Je crois ‒ je ne peux pas le vérifier, mais je le crois – que chaque matin, Kurz lit les sondages. Il lit l’humeur des Autrichiens. Lorsque les Autrichiens, selon les enquêtes d’opinion, se disent prêt à aider les réfugiés, il dit : « C’est vraiment une bonne chose que vous les aidiez, nous devons essayer de les intégrer ». Mais dès qu’il y a un revirement d’opinion, il dit : « Il faut tous les déporter, il faut qu’ils partent, il faut les renvoyer chez eux. » En Autriche, les établissements où les réfugiés arrivent et sont enregistrés ont été renommés : ils s’appellent désormais « camps de départ » (Ausreiselager 16). Ils arrivent donc dans des camps de départ ! Quel cynisme ! En entendant ça, les gens qui boivent leur bière sous les barnums exultent ! La politique se résume à ça.
Avant hier, il a répondu à la lettre de Macron 17. Cela m’a irrité de le voir accuser l’Union de s’être ramollie, de ne plus fonctionner, de l’entendre dire que Kramp-Karrenbauer avait eu raison de rejeter les propositions de Macron. Dans le même temps, il se présentait aussi comme pro-européen : « Je suis tellement pro-européen, voyez-vous, mais c’est juste que cela ne fonctionne pas ». C’est incroyable ! Surtout quand on sait qu’avant d’être chancelier, il était ministre des Affaires étrangères et qu’il siégeait et votait lors des réunions des ministres des Affaires étrangères au Conseil européen… À l’époque, il mettait sans cesse son veto, sur tous les sujets. On discutait d’une politique migratoire européenne ? Pas besoin, veto ! L’Europe a-t-elle besoin d’une position de politique étrangère commune ? Non, veto ! Il a toujours mis son veto. Et cet homme dit que le système ne fonctionne pas ? C’est surtout à cause de lui qu’il ne fonctionne pas.
En même temps, ils croient qu’ils représentent les intérêts de la majorité, et ce faisant ils renforcent le nationalisme. C’est pour cela que je les appelle des « dinosaures zombies ». À cet égard, Kramp-Karrenbauer ou encore Sebastian Kurz ressemblent à Orbán, Kaczynski ou Salvini. Ils sont l’avant-garde du retour des dinosaures ! Et c’est cela qui est inquiétant. Ils ne le savent pas, mais ils produisent la misère future.
Une autre particularité de votre roman européen est l’usage d’autres langues. Vous insérez dans votre texte, souvent sans les traduire, des citations de l’anglais – le fameux Euro-English –, du néerlandais, du français, du grec, du polonais : que signifie pour vous le plurilinguisme ? Quelle serait pour vous la langue de l’Europe ?
Je savais que je devais représenter ce multilinguisme sous une certaine forme, d’une certaine manière, et que cela devait toutefois permettre à ceux qui ne parlent qu’une langue de lire mon livre. Je vois davantage ces citations comme des signaux qui donnent à voir le quotidien de Bruxelles. La revendication selon laquelle toute construction politique devrait disposer d’une langue unique est, en réalité, celle des nationalistes ; c’est un phénomène d’ailleurs relativement jeune, qui date du XIXe siècle.
L’idée d’une langue unique, que l’on pourrait au moins utiliser comme lingua franca, a cependant toujours été représentée par certains internationalistes : regardez par exemple l’espéranto. L’Europe est aujourd’hui dominée, d’un point de vue linguistique, par l’anglais, qui n’est pas une langue neutre, de même que l’allemand avait un rôle de langue unitaire et administrative au temps de l’empire austro-hongrois.
À ma connaissance, il y avait trois langues officielles 18, ou plutôt les langues régionales étaient encore utilisées dans les différentes provinces. Mais, sous la monarchie, il était bien plus naturel qu’aujourd’hui de parler trois à cinq langues. En Galicie, on parlait fréquemment yiddish, polonais, ukrainien, russe, plus l’allemand que l’on apprenait en regardant vers Vienne ; c’était tout à fait normal. Les nationalistes ont détruit le plurilinguisme, et on s’efforce maintenant de remédier à ce désastre culturel, à cette rupture civilisationnelle. Certains craignent que cela ne devienne Babylone, mais, à mon avis, il suffirait que les gens parlent la langue de leur région, celle de leurs voisins et peut-être une langue supplémentaire très répandue.
L’anglais serait donc la solution ?
Vous savez ce qui m’a sauté aux yeux lors de mes derniers passages à Bruxelles ? Je voyais des amis qui travaillent à la Commission européenne ; nous venions de différentes parties d’Europe, et lorsque notre petit groupe se réunissait, nous parlions généralement anglais. Même si, et c’est assez amusant d’ailleurs, aucun Anglais ne se trouvait parmi nous. Mais nous parlions anglais, d’autant plus volontiers d’ailleurs quand des Anglais étaient là. Aujourd’hui, dans ce même groupe, il arrive de plus en plus souvent que l’on passe en français avec un sourire malicieux, même quand un Anglais est là, comme pour dire : maintenant, vous êtes dehors ! Le français est une langue de la culture, et là-bas tout le monde la parle. Je suis le seul à avoir un problème, ayant malheureusement appris le grec ancien et non le français.
S’il y a une chose qui est en lien particulièrement étroit avec la langue, c’est bien la culture. Dans La Capitale, vous regrettez l’insuffisance de la politique culturelle européenne, notamment au travers de la description que vous faites de la DG Culture de la Commission européenne. Comment concevez-vous une politique culturelle européenne ?
C’est très simple. La politique culturelle ne peut rien être d’autre à mon avis que la mise en place d’un cadre produisant de la créativité. La politique culturelle ne peut pas consister, comme le souhaitent les nationalistes autrichiens, à ne subventionner que certaines formes de culture du terroir (Heimatkultur, N. d. T.) et de tradition : elle ne doit avoir aucune influence sur les contenus, mais créer un cadre dans lequel la vie culturelle peut se développer dans la diversité. La direction générale pour la Culture et l’Éducation a par exemple massivement soutenu la production cinématographique française, avec l’argument que le cinéma français était très important et significatif en Europe, en tant que production européenne, et que s’il était affaibli, nous n’aurions plus que des grosses productions américaines. Les grosses productions arrivent de toutes façons, mais il est important de soutenir le cinéma européen, et c’est pourquoi il faut soutenir la production cinématographique française, mais aussi par exemple les films d’Europe de l’est, que malheureusement trop peu de gens vont voir, le plus souvent seulement dans les festivals. Il ne s’agit pas de soutenir les films qui disent telle ou telle chose, qui évoquent tel ou tel sujet européen, mais bien d’affirmer l’importance du cinéma européen, du cinéma français. Il y a des subventions pour l’industrie cinématographique, et l’on s’en sert pour produire des films. L’enjeu, c’est le cadre. C’est la protection de la créativité, de l’expression créative et des phénomènes qui seraient sinon écrasés par l’inculture du mainstream. Les subventions culturelles ne peuvent pas faire beaucoup mieux. Une politique culturelle qui intervient directement est problématique. Dans le même temps, nous avons un problème avec la politique culturelle européenne : elle a trop peu de compétences. La plupart des compétences sont dans les mains des États membres. En Allemagne par exemple, la politique culturelle n’est même pas nationale, mais régionale : c’est une compétence des Länder. Les Länder devraient céder des compétences à l’État fédéral pour que l’État fédéral puisse les céder à son tour à l’Union… ça n’a aucun sens. Il est plus raisonnable de soutenir la culture comme nous soutenons le développement régional, avec pour perspective la production d’un cadre.
Pour terminer, nous nous devons de dire quelques mots au sujet de cette autre figure importante de votre livre, qui, certes, ne parle pas, mais qui parcourt tout le roman, à savoir la figure du cochon. Que représente ce cochon, et d’où vient-il ?
Le cochon est une métaphore. En particulier, dans mon roman, il est surtout une métaphore des contradictions internes aux institutions européennes. Le cochon, comme métaphore sociale, est déjà extrêmement contradictoire. Les petits cochons sont mignons, mais les cochons adultes sont répugnants. Les petits cochons porte-bonheur d’un côté, de l’autre le « gros porc ». C’est le plat préféré des uns et la nourriture défendue des autres. C’est un exemple d’intelligence, et en même temps un être stupide qui se roule dans la boue. C’est tout à la fois, même politiquement : les nazis crient Judensau, les antifascistes Nazischwein ! Tout à la fois !
Économiquement et politiquement, le cochon représente aussi une contradiction très concrète au sein même de l’Union. À la Commission, les uns travaillent à réduire la production de porc, pour stopper la chute des prix du porc sur le marché intérieur. Ils versent de l’argent aux agriculteurs qui acceptent d’élever moins d’animaux, ce qu’on appelle la « prime de gel ». Au même moment, dans la même institution, il y a des gens qui soutiennent la production porcine, qui doivent dépenser de l’argent pour que l’on produise davantage de porcs, afin de les exporter sur le marché chinois ! De manière concrète, ils travaillent en même temps à la réduction et à l’augmentation de la production porcine. C’est là pour moi une métaphore idéale de l’état actuel de l’Union, des contradictions qui parcourent les institutions.
Sources
- Dans son chef-d’œuvre l’Homme sans qualités (der Mann ohne Eigenschaften), l’écrivain autrichien Robert Musil (1880-1942) raconte la préparation de l’« Action parallèle », un jubilé fictif organisé en l’honneur du 70e anniversaire de l’accession au trône de l’empereur Franz Joseph Ier, qui aurait dû avoir lieu en 1919.
- À l’occasion du 60e anniversaire des traités de Rome, Robert Menasse a été invité à prononcer un discours devant le Parlement européen le 21 mars 2017. Ce texte, intitulé Kritik der Europäischen Vernunft (Critique de la raison européenne), présente le projet d’unification européen comme une réponse radicale aux expériences destructrices des deux guerres mondiales, qui devrait finalement mener au dépassement des États-nations. Menasse affirmait alors qu’il ne représentait, à travers cette approche post-nationaliste, rien d’autre que les intentions d’origine des pères fondateurs et des précurseurs des communautés européennes. Une retransmission du discours est disponible sur Youtube (en allemand).
- En Autriche, le suffrage universel (pour les deux sexes) est introduit par la loi über die Staats- und Regierungsform von Deutschösterreich du 12 novembre 1918, qui constitue l’acte de naissance de la première République. Le 30 novembre de la même année, une réforme similaire a eu lieu en Allemagne. Dans les deux cas, ce n’est pas une représentation permanente, mais un organe de transition (Assemblée nationale provisoire de l’Autriche allemande, Conseil des délégués du peuple) qui a entériné la modification du droit électoral.
- Cf. SCHASER Angelika, Zur EInführung des Frauenwahlrechts vor 90 Jahren am 12. November 1918, Feministische Studien 1, 2009.
- 62 % des français interrogés s’exprimaient dans un sondage au début de l’année 1981, qui a vu l’abolition de la peine de mort en France, en faveur de son maintien.
- Conformément à la Constitution, ne sont autorisés en Allemagne que les référendums fédéraux qui visent à décider d’une modification du tracé des frontières, ce qui est souvent justifié par le fait que ce sont des référendums qui ont conduit à l’échec de la République de Weimar et ont favorisé la prise de pouvoir du parti national-socialiste. Cependant, ce point de vue est encore aujourd’hui débattu.
- « Messieurs, si quelqu’un, il y a quatre siècles, à l’époque où la guerre existait de commune à commune, de ville à ville, de province à province, si quelqu’un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la Bretagne, à l’Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne : un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre […] Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune ; vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même race ; ce jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple. »
- Quelques jours à peine après le coup d’État du 2 décembre 1851, Hugo, adversaire notoire de Napoléon III, fuit à Bruxelles, anticipant la parution d’un décret de proscription contre lui. Il y passe neuf mois en exil, jusqu’à ce que ses critiques toujours féroces à l’encontre du dirigeant français le fassent bannir du Royaume de Belgique, qui craint la colère de son puissant voisin. Il se rend alors à Jersey, puis à Guernesey.
- L’holocauste constitue pour Menasse le symbole et le point de départ de l’idée européenne d’après-guerre, et apparaît à ce titre comme un thème essentiel dans ses ouvrages. Il doit démontrer le mal absolu auquel le nationalisme a conduit. Une partie importante de l’intrigue de son roman primé La Capitale est centrée sur Auschwitz.
- 1913-1992, chancelier allemand socialiste, en poste de 1969 à 1974.
- 1927-1986, Premier ministre suédois 1969-1976 et 1982-1986 (S), assassiné alors qu’il était en fonction.
- 1911-1990, chancelier fédéral autrichien 1970-1983 (SPÖ).
- Prof. DDr. Anton Schöpf, voir par exemple la liste de ses publications ici.
- Sebastian Kurz est né en 1986 à Vienne. Après l’obtention de sa maturité (baccalauréat) en 2004 et un an de service militaire, Kurz a entamé des études de droit à l’université de Vienne, qu’il a cependant interrompues pour se consacrer exclusivement à ses activités politique. Il s’était déjà engagé à l’âge de 16 ou 17 ans (2003) dans l’organisation de jeunesse de l’ÖVP, la JVP, dont il est devenu Obmann (chef) entre 2009 et 2017. Il n’avait que 25 ans lorsqu’Il a été nommé secrétaire d’État à l’Intégration (2011-2013) ; plus tard, il a occupé le poste de ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (2013-2017) avant d’accéder à la chancellerie fédérale et à la direction du parti (2017-2019).
- Kurz n’a jamais terminé ses études (cf. supra). Il était ainsi en mai 2019 avec Stefan Löfven (Premier ministre suédois, ancien syndicaliste) le seul membre du Conseil européen n’ayant aucun diplôme universitaire.
- Ou plus exactement « Centres de départ ». Le renommage conduit en février 2019 par Herbert Kickl, ex-ministre de l’Intérieur et membre du FPÖ, des « centres d’accueil » en « centres de départ » a fait les titres des journaux et a provoqué l’indignation de l’opposition. Voir Asylheime werden zu Ausreisezentren : Kickl baut das Asylsystem um, Kleine Zeitung, 25 février 2019.
- L’entretien a été réalisé le 9 mars 2019.
- La situation était en fait légèrement plus compliquée : en plus de l’allemand et du hongrois, les langues parlées localement par la population étaient aussi utilisées par l’administration, au moins pour gérer la communication avec les habitants. Par exemple, le tchèque avait une place importante en Bohême, ainsi que le polonais, l’italien, le ruthénien (appellation alors en vigueur de l’ukrainien) etc. dans leurs régions respectives.