Le résultat des élections européennes est venu souligner dimanche dernier l’inquiétude croissante des citoyens européens quant au changement climatique. La bataille culturelle de l’écologie a fait son chemin, l’urgence est reconnue et tous les partis politiques la mentionnent.
Toutefois, cette campagne n’aura pas permis de mettre à jour les questions de fond sur l’articulation de la transition écologique, et surtout la cohérence avec le reste des contenus programmatiques : libre échange, agriculture, politique énergétique ou de développement par exemple. Les inquiétudes des citoyens persistent donc et alimentent tant un sentiment d’impuissance face aux changements à venir qu’un fatalisme quant à l’issue de cette bataille.
Dans ce contexte, Rob Hopkins apporte une vision créative et stimulante de la place que le citoyen peut prendre dans la transition écologique. Aux critiques qui font du citoyen un facteur négligeable, il répond qu’au contraire, il est central. Oui, la transition écologique peut permettre aux citoyens de refaçonner une société plus juste et respectueuse à un moment où crises climatique, sociale et démocratique s’additionnent. Rob Hopkins nous explique pourquoi, comment et par où commencer.
Notre période marque une prise de conscience : nos actions humaines contribuent au changement climatique. Simultanément, nous entendons dire que les principales sources de pollution sont hors de nos capacités d’action, ce qui suscite un découragement citoyen légitime. Dans un tel contexte, pourquoi avoir décidé de concentrer votre travail sur les citoyens ?
Dans le mouvement Transition, nous nous concentrons sur les citoyens, non pas seulement parce que ce serait l’unique façon d’apporter un changement, mais parce que les citoyens ont un rôle vital à jouer. Lors de la création du mouvement, nous avions l’habitude de dire : « si nous attendons le gouvernement, il sera trop tard ; si nous agissons individuellement, ce sera trop peu ; mais si nous agissons ensemble, cela pourrait suffire juste à temps. » Cette maxime s’explique intuitivement. Lorsque vous travaillez à l’échelle d’une communauté, vous pouvez aller beaucoup plus vite car vous n’avez pas besoin d’attendre la permission de quiconque ou d’un changement de loi. Le pouvoir réside dans la capacité à créer des projets qui racontent des histoires ayant le potentiel de devenir virales. Ces histoires sur « la ville qui a fait ci » ou « la ville qui a fait cela » sont des modèles très importants à suivre, parce qu’elles peuvent être reproduites et qu’elles permettent aux politiciens d’être plus courageux et imaginatifs. Je suis en train de finir d’écrire un livre sur l’imagination, l’argument principal étant que nous vivons à une époque de pauvreté imaginative, au moment même où nous avons besoin de notre imagination pour agir comme une superpuissance. Cela concerne autant notre imagination individuelle que notre imagination collective. Pour moi, Transition a permis d’apporter une nouvelle histoire, un nouveau récit, un nouvel ensemble de possibilités.
Le modèle économique qui sous-tend la Transition, selon lequel nous devons examiner comment nous faisons de l’argent, est une idée reprise par les communes qui s’en servent désormais pour repenser leur action. Il y a quelque chose de très instinctif à commencer là où vous êtes, avec les gens et les ressources dont vous disposez. Si l’on considère la résilience seulement comme un enjeu de gouvernance, on se ferme beaucoup de portes. Des recherches très intéressantes ont été faites à Chicago pendant une vague de chaleur : on a constaté que les personnes qui ont survécu étaient celles qui vivaient dans les groupes sociaux actifs et que les personnes les plus isolées avaient étaient les premières victimes de la chaleur. La canicule est donc un phénomène qu’un gouvernement central a beaucoup de mal à combattre, ce n’est pas le cas des collectivités, qui ont un pouvoir d’action. Nous pouvons faire beaucoup à partir de cette idée si l’on en fait le fondement de la réinvention de nos économies locales.
Le mouvement de la transition citoyenne est souvent perçu comme une goutte d’eau dans l’océan. Pensez-vous que c’est le cas ?
Nous considérons notre mouvement Transition comme une expérimentation qui dure depuis 12 ans, auto-organisée et décentralisée. Partout dans le monde, des gens en ont pris connaissance et ont décidé de partager leur histoire et leur apprentissage. J’ai l’impression que beaucoup de choses peuvent être faites à l’échelle des communautés locales qui ne pourraient pas venir d’ailleurs, parce que le gouvernement national n’a ni l’imagination, ni le temps, ni l’espace pour y réfléchir vraiment. La localité de Black Isle 1 en Écosse en est un exemple : le groupe de Transition sur place y a obtenu des fonds du gouvernement local pour réduire le nombre de déplacements en voiture. Le groupe communautaire a pris cette initiative à la place des gouvernants parce qu’il connaissait l’ensemble des habitants, des réseaux locaux et qu’il savait comment parler aux gens sur place. C’était un projet extrêmement fructueux.
De la même façon, si vous voulez installer des énergies renouvelables, vous pouvez vous contenter de permettre aux grandes entreprises d’installer des fermes éoliennes ou photovoltaïques. Mais vous pouvez aussi travailler avec les collectivités pour qu’elles créent leurs propres entreprises énergétiques ou bien avec la population locale pour qu’elle investisse dans ses propres entreprises énergétiques communautaires. Ensuite, vous pouvez commencer à créer des emplois et à générer de la résilience économique et sociale. Les « histoires » (au sens anglo-saxon de story ou de narrative) sont très puissantes et ont le pouvoir d’inciter des communautés locales à investir comme nul gouvernement ne le pourrait. Nous devons – à mon avis – éliminer les obstacles à la réalisation de tels projets qui pourraient sans cela progresser très vite. Les communautés locales sont une pièce essentielle du système qui doit être prise en compte lors de l’élaboration de politiques publiques de transition adaptées.
Concernant les implications globales de la transition citoyenne, à quel point le local est-il une échelle d’action pertinente ? Est-ce que cela veut dire que chaque entité urbaine doit approcher l’auto-suffisance ?
Je ne pense pas que l’auto-suffisance soit vraiment le but de notre démarche. Il est peu probable que Londres, Paris, Barcelone ou New York puissent se nourrir elles-mêmes, et je ne pense pas que ce soit vraiment désirable. Mais chaque pas qu’elles feront dans ce sens sera un pas vers une ville en meilleure santé, avec plus de biodiversité, de résilience et de connectivité.
La question est aussi de savoir comment (re)connecter les espaces urbains avec les terres en marge immédiate des villes, comme à Liège. Les citoyens se sont mobilisés pour relocaliser leur système alimentaire et la municipalité a appuyé cette démarche en mettant des terres à disposition. Cela a été un franc succès. Mais ce système n’est pas nouveau, il existait déjà à Paris au début du siècle dernier sous la forme de ce qu’on appelait alors le « jardinage intensif », où les agglomérations aux alentours de la capitale alimentaient en produit frais les marchés parisiens, employant ainsi des milliers de personnes et réduisant les distances de transport.
Mais le commerce entre villes ou pays a toujours existé, et existera toujours ; la question pour moi est « comment le réduire à son minimum ? »
L’économiste Herman Daly prenait souvent cet exemple : la Grande-Bretagne vend la même quantité de beurre à la Hollande qu’elle n’en importe de ce même pays. Il disait à ce propos : « pourquoi ne nous envoyons-nous pas simplement les recettes ? »
Il en va de même pour l’énergie. Il n’y a pas de raison qu’une ville ne puisse produire la majorité de son énergie. Il y a des villes qui se dirigent très rapidement dans cette direction.
Cette approche est utilisée dans des milliers d’autres villes, Preston 2 dans le Nord de l’Angleterre ou Cleveland dans l’Ohio en sont des exemples. Ils posent les questions suivantes : « comment aidons-nous l’argent à rester ici ? », ou encore « où les institutions locales envoient-elles leur argent ? ». Nous créons de nouvelles coopératives ; nous utilisons les différentes organisations et institutions pour soutenir l’économie locale. La ville de Preston, où la démarche de Transition a été mise en place ces cinq dernières années, a été élue « England’s Most Improved City. » Cela est presque totalement dû à cette approche. L’enjeu n’est donc pas tant l’autosuffisance que la maximisation du nombre de connections sociales et l’optimisation de la circulation de la richesse.
Voir les villes comme des écosystèmes citoyens pourrait être le prochain paradigme politique. Mais quels sont les obstacles que les citoyens rencontrent quand ils projettent d’agir ?
Il y a différents obstacles. L’un d’eux est le fait que les employés des gouvernements locaux et nationaux ont souvent une imagination et un sens du possible très appauvris. Donc, quand le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) nous dit que nous devons voir rapidement et urgemment des changements profonds dans tous les aspects de la société, ces gens devraient dire : « fantastique, nous pouvons donc tout ré-imaginer ! » et du coup penser l’économie différemment. Mais ce n’est pas le cas. Une raison de cet immobilisme est l’influence qu’exerce encore le récit de la croissance économique et l’impression que remettre en question la notion de croissance équivaudrait à un suicide électoral. Au contraire, le Pays de Galles a récemment voté un texte de loi phénoménal appelé « well-being of future generations act », qui propose une redéfinition de la prospérité comme étant le bien-être des générations futures et la pérennité d’une biosphère en bonne santé. 3
Je pense que le manque d’inventivité des décideurs politiques est due à l’impression erronée qu’il est impossible de remettre quoi que ce soit en question. Les gouvernements locaux préfèrent souvent accorder des contrats à de grandes entreprises qui contrôlent ou sous-traitent ensuite à des PME locales, plutôt que les accorder directement à des entreprises locales. À cet égard, le changement de procédure des appels d’offres est déterminant. La ville de Preston, par exemple, a préféré diviser le marché de construction de son nouvel hôpital en plusieurs petits contrats afin de se réserver la possibilité d’en octroyer une partie aux PME locales. Pour que les gouvernements adoptent et généralisent ce genre d’initiatives, ils doivent être convaincus de l’urgence climatique. De plus en plus de communes et de collectivités au Royaume-Uni revendiquent une telle prise de conscience.
Que se passe-t-il une fois l’urgence climatique déclarée ?
L’urgence climatique se déclare au niveau des conseils locaux, des communautés de communes ; le maire de Londres a d’ores et déjà déclaré l’urgence climatique, tout comme les villes de Bristol et de Manchester. Ce qui est vraiment intéressant, c’est qu’aucun de ces acteurs ne sait vraiment ce que cela signifie ; ils déclarent donc tous l’urgence climatique puis se disent « et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ». Mais cela ouvre la discussion autour de la définition de cette notion. Et c’est important, pour un gouvernement dont l’hypothèse de base est la croissance économique : quand vous déclarez effectivement l’urgence climatique et la nécessité de neutralité carbone pour 2030, alors votre raisonnement et ses implications deviennent beaucoup plus concrets.
Quid de la neutralité carbone ? Ne pensez-vous pas qu’il fasse encore partie d’un paradigme fondé sur la croissance et la prospérité économiques ? Ne devrions-nous pas viser quelque chose de différent comme la fin de l’utilisation des combustibles fossiles ?
Je pense que la neutralité carbone est un objectif très important. ceci étant dit, quand on regarde les objectifs de réduction des émissions de CO2 – même dans l’Union européenne avec l’objectif de 40 % de réduction avant 2030 – ils s’appuient tous sur le concept de « technologies à émissions négatives » avec l’idée qu’on investira à l’avenir dans une machine capable de piéger le CO2 de l’atmosphère en grande quantité, ce qui n’existe pas encore. Et tant que nous continuerons à nous leurrer avec ces choses qui ne sont pas une réalité, nous ne prendrons pas les mesures audacieuses et innovantes que nous devrions.
Le mot que j’aime et préfère utiliser à la place de « neutralité carbone » est cette idée d’ « économie régénérative ». Il ne s’agit pas juste de business as usual ou d’une économie fondée sur la croissance qui reposerait sur 100 % d’énergies renouvelables. C’est bien plus profond que ça. Il y a bien pire dans notre modèle économique actuel que le fait qu’il émette 2 millions de tonnes de CO2 par année. En effet, ce modèle répend avant tout de la solitude et de l’anxiété sociales ; il épuise les sols, les océans et les forêts. Il y a dans la crise climatique une opportunité de tout repenser et de régénérer les communautés. Tout cela suppose un modèle économique différent qui repose sur le bien-être, le bonheur et le lien social. La neutralité carbone fait donc partie de ce modèle, parce qu’elle déterminera notre survie à l’urgence climatique. Mais elle n’est qu’un aspect de ce que je pense être une image beaucoup plus globale – c’est pourquoi nous utilisons le terme de « Transition » dans notre mouvement. Notre but est de développer des centaines exemples et de devenir de bons conteurs, de façon à ce que que les gens désirent un avenir basé sur ce modèle.
Quel serait le rôle théorique des gouvernements dans cette transition ?
Pour moi, le rôle de l’État est de déclarer une urgence climatique nationale ; d’être honnête avec les citoyens quant à l’ampleur du défi que nous devons relever ; d’éliminer le plus rapidement possible les obstacles aux changements qui doivent se produire ; et d’utiliser les fonds au bon endroit. Cela dit, tout ce qui s’est passé dans le mouvement de la Transition, qui est maintenant présent dans 50 pays dans le monde parmi des milliers de collectivités, s’est quasi-entièrement produit sans financement public.
Le rôle des gouvernements serait donc pour moi donc d’appuyer comme il se doit le travail en cours, en se demandant comment créer localement le plus de richesse durable possible. Les gouvernements pourraient aussi chercher à minimiser l’influence qu’exercent les sociétés pétrolières et gazières sur les autorités publiques afin d’en orienter les politiques. Si c’était le cas aujourd’hui, la situation au Royaume-Uni serait à mon avis très différente. Je me demande souvent où nous en serions si David Cameron avait dit il y a cinq ans que le gouvernement injecterait des millions de livres sterling dans le changement climatique, la justice sociale et la lutte contre l’isolement social. C’est tout simplement inimaginable. Au lieu de ça, des années précieuses ont été perdues dans un Brexit absurde.
Le modèle actuel semble dépassé pour penser la transition écologique. Pensez-vous que les citoyens peuvent encore faire confiance au secteur privé pour les aider à un moment donné de cette transition ?
Je pense qu’il y a des gens dans le monde des affaires qui sont très motivés par ces questions et par la nécessité de faire quelque chose. Certaines organisations philanthropiques pensent désormais que le défi du changement climatique est si grave qu’il est inutile de penser en termes d’investissement et de taux d’intérêt ; qu’il y a une fenêtre d’opportunité réduite pour éviter un réchauffement climatique galopant et qu’il importe d’investir sans attendre tout l’argent là où c’est nécessaire.
Une chose est sûre, en investissant dans la nouvelle économie émergente, vous n’obtenez pas le même type de rendement que lorsque vous endommagez l’environnement. Nous avons besoin d’un monde de la finance qui reconnaisse qu’il doit soutenir les projets durables, non pas pour espérer le rendement financier maximum, mais parce qu’ils génèrent un rendement social élevé.
Comme vous l’avez souligné, changer de modèle énergétique est le premier défi que nous devons relever pour lutter contre le changement climatique. Selon vous, quel serait le meilleur modèle énergétique à adopter ?
Le meilleur modèle énergétique serait celui d’une décentralisation – dans le sens où il n’y aurait ni grands cartels de l’énergie, ni grandes sociétés comme nous en avons au Royaume-Uni avec six grands groupes qui se partagent la majorité du secteur énergétique. Je pense qu’il faut briser ces entreprises et créer des entreprises régionales qui ont un degré donné d’actionnariat communautaire et s’orientent vers le 100 % renouvelable. Vous pouvez le constater à Barcelone, par exemple, où les autorités municipales ont créé une société d’énergie communautaire dans le but de produire toute l’énergie de la ville par des sources renouvelables. Cela se produit de plus en plus en Espagne et ailleurs. Pour moi, le modèle que nous cherchons à avoir consacrera les revenus générés par la production d’énergie à soutenir et à pérenniser la transition écologique à l’échelle locale. Dans la ville de Bath, une société d’énergie communautaire qui émanait de l’association « Transition Bath » au départ, a levé 30 millions de livres auprès de la population locale avec un modèle où les gens pouvaient déplacer une partie de leur retraite dans une société d’énergie communautaire. Ce genre d’exemple me semble particulièrement intéressant.
Ensuite, vous pouvez penser créer un modèle où, partout dans un pays, ses villes, ou ses régions, il y a des entreprises énergéticiennes dans lesquelles les gens peuvent investir et voir la capacité de production d’énergie se développer. L’argent que génèrent ces activités commence ensuite à alimenter d’autres projets énergétiques communautaires. L’énergie renouvelable peut être un outil très puissant pour permettre à cet argent de circuler localement. Et c’est à cela que ressemblerait le meilleur modèle énergétique pour moi. Il y a des années, nous avions au Royaume-Uni un tarif fixe pour l’énergie solaire photovoltaïque et l’énergie éolienne, ce qui signifie que toutes les communautés du pays ont créé leurs propres sociétés de services énergétiques, ont levé des fonds auprès des populations locales, et ont investi cet argent dans les énergies renouvelables. L’argent que l’énergie renouvelable a généré grâce à ce tarif a ensuite servi à rembourser les investisseurs particuliers, mais a aussi été utilisé pour financer des projets énergétiques communautaires. Pendant un certain temps, ça a très bien fonctionné. Puis, il y a eu un changement politique et le nouveau gouvernement a dit qu’il fallait éliminer ces prix fixes ; le modèle a été balayé. Des défis sont donc encore à relever de ce côté-là.
Que pensez-vous de l’énergie nucléaire et de sa place dans la transition énergétique ?
À mon avis, elle est un peu inutile. Vous savez, si des sites de production existent déjà, il fait sens de les maintenir en activité jusqu’à la fin de leur durée de vie. Mais cela n’a aucun sens de construire de nouvelles centrales nucléaires, car les renouvelables sont déjà beaucoup moins chères. Pour moi, il est beaucoup plus logique d’investir dans des installations de stockage – notamment le stockage par batterie – et d’utiliser cela comme une source d’électricité de base, un rôle que remplissent aujourd’hui les centrales électronucléaires. À mon avis, l’énergie nucléaire centralise l’énergie et la place entre les mains d’un petit nombre, privant les citoyens de leur pouvoir de décision ; elle nécessite beaucoup de ressources et, surtout, elle suppose que les générations futures auront les moyens nécessaires pour gérer leurs legs. Je pense que, vu le risque élevé de changement climatique et d’effondrement économique ou même sociétal, laisser un tel héritage à l’avenir est profondément irresponsable. Il est déjà contestable de penser que nous serons en mesure de gérer l’héritage nucléaire dont nous disposons. L’idée selon laquelle nous devrions investir dans de nouvelles infrastructures nucléaires me semble donc déraisonnable.
Si nous passions à un modèle décentralisé, comment verriez-vous l’interconnexion entre les réseaux énergétiques des États membres de l’Union européenne ?
Comme nous le disions au début, si il n’est pas souhaitable que les villes deviennent entièrement autosuffisantes en termes d’alimentation, il en va de même pour l’énergie : je ne suis pas non plus convaincu que les nations devraient être complètement autosuffisantes. En effet, parce que les pays ont des capacités de production énergétique différentes et qu’il y a aussi un aspect de justice sociale, nous ne pouvons pas souhaiter que seules les espaces ou pays riches soient autosuffisants et laissent de fait les pauvres en arrière. Bénéficier d’un réseau pour pouvoir partager l’énergie est donc très important. Mais je pense que cela doit être conçu de telle sorte que l’autonomie énergétique soit favorisée. Dans ce cas de figure, les villes et les régions pourraient utiliser autant d’énergie produite localement qu’elles le souhaitent, mais pourraient aussi solliciter le réseau en cas de surplus ou de déficit pour revendre ou acheter ce qui leur manque.
Vous parliez de justice sociale : qu’en est-il des Gilets jaunes survenue en France ? Comment pensez-vous que nous pourrions comprendre cette crise ?
Pour moi, la crise des Gilets jaunes est une réaction inévitable lorsque vous tentez de lutter contre le changement climatique d’une façon qui n’est pas enracinée dans la justice sociale. Quand les plus pauvres portent le plus lourd fardeau et qu’en même temps les 1 % les plus riches sont responsables de 40 à 50 % des émissions de CO2, et que les gouvernements taxent les plus pauvres plutôt que les plus riches, voilà ce qui arrive. Depuis une dizaine d’années, nous constatons une montée du sentiment selon lequel les gens les plus riches sont intouchables, qu’ils créent la richesse, et que si nous les bouleversons trop, ils pourraient partir vivre ailleurs. En fait, en Grande-Bretagne, c’est déjà ce qui se passe aujourd’hui à cause du Brexit : toutes les entreprises vont partir de toutes façons.
Donc, pour moi, si vous voulez lutter contre le changement climatique d’une manière qui implique des gens comme les Gilets jaunes de la bonne manière, ce dont vous avez besoin, c’est d’une approche comme celle du mouvement de la Transition où vous dites « le processus doit commencer au sein des communautés ». Nous devons soutenir ces communautés pour qu’elles deviennent les moteurs des changements, et ramener l’économie dans les collectivités, pour que nous fassions plus de choses là où nous vivons, plutôt que de tout importer de l’étranger.
Nous devons par ailleurs nous attaquer à ce récit selon lequel nous ne pouvons pas « nous permettre » de combattre le changement climatique. L’idée que nous ne pouvons pas sauver notre espèce est ridicule. Les gouvernements manquent d’imagination : la seule façon de le faire, selon eux, est d’imposer une taxe sur les carburants polluants. La pauvreté de l’imagination là-dedans, c’est que les politiques ne peuvent pas voir que c’est la taxation des plus riches qui permettra de financer en partie la transition. Il y a également un manque d’imagination dans le fait de penser qu’il n’y a pas d’autre avenir que celui de posséder une voiture.
Pour moi, il faut donc qu’un nouveau récit transitionnel dise que beaucoup de choses peuvent être entreprises mais qu’il faut commencer par des politiques ancrées dans l’inclusion et la justice sociales. D’autre part, il y a un très bon argumentaire à présenter aux Gilets jaunes, comme l’a formulé Cyril Dion lorsqu’il a écrit une très belle lettre à ceux-ci : « votre lutte est la même que notre lutte contre l’injustice sociale, la destruction de l’environnement, nous luttons vraiment pour la même chose. »
Et comment envisagez-vous le rôle de l’Union européenne pour favoriser ces dynamiques de transition ? Croyez-vous que l’Europe pourrait à nouveau s’unir pour affronter le problème de la transition ?
Je suis très opposé au Brexit et ai toujours été favorable à ce que le Royaume-Uni fasse partie de l’Union parce que le changement climatique est un défi si large que rien ne vaut d’être unis tous ensemble pour tenter de s’attaquer à un tel problème. Et j’ai le sentiment qu’au sein de l’Union européenne, il y a des leçons à tirer du mouvement de la Transition en termes de nouveaux modèles de démocratie, de nouvelles façons d’impliquer les gens. Je pense qu’il se passe beaucoup de choses en Europe qui sont passionnantes. A commencer par Barcelone, Madrid et dans le mouvement des municipalités ou le travail des « villes sans peur » qui se developpe en Espagne. Le gouvernement espagnol vient d’annoncer qu’il allait dépenser 3 milliards d’euros pour décarboner l’économie. Tout cela se passe partout, en France, en Belgique ; c’est incroyable que les jeunes à présent se rassemblent pour conduire des grèves étudiantes. Cette impulsion me paraît particulièrement forte depuis Noël 2018, peut-être également depuis la canicule et les troubles météorologiques de l’été passé ; ou bien aussi à cause du mouvement de protestation contre les extinctions qui a encore accentué la médiatisation de ces thèmes.
On a le sentiment que c’est profondément urgent et qu’il faut trouver de nouvelles idées et une nouvelle façon de penser, en sortant du modèle de croissance conventionnel. Pour moi, c’est ce qui permettra à l’UE de se réinventer. De se rendre plus pertinente et de construire un modèle qui soutient les économies locales, ce sera crucial pour combattre l’idée que l’U.E. a perdu le contact avec sa base citoyenne et qu’elle est antidémocratique. Pour moi, si nous pouvons obtenir la bonne réponse au changement climatique, nous pouvons dès lors concevoir un scénario gagnant-gagnant pour la santé publique, pour le climat, pour la biodiversité, pour la cohésion, pour mettre fin à l’isolement social, pour ré-imaginer, pour reconstruire les économies, et pour offrir aux jeunes une éducation donnant le sentiment qu’elle a du sens. Je pense que plus on plaidera pour cela et moins il y aura de raisons de maintenir ces aspects de politique écologique et sociale hors des prérogatives clés de l’UE. C’est pourquoi, pour moi, il vaut mieux que la Grande-Bretagne soit dans l’UE car nous pouvons participer à la formation et à l’élaboration de celle-ci.
L’imagination est-elle la clé pour accélérer la transition écologique ?
Si l’imagination est un sujet qui m’intéresse depuis deux ans, c’est parce que le changement climatique est avant tout le plus grand échec de l’imagination dans l’histoire humaine. Vous savez, les gens le regarderont et diront « vraiment, ne pouviez-vous pas résoudre cela ? ce n’était pas si sorcier ». Et, j’ai lu des recherches aux États-Unis qui se sont penchées sur les tests de créativité standard, en commençant dans les années 1960 avec un grand volume de données. La conclusion des chercheurs était que l’imagination et le QI ont cru conjointement jusqu’au milieu des années 1990, puis, tandis que le QI a continué de croître, l’imagination a connu un « déclin constant et persistant. »
Quand je regarde autour de moi aujourd’hui, je vois un système éducatif qui écrase l’imagination des jeunes au lieu de la stimuler. Je vois un système universitaire qui est quasiment figé. Quand les jeunes empruntent beaucoup d’argent pour financer leurs études, ils ont moins d’espace et de temps pour l’imagination. Beaucoup de gens ont une vie professionnelle très bureaucratique qui laisse peu de temps pour rêver et imaginer. Nous passons bien moins de temps dans la nature – les enfants jouent beaucoup moins qu’avant. Nous passons beaucoup moins de temps à flâner, au sens positif de ce mot. Bref, nous avons de moins en moins de temps pour laisser libre cours à notre imagination.
Il existe des recherches fascinantes en neurosciences qui montrent que, lorsque nous sommes traumatisés, dans un état d’anxiété, dans un état de dépression, notre capacité d’imagination diminue car avec la peur et l’anxiété, l’hippocampe (la partie du cerveau d’où jaillit notre imagination) injecte du cortisol (l’hormone du stress) dans notre système. Je pense donc que nous avons créé une parfait maelstrom de cortisol au cours des 40 ou 50 dernières années. Nous voyons chez les jeunes un niveau de cortisol jamais constaté auparavant, et tout cela a pour effet d’amoindrir nos capacités. Et c’est important car nous sommes dans une crise qui exige des réponses imaginatives alors même que notre puissance imaginative commune est appauvrie.
À l’heure où surgissent des indicateurs mesurant des états psycho-sociaux comme le bien-être et le bonheur, peut-on concevoir des métriques et des politiques publiques « de l’imagination » ?
Alors même que le concept d’innovation est plébiscité par les gouvernements, ces derniers ne parlent jamais d’imagination. Nous avons donc besoin de stratégies nationales en matière d’imagination ; de politiques qui cultivent, invitent à et encouragent l’imagination. Les gens ont besoin de se sentir en confiance ; non pas sous surveillance constante, mais connectés les uns aux autres. Et nous avons de moins en moins d’espaces comme cela.
Je crains que, plus nous avancerons dans le changement climatique, plus il nous sera difficile d’imaginer un moyen de nous en sortir. Comme l’impact du changement climatique va devenir de plus en plus grave, nos niveaux de stress augmenteront en proportion inverse – et au détriment – de notre capacité à trouver des solutions. C’est pourquoi nous devons rendre la priorité à l’imagination dans notre éducation, dans la vie publique, dans l’économie – et tout cela est tout à fait possible.
Le livre que j’ai écrit pose cette question du « pourquoi assistons-nous à cette contraction de l’imagination, et que pouvons-nous faire pour y remédier ? » Pour moi, il s’agit en grande partie de poser des questions sur le mode du conditionnel : « et si ». Nos groupes de pensée sur la Transition le font magnifiquement en créant des espaces où les gens se rassemblent et se disent : « et si nous possédions notre propre entreprise de services énergétiques, quels effets cela aurait-t-il ? » ; « et si nous alimentions en énergie la majorité de notre ville ? ». C’est pourquoi l’imagination est si importante.
Si vous aviez une idée, une citation ou un mot que vous aimeriez voir se répandre maintenant, quel serait-il ?
En mai 1968 à Paris – qui est pour moi l’une des périodes les plus inspirantes de l’histoire récente – les manifestants avaient ce secret du bel équilibre entre slogans et Art. Parmi les mots d’ordre qu’ils peignaient sur les murs se trouvaient « le pouvoir à l’imagination » ; « l’imagination prend le pouvoir ». C’est cela que je relancerais.
Autre chose : j’ai interviewé une femme à Mexico City, où un Ministre a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tout droit tiré d’Harry Potter, mais c’est en fait fonctionnel là-bas. Cette femme s’appelle Gabriella Gomez Mont et elle me précisait que « l’imagination n’est pas un luxe ». Je pense que ce serait une expression que j’utiliserais aussi bien parce que nous avons tendance à conceptualiser l’imagination comme un comportement mauvais, oisif et oiseux. Mais l’imagination est loin d’être un luxe : elle s’annonce vitale pour gouverner les dix ou vingt prochaines années.