Lorsqu’on évoque la défense européenne, le paradoxe d’une puissance économique majeure toujours dépendante de son voisin américain est souvent pointé. Comment se manifeste selon vous ce « syndrome européen », et quelles sont ses causes ?
Je crois que si l’on veut comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui, il faut revenir à la manière dont se sont déroulés les événements après la fin de la deuxième Guerre Mondiale.
D’autant plus que tous les mécanismes, traités, conventions, organisations qui ont créés à la fin de la guerre, l’ont été pour pallier les déficiences qui ont conduit à la deuxième mais aussi dans une certaine mesure à la première guerre mondiale – un siècle de sacrifices et de dévastation de l’Europe, où l’on a perdu des générations. À ce moment, les pays européens sont exsangues. Aussi, face à la pression soviétique, n’y avait-il pas d’alternative à l’alliance avec les États-Unis, c’est dans ces conditions que l’architecture de sécurité en Europe s’est créée.
Dans les années 1948-49, la menace soviétique se précise pour tous les décideurs. De l’autre côté, se profile déjà la guerre de Corée : les Américains sont confrontés à cette réelle difficulté de l’écartèlement entre leur effort de défense, et le soutien des Européens qui sont encore en grande difficulté économiques malgré les débuts du Plan Marshall lancé en juin 1947. Dans ce contexte se pose la question existentielle : qui peut défendre l’Europe de l’Ouest, et avec quelles forces ?
Le traité de l’Atlantique Nord signé le 4 Avril 1949 apporte un premier élément de réponse puisqu’il institue dans son article V le principe de défense collective, encore appelée la clause des mousquetaires, un pour tous, tous pour un. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’est établie une structure permanente politico-militaire, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En effet, en 1950, alors que débute la guerre de Corée, les Américains, soutenus par les britanniques, sont persuadés qu’ils ne pourront seuls défendre l’Europe de l’Ouest face à la menace soviétique et que les Alliés européens doivent se réarmer, y compris l’Allemagne de l’Ouest (RFA), ce à quoi s’oppose la France conformément aux dispositions du traité de Postdam. Finalement Jean Monnet propose un projet d’armée européenne intégrée au sein d’une Communauté Européenne de Défense CED, sous l’autorité d’un chef militaire américain et qui inclurait la France, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, mais aussi l’Allemagne de l’Ouest (RFA). L’idée du burden sharing existe donc déjà, dès la création de l’OTAN.
Il n’y a donc pas d’alternative dans l’esprit des Américains, ni même d’ailleurs des Français : à l’époque, Schuman et Monnet sont en train de négocier la place de la France dans les différentes institutions. La CED ne voit pas le jour comme on le sait. Pour le général de Gaulle (et d’autres, aussi) la création de cette armée européenne intégrée aurait signifié l’abandon de notre souveraineté et du développement par la France d’une dissuasion nucléaire autonome. Les atermoiements sur la création de la CED poussent les Alliés à trouver une solution rapide qui consiste à donner au traité de l’Atlantique Nord et donc à l’Alliance Atlantique une dimension militaire allant au-delà d’un comité militaire qui lui était prévu d’emblée, et c’est ainsi qu’est créée fin 1950 une organisation militaire intégrée permanente visant à mettre en œuvre le traité, l’OTAN. De fait, pendant toute la Guerre Froide, une organisation spécifique, l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) sert de cadre aux échanges entre les pays européens occidentaux en matière de défense et sécurité européenne, mais le traité de Rome (1957) qui fonde la Communauté Économique Européenne n’évoque pas la défense européenne, car l’échec de la CED se fait toujours ressentir. La fin de la guerre marque une étape importante pour l’Europe mais aussi le début de sa démobilisation quant aux investissements de défense (les fameux « Dividendes de la Paix »).
Précisément, une occasion n’a-t-elle pas été manquée à ce moment-là, de faire l’Europe de la défense ?
Oui, une occasion a été ratée, en partie à cause de cette démobilisation et du changement profond et rapide de contexte géostratégique. Dès la fin de la Guerre Froide, l’attention s’est déplacée très rapidement vers la première Guerre du Golfe – où les Etats-Unis ont assez naturellement pris la main en formant sous leur direction une coalition ad hoc. Dès lors, Les Européens n’ont pas vraiment d’incitation à s’organiser : quelle aurait été d’ailleurs leur motivation, dans la mesure où la menace était éloignée, que certains prédisaient même la fin de l’histoire, et qu’ils avaient bien d’autres priorités, comme assurer la prospérité et accueillir les anciens pays de l’Est libérés du joug soviétique. Et c’est en effet à ce moment-là qu’il est décidé d’élargir l’OTAN – ce qui était faisable et, à mon sens, souhaitable – et d’élargir, au même rythme, l’Union Européenne, ce qui a posteriori était beaucoup plus risqué. En effet, selon moi, cette intégration finalement assez rapide a nui à la constitution d’une Défense européenne, qui par ailleurs n’était clairement pas souhaitée par les Britanniques. Cela n’a pas cependant empêché, dans le cadre du traité de Maastricht (1993) l’instauration de la Politique Étrangère de Sécurité Commune(PESC), 2ème pilier de l’Union alors constituée et dotée d’un instrument propre à la Défense, la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD).
Rapidement (1993) les théâtres se sont déplacés aux frontières mêmes de l’Europe. Ainsi la crise des Balkans souligne l’incapacité des européens à assurer eux-mêmes la paix sur leur continent – j’ai un souvenir précis d’un chef militaire américain de haut niveau qui était offusqué et très en colère contre l’Europe de ne pas avoir pris alors ses responsabilités. Une fois de plus, les américains étaient obligés de revenir, certes sous couvert de l’OTAN, pour traiter un problème européen, sur le continent européen.
« La crise des Balkans souligne l’incapacité des européens à assurer eux-mêmes la paix sur leur continent – j’ai un souvenir précis d’un chef militaire américain de haut niveau qui était offusqué et très en colère contre l’Europe de ne pas avoir pris alors ses responsabilités. Une fois de plus, les américains étaient obligés de revenir, certes sous couvert de l’OTAN, pour traiter un problème européen, sur le continent européen. »
Quelles étaient les causes de cette non-intervention européenne dans la crise des Balkans ?
L’Europe à ce moment n’a pas clairement de vraie diplomatie et n’a pas pris la mesure des enjeux à affronter. Les principaux pays européens sont divisés sur la conduite à tenir. L’Europe n’était pas prête à être confrontée à cette crise, alors qu’on la sentait monter. Ce moment, c’est celui où je pense que l’Europe a raté le virage.
Elle l’a raté en partie parce qu’elle s’est donnée l’illusion, malgré tout, de contribuer à la gestion de cette crise en envoyant des forces sous l’égide des Nations Unies. C’était se défausser en quelque sorte. On parlait de force de maintien de la paix là où la paix n’existait pas, où il fallait en fait l’établir par la force. L’histoire nous apprend qu’il aurait fallu que l’Europe puisse s’organiser et répondre fermement, et que les pays soient d’accord sur la réponse à apporter. De fait, l’Europe a totalement remis l’OTAN, seule organisation prête à mener des opérations de guerre, dans la boucle, au moment même où l’Alliance se posait des question quant à son avenir. Dans la première Guerre du Golfe, l’Alliance n’était pas intervenue parce que les décideurs ne lui reconnaissaient pas cette mission. Cette crise a sans aucun doute renforcé les doutes des pays de l’Est quant aux capacités européennes et sans doute la volonté de les défendre : pour eux, hors des Américains et de l’OTAN, point de salut.
L’histoire de la défense européenne est là : forte dépendance pendant la guerre froide, puis l’inaptitude à s’imposer à ses portes et un affaiblissement relatif consécutif à son élargissement prématuré. Dans les années 1990, en Europe occidentale, c’est aussi l’esprit de défense qui s’est affaibli considérablement. Aussi, les nouveaux venus, les pays européens de l’Est, voient leur situation d’une manière très simple : la prospérité passe par leur appartenance à l’Union, mais leur défense et leur sécurité repose sur l’OTAN et les Américains. Avec la remontée en puissance militaire de la Russie, ce sentiment s’est encore accentué.
Dans ce cadre, quel avenir voyez-vous pour l’OTAN et la défense européenne ?
Tout d’abord, il faut faire un point sur la perception de L’OTAN dans notre pays. L’OTAN, il faut le rappeler, est une organisation à vocation pacifique, qui privilégie autant que faire se peut la prévention et la dissuasion. Pour démontrer sa force, en espérant ne pas avoir à s’en servir, l’OTAN s’appuie en particulier sur ses exercices. Comme toute décision dans l’OTAN, cette politique est agréée selon la règle du consensus. Mais, dans le cadre de la crise en Ukraine, la Pologne a trouvé que les exercices que l’OTAN avait mis en place dans un souci d’équilibre pour ne pas envenimer la situation avec la Russie n’étaient pas assez musclés, et a créé ses propres exercices, en liaison bilatérale avec les États-Unis. Il se trouve que depuis la création de l’OTAN, son Commandant Suprême pour les opérations (SACEUR) est un général américain (le premier fut Eisenhower). Or celui-ci est également le commandeur des forces américaines en Europe ce qui en l’occurrence a créé une véritable ambiguïté quant au rôle de l’OTAN, qui en fait n’était pas engagé en tant que tel, en particulier en France d’ailleurs.
De la même manière, les ventes d’armements américaines en Europe, comme c’est le cas de l’avion de combat F35 sont souvent perçues comme étant cautionnées par l’OTAN, or ce n’est absolument pas le cas. En ce qui concerne les plans d’équipements, l’OTAN en tant que telle n’intervient pas dans les choix souverains de ses États membres. En l’occurrence les Américains ont traité la vente des F35 directement avec les pays qui en ont émis le besoin, dont beaucoup n’appartiennent d’ailleurs pas à l’Alliance. En revanche un point sensible est à considérer : l’interopérabilité des capacités acquises par les États membres en conformité avec les standards définis en commun au sein de l’Organisation. C’est sur ce point qu’il convient d’être très vigilant, c’est d’ailleurs un domaine où l’action du Commandant pour la Transformation (dirigé par un général français), est essentielle.
Au plan politique, même si Donald Trump laisse parfois planer un doute, je ne vois pas les Américains sortir de l’OTAN, car ce n’est pas dans leur intérêt. Mais ce qui est certain c’est que Trump considère cet engagement comme partie d’un « deal », et qu’il en attend un retour sur investissements, c’est-à-dire l’acquisition par les Alliés d’équipements américains. En fait, si en toute hypothèse, les États-Unis décidaient de sortir de l’OTAN, ils signeraient l’arrêt de mort de l’Alliance Atlantique et tâcheraient sans doute alors de négocier des traités bilatéraux avec différents pays de l’Alliance. Mais ce scénario me paraît très improbable.
En ce qui concerne la défense européenne, Il est difficile d’imaginer une place pour une vraie structure militaire européenne dans la logique actuelle, qui est précisément d’éviter toute duplication avec les structures de l’OTAN, d’ailleurs renforcées récemment. Cependant, la combinaison du terrorisme qui a frappé le sol européen et de la perception du réarmement des grandes puissances mondiales a déclenché dans les institutions européennes une véritable prise de conscience de l’urgence d’une réponse commune. Ainsi, des projets concrets ont vu le jour sous l’égide de la Commission européenne. C’est le cas du Fonds européen de défense pour alimenter la base industrielle aussi bien que soutenir des projets capacitaires tels que les drones européens ou encore de la Coopération structurée permanente prévue au traité de Lisbonne mais jamais mise en œuvre jusque-là, et qui est aujourd’hui forte de 34 projets. Il y a des idées et un peu de financement, une volonté de commencer à parler de recherche industrielle, mais la pièce manquante est sans doute une dimension militaire plus marquée.
Le hard power doit-il selon vous faire partie de la puissance de l’Union ?
Une structure militaire structurée est indispensable si l’on veut réellement construire une défense européenne. La place des militaires au sein des institutions est clairement à identifier au-delà des postes existants. Il faudrait en particulier une haute autorité militaire qui se situerait au niveau des commissaires et incarnerait ainsi cette défense européenne.
D’une manière générale, que ce soit au sein de l’OTAN ou de l’Union, il faut plus que jamais se concentrer sur l’évolution des menaces pour mieux les anticiper. On pense en premier lieu aux menaces classiques qui n’ont pas disparu mais qui évoluent, mais aussi aux stratégies hybrides ou aux attaques dans le cyberespace. Ce sont des domaines que doit investir l’Europe pour mieux se protéger, et employer pour ce faire tous les moyens à sa disposition.
Il faut également parler des risques que font peser sur l’Europe les nouveaux armements russes. Ainsi, la sortie du traité INF décidée par les États-Unis (soutenus par l’ensemble des Alliés au sein de l’OTAN) est-elle consécutive au déploiement par la Russie de systèmes de missiles en contravention avec ce traité. Aujourd’hui, les Européens en tant que tels ont été totalement absents de ce débat stratégique qui les concerne au premier plan. Il faut d’ailleurs se souvenir de la crise des Euromissiles des années 1980, cette question redevient d’actualité.
Le président Macron a parlé des frontières dans sa tribune récente sur l’Europe : elles demeurent évidemment un enjeu de souveraineté nationale. Avec la modernisation de leurs armées, les Russes peuvent faire peser une menace militaire aux frontières orientales de l’Europe, aussi bien que sur ses espaces maritimes et aériens. Mais ils ont également d’autres moyens de fragiliser l’Europe, par des brèches qui sont déjà entre-ouvertes, qu’elles soient politiques, économiques, ou militaires.
Dans la situation actuelle, l’Europe doit se concentrer sur ce qui fait sa spécificité : le continuum défense-sécurité. L’Europe doit viser à la cohérence globale de sa défense, à l’image de notre défense nationale. J’imagine des structures qui seraient beaucoup plus adaptées aux enjeux contemporains. Elles intégreraient les fonctions, y compris la fonction de défense, dans des centres de direction ou de commandement intégrés, avec en toile de fond des échanges d’informations entre pays européens qui nous permettraient d’être beaucoup plus pertinents dans la politique et les actions de défense et de sécurité. Ce faisant, il serait possible de créer une structure qui éviterait les duplications (avec l’OTAN) et, surtout, qui répondrait aux menaces et défis majeur que traverse l’Europe aujourd’hui.
Pour moi, c’est le moment d’avancer résolument. Cela n’a pas de sens de promouvoir l’idée d’une défense européenne aujourd’hui si elle ne s’inscrit pas dans un ensemble cohérent. Il faut à mon sens reconstruire la maison Europe sur un triptyque politique ; économique et social ; défense et sécurité. Seule une approche globale et collective nous permettra de répondre aux grands défis de ce siècle et de positionner l’Europe comme une grande puissance à part entière dans « l’affrontement des titans » entre la Chine et les États-Unis qui est déjà engagé. Dans ce sens, un apaisement des relations avec la Russie serait un atout incontestable.
« Cela n’a pas de sens de promouvoir l’idée d’une défense européenne aujourd’hui si elle ne s’inscrit pas dans un ensemble cohérent. Il faut à mon sens reconstruire la maison Europe sur un triptyque politique ; économique et social ; défense et sécurité. Seule une approche globale et collective nous permettra de répondre aux grands défis de ce siècle et de positionner l’Europe comme une grande puissance à part entière dans « l’affrontement des titans » entre la Chine et les États-Unis qui est déjà engagé. »
Quelle est donc la marge de manœuvre ? Quelle feuille de route serait envisageable ?
L’Europe doit d’abord se préparer au monde de demain. Pas celui d’hier – elle ne ferait alors que réinventer ce qui existe déjà. Et nous nous heurtons systématiquement au problème de la duplication, notamment avec l’OTAN. Cette organisation va perdurer. Il s’agit donc d’établir un nouveau contrat avec nos amis européens, avec d’un côté l’OTAN et la défense collective et de l’autre l’Union, qui prendrait réellement en charge les autres missions de défense et sécurité.
On retrouve cette problématique pour le cyber par exemple. Il y a certes une agence européenne travaillant sur ce domaine, mais elle est n’est pas assez visible. Dans le même temps, le cyberespace est devenu incontournable dans toutes les crises et dans chaque conflit. D’ailleurs, lors du sommet du Pays de Galles en 2014, les hautes autorités politiques de l’OTAN ont décidé que des cyber-attaques qui toucheraient aux intérêts vitaux d’un ou plusieurs pays de l’Alliance pourraient justifier l’invocation de l’article 5 de défense collective par ces pays membres. Cela s’inscrit pleinement dans le cadre de prise en charge de ce domaine par l’OTAN, en s’appuyant notamment sur le centre d’excellence cyber de Tallinn en Estonie.
Les attaques cyber font pleinement partie des stratégies hybrides telles que nous l’avons constaté en Ukraine, par exemple. Lorsque qu’à l’ACT (Commandement Allié de la Transformation) nous avons réfléchi à la réponse à apporter à ces menaces hybrides, nous avons clairement identifié 3 acteurs :
- Les États eux-mêmes, qui doivent consolider leur système politiques et leur résilience interne ;
- L’Union, qui possède la plupart des outils pour répondre à cette résilience (politique, social, sécuritaire) ;
- L’OTAN, dans sa version défense collective, comme dernière frontière en cas d’attaque majeure par exemple.
Il y a là une bonne façon d’envisager la division du travail « sécuritaire », si je puis dire. On fonctionne alors sur différents cercles concentriques, avec pour chaque cercle, sa mission. Mais dans ce schéma, l’Union a du mal aujourd’hui à trouver sa place. Et pourtant, il s’agit vraiment d’une question clef si l’Europe veut acquérir au moins en partie son autonomie stratégique et reprendre son destin en main.
Mais, si l’OTAN prend en charge le cyber par exemple, comment l’Union pourrait-elle s’occuper du domaine sécuritaire justement ? Car, excepté FRONTEX et Europol, tout semble pris en charge par l’OTAN…
Pour le cyber, personne ne peut s’en occuper tout seul. L’OTAN doit couvrir ses propres capacités pour être crédible et donc protéger ses systèmes.
Mais l’Europe a toute sa place à prendre dans ce domaine comme dans les espaces classiques maritimes et aériens ou encore dans l’espace exo-atmosphérique qui devient clairement un enjeu stratégique. La surveillance, le contrôle, ou la protection des espaces communs doit à mon sens faire pleinement partie des missions où l’Europe a une vraie place à prendre. Souvenons-nous par exemple que l’opération européenne Atalante de lutte contre la Piraterie fut une réelle réussite !
Vous parliez des structures mises en place par l’OTAN, et vous avez contribué à la mise en place du Federated Mission Networking pour améliorer l’interopérabilité entre alliés dans l’OTAN. Cette initiative ne fut-elle pas un moyen, pour les États-Unis, d’imposer leurs normes et équipements militaires dans l’OTAN ?
C’est une bonne question. Mais laissez-moi d’abord vous retracer les raisons qui nous ont poussé à la création de ce projet.
Pourquoi avons-nous créé le Federated Mission Networking ? Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, il est dans les gênes de l’OTAN que de créer de l’interopérabilité. Tout le monde le reconnaît. L’OTAN a le mérite d’avoir créé cette standardisation, cette aptitude des forces de l’alliance à travailler ensemble, à coopérer dans de meilleures conditions, sans délais, traditionnellement dans les domaines aérien et maritime, mais aussi terrestre, comme on l’a vu en Afghanistan. D’ailleurs, cela ne surprend plus personne qu’aujourd’hui, les pays alliés puissent, sans délai, former une coalition pour intervenir en Irak ou en Syrie. Cependant souvenons-nous qu’il fut un temps, comme pendant la Guerre du Golfe, où cette aptitude aurait été considérée comme un exploit.
Ensuite, dans ce monde de réseaux, nous avions remarqué que les méthodes classiques de définition des standards et de l’interopérabilité ne fonctionnaient plus. Les standards évoluent trop vite ou sont trop tributaires des standards civils. Figer un standard est impossible. Nous avons donc changé de méthode. C’était assez ambitieux. On a standardisé les processus de manière à ce qu’à chaque étape du développement d’un projet, on puisse vérifier sa compatibilité avec l’ensemble du processus otanien. De fait, nous avons réussi à attirer les Américains dans le FMN, alors qu’au départ, ils avaient lancé leur propre système notamment pour améliorer leurs liaisons entre l’Atlantique et le Pacifique, qui ne fonctionnait pas très bien. Donc c’est une bonne chose que les Américains soient intégrés au FMN pour assurer l’interopérabilité dans les crises à venir. Mais il faut que ce projet FMN soit mené à terme sinon, il est fort à parier que les États-Unis reprendront seuls leur marche en avant.
Cependant, on ne peut négliger l’impact des grands programmes d’armement américains sur les standards. En ce qui concerne par exemple le F-35, il n’a jamais été conçu et développé selon le principe du FMN, qui n’existait pas à l’époque. Le F-35 n’est pas non plus certifié OTAN. Peut-être le deviendra-t-il ipso facto parce que de nombreux pays de l’OTAN l’ont acquis, mais cela n’est pas clairement établi. Jusqu’à quel point les États-Unis vont-ils vouloir ouvrir le réseau F-35 à leurs alliés ? C’est une question qui ne manque pas d’intérêt. Il faut bien comprendre que les ventes d’équipements américains en Europe ne passent pas par l’OTAN elles sont traitées en bilatéral avec les pays concernés.
Pourtant, le F-35 conquiert effectivement toute l’Europe, menaçant ainsi les projets d’avion de combat européen comme le SCAF franco-allemand…
Si on prend purement une casquette de commandeur des forces otaniennes, tout ce qui peut améliorer les capacités de l’OTAN est le bienvenu. On pourrait dire la même chose de l’Union Européenne, si on se positionne uniquement sous l’angle capacitaire. Les pays européens qui sont en cours d’acquisition du F-35 le disent : « on ne voit pas pourquoi vous nous en voulez, cela ne fait qu’améliorer les capacités de défense. » Difficile de répondre à la critique, car on ne se place tout simplement pas sur le même plan.
Pour nous, français, tout ça ne fait qu’un bloc : capacités industrielle, capacités de défense. On se place dans une perspective globale. Pour les autres cela n’est pas si évident. Quel est leur intérêt d’acheter de l’équipement militaire européen ? Vous vous mettez à la place des Polonais, des pays baltes… ils n’en sont pas là. Ils ne voient pas l’intérêt et c’est bien le cœur du problème. Ils ne se sentent pas partie prenante de cette politique européenne. Pour eux, acheter le Rafale c’est acheter français. Pourquoi acheter français ? Quel est l’intérêt de la Pologne à acheter français et non américain ? Quel est le retour sur investissement ? Ce n’est pas pour autant qu’ils sont moins Européens. Si les Américains consentent à investir chez eux, c’est tout bénéfice. Ces pays disent : « évidemment, vous voulez faire de la politique industrielle car vous voulez qu’on vous achète vos systèmes. » Il y a une vraie question derrière : celle de la convergence des intérêts.
La seule solution pour avancer en la matière, c’est que ces pays aient un intéressement dans la construction de cette défense européenne, avec des équipements européens. Ce retour sur investissement est fondamental, pour que les Européens achètent européen et non américain. Car ces derniers peuvent désormais produire des avions d’un très bon niveau, rapidement, rarement moins cher mais surtout avec une réelle plus-value politique pour le pays acheteur. Un contrat d’armement recouvre en effet autant des aspects militaires que politiques in fine.
On cite souvent Airbus comme étant l’exemple même de la construction européenne. C’est vrai dans une certaine mesure, même si Airbus exporte aussi en Chine et aux États-Unis. Mais est-ce qu’Airbus est présent dans les grands pays européens comme la Pologne ou quelques autres ? Pas forcément. Je cite Airbus mais on pourrait parler d’autres industriels également. Qu’est-ce qui va inciter ces pays européens à acheter européen plutôt qu’américain ? Mettons-nous à leur place. Il est facile de jeter l’opprobre de l’extérieur en disant « vous n’êtes pas Européens, vous les Belges, pourquoi vous achetez F-35 et pas français ? » Peut-être une bonne solution serait de considérer les fonds structurels comme ces investissements justement. À voir comment l’on pourrait procéder. En tout cas, ce pourrait être un vrai moyen de pression.
Certaines entreprises européennes se rapprochent, comme Nexter et Krauss-Maffei, d’autre sont en train d’organiser des coopérations originales, comme Dassault et Airbus. Assiste-t-on à la naissance d’un complexe militaro-industriel européen ?
Je ne sais pas si on peut qualifier cela de complexe militaro-industriel, mais il est bien possible d’observer une convergence progressive. Il est maintenant nécessaire d’aller au bout de nos idées.
Je vais vous partager une expérience personnelle sur les drones : c’était en Bosnie, en 1993, que j’ai vu voler les premiers drones MALE. J’étais le numéro 2 de l’opération aérienne français Crécerelle, sous l’égide de l’OTAN. La CIA y testait alors les premiers Predators (le Predator A) de manière confidentielle. Je suis retourné deux ans plus tard en Bosnie, cette fois-ci en tant que responsable de la coordination aéroterrestre. Là, en 1995, ce n’était plus la CIA mais l’US Air Force qui employait ouvertement les Predators. Ayant pu observer cette technologie de près, ma conviction dans l’utilité des drones n’a cessé de croître, et j’ai défendu l’acquisition de drones de grande, longue et moyenne endurances avec des capacités stratégiques et satellitaires telles qu’on les emploie aujourd’hui. Quand j’ai poussé avec quelques autres ces idées au début des années 2000, nous avons commencé à mettre sur pied un programme européen. Contrairement à une idée reçue, les industriels n’y étaient alors pas opposés, mais il n’y avait pas encore de consensus politico-militaire à l’époque sur le rôle futur de ces drones, que certains assimilaient à des robots autonomes ce qui est évidemment loin d’être le cas aujourd’hui.
Puis est arrivé un moment où, l’histoire se déroulant, tout le monde a bien fini par comprendre que ces drones étaient indispensables, qu’ils apportaient une plus-value extraordinaire, et le temps est passé jusqu’à ce qu’il n’existe plus qu’une solution. Certains ont voulu revenir à la case départ en disant vouloir créer un programme européen ! Mais les armées en avaient désormais un besoin immédiat, donc on s’est tourné vers les Reapers américains, presque partout en Europe. Au total, on a perdu une dizaine d’années, c’est énorme dans le tempo des opérations et des technologies modernes.
Maintenant il y a un nouveau programme européen, on lui souhaite bonne chance. Il est soutenu par l’Europe. Le monde a changé, c’est vrai, la prise de conscience est là, mais c’est tardif, on a raté un train, on va peut-être en rattraper un autre. J’espère que ce drone sera le drone du futur et non pas le drone du passé, si vous voulez ; ce n’est pas la peine d’essayer de reconstituer ce que l’on a aujourd’hui. L’histoire des drones est caractéristique des questions que vous posez sur l’organisation industrielle : il faut y croire collectivement, politiques, militaires et industriels, et si l’on n’y croit pas, si l’on n’est pas prêt à s’investir sur le long terme, on a aucune chance de réussir. En revanche en travaillant en équipe, comme ce fut le cas en particulier pour le programme Rafale, on se donne toutes les chances de réussite.
Un autre exemple, l’espace. La France puis l’Europe se sont lancées dans l’aventure spatiale avec des succès remarquables. À l’instar de l’aventure spatiale européenne, je crois à l’Europe des grands projets. Je suis convaincu que ce qu’il faut aujourd’hui à l’Europe, ce sont des projets d’avenir ambitieux.
D’après votre expérience, quelles ont été les initiatives de défense européenne intégrées qui ont bien marché ? Et pourquoi ?
L’European Air Transport Command créer en 2010, fut un immense succès. Il est géré par un Memorandum of Understanding entre les différents pays qui ont accepté d’y contribuer. À la conception initiale du projet, il y avait la France et l’Allemagne. Les responsables de ces armées de l’air se sont dit à l’époque : « à l’avenir nous allons mettre en œuvre le même avion de transport, l’A400M, il fournira des capacités remarquables, que nous devons pouvoir exploiter en commun. » Les états-majors ont commencé à travailler ensemble sur cette idée de partage, d’optimisation, et de coordination d’emploi. Ensuite, la Belgique et les Pays-Bas, puis la Hollande nous ont rejoint. Ensemble, nous avons pu surmonter les obstacles. Certains politiques nous disaient qu’il s’agissait d’un abandon de souveraineté . En fait il n’en était rien, l’idée était bien de mettre en commun ce que l’on peut mettre en commun, avec un droit de regard bien sûr, même un droit de retrait national si nécessaire. Depuis, l’expérience a prouvé que ce droit n’a que très rarement été invoqué, car il est devenu évident que ce commandement européen du transport aérien basé sur la base néerlandaise d’Eindhoven était une plus-value remarquable.
Un autre point intéressant concerne l’attitude du Royaume-Uni. Les Britanniques voulaient nous rejoindre, mais leur seule réticence, c’était le nom de baptême « European Air Transport Command » puisque les pays participants sont européens y compris le Luxembourg, l’Italie et l’Espagne qui ont rejoint depuis. Le qualificatif « European » a été le point bloquant qui a fait que les Britanniques n’ont pas voulu rejoindre. Et c’était bien avant le Brexit ! Il y avait pourtant un réel intérêt pour eux, en particulier alors qu’ils avaient cette surcapacité avec le ravitaillement en vol, avec un contrat qui leur coûtait très cher financièrement. Vous voyez, le mal était donc profond. Brexit ou pas Brexit…
À plus long terme, l’idée d’un partage du parapluie nucléaire français, soit en remplacement, soit en complément du parapluie nucléaire américain, semble faire son chemin. Est-elle pertinente, voir inéluctable ? Ou bien est-ce totalement impossible ?
Le problème de la dissuasion, c’est que pour que ça marche, il faut que ce soit chimiquement pur, si je puis dire – au niveau politique, militaire, technique et avant tout conceptuel. C’est le cas dans notre pays depuis la création des forces de dissuasion nucléaire.
En 2010, il y a eu en Allemagne une déclaration politique commune sur la dénucléarisation. Cette déclaration conduisait inéluctablement à la fin de la participation de l’Allemagne à une composante nucléaire de l’OTAN et peut-être à la fin de la composante de l’OTAN sans l’Allemagne, même si cela reste hypothétique. Deux ans plus tard, les alliés se retrouvaient à Chicago en 2012 lors d’un sommet de l’OTAN. La France poussait pour que l’OTAN demeure une alliance nucléaire. Dans la balance, on trouvait aussi une capacité de défense anti-missiles, que les Américains souhaitaient pour l’OTAN. Finalement, un compromis fut trouvé et c’est sur cet équilibre que repose aujourd’hui la composante nucléaire aéroportée de l’Alliance, à laquelle, faut-il le préciser, la France ne participe pas. En revanche, au même titre que les États-Unis ou la Grande-Bretagne, la France met en œuvre sa propre dissuasion nationale, indépendante et autonome, mais qui contribue à la crédibilité globale de la dissuasion de l’Alliance.
La Chancelière allemande et le Président français ont tous deux avancé le concept « d’armée européenne. » Si vous aviez carte blanche, quelle forme lui donneriez-vous ?
Une première réponse sémantique consiste à expliquer que si les politiques utilisent ce terme-là, c’est parce que c’est le seul qui soit à peu près compréhensible des citoyens européens.
On commence à éveiller l’attention quand on parle « d’armée européenne. » Tout d’un coup, même le président Trump en parle… Je pense que dans l’esprit des dirigeants, il n’y a pas d’ambiguité sur le fait que, pour longtemps encore, la défense européenne, tout comme l’OTAN d’ailleurs, reposera sur les contributions que voudront bien y apporter les pays membres. Je disais tout à l’heure qu’on parlait d’une Europe avec un pilier politique, économique et social ; de défense et de sécurité. Ce pilier de défense peut être appelé « armée européenne », « défense européenne », comme on veut… Il veut caractériser le fait que l’Europe en tant qu’Union et puissance, si elle veut compter dans le monde, doit se doter de capacités de défense européennes crédibles.
À ce titre, comment estimez-vous la menace russe à l’heure actuelle ?
La menace russe s’exprime à travers des menaces hybrides. Les Russes ont compris qu’après la chute du Pacte de Varsovie, ils ne seraient plus en mesure de gagner la bataille conventionnelle en Europe. Ils en ont tiré trois conclusions. D’une part, il leur fallait absolument conserver une puissance nucléaire importante et crédible pour rester une grande puissance à part entière. D’autre part, ils devaient faire un effort vis-à-vis de leurs forces classiques, pour les rendre plus opérationnelles et plus mobiles pour répondre aux conflits modernes. Cela a été peu ou prou démontré en Syrie, sans qu’il faille exagérer non plus la portée de cette démonstration de force. Enfin, il fallait porter le combat sur le terrain de l’information, comme ils savaient très bien le faire par le passé, mais désormais avec des moyens d’une toute autre efficacité dans l’espace cyber et dans le champ informationnel des medias modernes en particulier « sociaux. » De cette analyse ils ont tiré leur stratégie hybride à même de déstabiliser nos schémas traditionnels et nos démocraties, si nécessaire.
Justement, dans les deux stratégies que vous avez évoquées (contre-information et guerre hybride), c’est peut-être là que se situe le fameux continuum européen sur lequel l’Europe pourrait s’exprimer pleinement ?
Là où les Russes sont peut-être allés trop loin, c’est en positionnant à Kaliningrad les fameux missiles à capacité nucléaire Iskander. Les Russes donnent l’impression qu’ils sont dans une stratégie où ils poussent leur avantage pour voir jusqu’où ils peuvent aller. Certains en tireront la conclusion qu’ils ne comprennent que la force. C’est sans doute un peu simpliste, mais il est vrai que pour l’OTAN, et donc pour l’Europe, il était temps de montrer qu’il y avait des limites. Le retrait Américain du traité INF, soutenu par les Alliés, couplé à une nouvelle posture dynamique de l’OTAN et aux sanctions économiques, vont dans ce sens. Dans ce contexte, seule une négociation globale d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe pourrait à mon avis permettre de renouer l’indispensable dialogue avec le pouvoir russe.