Bruxelles. En mars dernier, l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne Gordon Sondland expliquait déjà au Financial Times1 que son gouvernement pourrait envisager des contre mesures si « l’entêtement ou le protectionnisme » empêchaient les entreprises américaines de bénéficier des nouveaux financements européens pour les industries de défense. Le 1er mai, deux membres de l’administration américaine – la sous-secrétaire à la Défense Ellen Lord et la sous-secrétaire d’État Andrea Thompson – ont adressé une lettre à la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Federica Mogherini. Dans ce courrier, elles critiquent la mise à l’écart des entreprises américaines des financements induits par le Fond européen de la défense (FED) et la non-participation d’États-tiers par la Coopération structurée permanente (CSP ou PeSCo). Le même Gordon Sondland, en accompagnement de la lettre, somme par écrit la Haute représentante de répondre avant le 10 juin sous peine de sanctions réciproques. Mais quels sont les fondements de cet ultimatum de guerre économique ?
Lancé en juin 2017 par la Commission européenne, le Fonds européen de défense doit mettre en place un financement de l’Union pour les projets capacitaires des industries de défense des pays membres en vue d’une plus grande intégration industrielle. En avril dernier, le Parlement européen s’est mis d’accord sur une dotation financière du fonds de près de 13 milliards d’euros pour la période 2021-2027. La Coopération structurée permanente (disposition du Traité de Lisbonne) a été activée en décembre 2017 avec 25 des 28 États membres, devant permettre la mise en place de projets communs en matière de défense, sur la base du volontariat.
Face à la mise en place d’un bloc européen sur les questions capacitaires, les américains critiquent les règles d’éligibilité aux financements du FED, pour lesquels les entreprises soumissionnaires doivent disposer d’infrastructures et d’une entité dirigeante localisées sur le territoire de l’Union. Ainsi, les entreprises américaines et les filiales des groupes européens installées aux États-Unis ou au Canada ne peuvent pas en bénéficier. Pour les américains, ces mesures jugées protectionnistes empêcheraient les entreprises américaines de participer à des projets militaires avec les Européens, et cela « produirait de la duplication, des systèmes militaires non-interopérables, la dispersion des rares ressources de défense et une compétition inutile entre l’OTAN et l’Union »2.
Invoquer l’OTAN c’est user d’un argument d’autorité en rappelant que des engagements ont été pris vis-à-vis de l’Alliance Atlantique. La ministre française des Armées, Mme Florence Parly exprimait à cet égard que « la clause de solidarité de l’OTAN est l’article 5, pas l’article F-35 »3 ; traduisez : l’OTAN, ce n’est pas les États-Unis. La compétition aurait donc lieu entre l’ensemble des États composant l’Union et les États-Unis.
Car il s’agit bien d’une compétition : la majorité des États de l’OTAN passent des appels d’offres, pour lesquels les entreprises de ces mêmes États proposent leurs équipements. Sur de nombreux appels d’offres s’affrontent les avions de chasse F-35 américains de Lockheed Martin, les Rafales français de Dassault, les Gripen suédois de Saab, ou encore les Typhoon du consortium européen Eurofighter. Le projet franco-allemand SCAF (Système de combat aérien futur), s’il réduirait le nombre de systèmes en compétition, représenterait un concurrent plus solide au F-35 et à ses versions futures. Mais si les Européens parviennent à développer une base industrielle et technologique de défense intégrée capable de délivrer des équipements derniers cri performants, cela ne peut que renforcer la capacité opérationnelle des pays de l’Alliance, donc l’Alliance. C’est d’ailleurs un argument souvent avancé par les différents ministres de la défense européens pour répondre aux critiques américaines. Encore une fois, cette compétition, qui n’est pas inutile, concurrencerait le complexe militaro industriel américain et non l’OTAN.
Développer des outils de financement permettant de consolider les industries des membres de l’Union ne peut que pousser ces derniers à investir davantage, et donc pour les pays européens membres de l’OTAN, de participer davantage au partage du fardeau sur lequel se sont concentrées ces derniers mois les critiques du président américain. Il n’y a donc pas de « dispersion des rares ressources » à craindre, bien au contraire. Il est malvenu de mentionner la non-interopérabilité de systèmes qui n’existent pas encore : nul doute que l’interopérabilité des futurs systèmes d’armes européens fera partie du cahier des charges des industriels et des forces armées. Pour l’instant, il n’est pas fait mention de projets opérationnels marchant sur les plates-bandes des missions de l’OTAN. En l’absence de preuve de l’existence de systèmes non-interopérables manifestement incompatible avec la réalisation des missions de l’OTAN, on ne saurait parler de duplication.
Le 14 mai, lors d’une conférence de presse suivant le Conseil des affaires étrangères des ministres des affaires étrangère et de la défense, un journaliste a questionné Mme Federica Mogherini au sujet du courrier des Américains. Elle a répondu ce qui suit4 :
« Le moins d’incertitude il y a, le mieux ce sera, car je pense que cela créé une agitation inutile. […] Nous préparons ensemble avec la Commission, et en accord avec les États-membres, une réponse claire et exhaustive aux préoccupations de l’Administration américaine. […] L’Union européenne est et reste ouverte aux entreprises et aux équipements américains. […] Laissez-moi aussi vous dire qu’actuellement, l’UE est bien plus ouverte au marché des approvisionnements américains que ce dernier ne l’est aux entreprises et aux équipements de l’Union européenne. Au sein de l’Union, il n’y a pas de « Buy European Act » [contrairement aux États Unis où il existe un Buy Americain Act depuis 1933, ndlr], et que 81 % des contrats à l’international [de l’Union, ndlr] échoient aujourd’hui aux entreprises américaines. »
Politico rapporte que selon les chiffres du Department of Defense américain, entre 2014 et 2016 « les exportations d’armements américains vers l’Union s’élevaient à 62.9 milliards de dollars tandis que les exportations d’armements européens vers les États-Unis étaient estimées à 7.6 milliards »5. Il apparaît donc invraisemblable que les financements des pays européens vers l’Union qui approvisionne le FED reviennent à des entreprises américaines ; d’autant plus si ces dernières commercent en position de force sur le marché européen et qu’elles ont pleine liberté pour répondre aux appels d’offres.
Sur la CSP, Mme Mogherini ajoutait :
« Les projets de la CSP ne se substituent pas ni ne modifient les règles d’acquisition, et ne se substituent à aucun projet en cours. […] [La CSP] n’est pas destinée à être un instrument de partenariat. »
Par ailleurs, la décision de la participation d’États-tiers aux projets de la CSP n’a pas encore été arrêtée, mais pourrait l’être d’ici le Conseil européen de juin ; et il conviendra d’être très clair et unis sur la question.
Perspectives :
- Finalement, la position de l’Administration américaine est cohérente avec les déclarations du président Donald Trump, qui voit ses alliés européens comme des concurrents et résonne en termes de marché. Pour assurer les intérêts de son complexe militaro-industriel, l’administration américaine imposera sûrement des sanctions aux Européens si leurs projets capacitaires se poursuivent, dans le but d’y mettre un coup d’arrêt. Il est probable qu’avant cela le bloc européen se divise entre les alliés très dépendants des États-Unis, et les alliés qui considèrent qu’un divorce a lieu.
- La réponse de Mogherini qui sera rendue publique avant le 10 juin sera probablement diplomate et non-définitive aux vues des élections et du renouvellement des institutions européennes à venir.
Sources
- PEEL Michael, BARKER Alex, US envoy warns EU over military project curbs, Financial Times, 10 mars 2019.
- CHAZA & PEEL, US warns against European joint military project, Financial Times, 14 mai 2019.
- LAGNEAU Laurent, Mme Parly “La clause de solidarité de l’Otan est l’article 5, pas l’article F-35“, Opex360, 18 mars 2019.
- MOGHERINI Federica, Conférence de presse du 14 mai 2019.
- BARIGAZZI & POSANER, EU to US : Don’t worry about our military plans, Politico, 16 mai 2019.