#POPULISME

Le terme « populisme » est devenu omniprésent dans le débat politique, intellectuel et scientifique. Face au foisonnement d’usages et à leur intensification déterminée par la séquence ouverte par le Brexit et l’élection de Donald Trump, on peut se demander : que faut-il retenir du terme ? Que faudrait-il faire de cette notion lors de la campagne européenne qui nous attend ?

Google trends | Populism (bleu), Populist (rouge)

On remarque d’abord que le mot donne lieu à des oppositions devenues structurantes :

En Europe, l’opposition aux populistes est devenue une polarisation commode et fonctionnelle. Elle semble douée d’une efficacité certaine, car chaque pôle paraît satisfait de son rôle au sein de ce clivage. Pourtant qui s’oppose réellement au populisme ? Les libéraux ? Les modérés ? Qui peut véritablement se passer d’une référence au populisme ?

Les attributs du populisme

La littérature scientifique la plus récente (Cass Mudde, Jan-Werner Müller, Yascha Mounk) permet de distinguer les attributs du populisme autour de quelques critères caractéristiques de cette notion.

Le « populisme » renvoie d’abord à la dénonciation des « élites » – politiques, économiques, médiatiques et intellectuelles – stigmatisées parce qu’elles auraient confisqué et trahi le pouvoir et la volonté du « peuple », seul fondement valable d’une autorité légitime. Mais de quel « peuple » s’agit-il (« peuple classe » ? « peuple nation » ? « peuple souverain » ? pour reprendre les expressions de François Dubet). Par ailleurs, de quelles « élites » s’agit-il ?1 En outre, que faire également de la tendance technopopuliste contemporaine ? Comme le montre le cas des administrations locales du MoVimento 5 Stelle, par exemple, on remarque une convergence entre l’appareil technocratique et les mouvements adoptant une méthode populiste de prise du pouvoir qui insiste souvent sur l’inefficacité des classes politiques traditionnelles.

Au-delà de cette composante « anti-élitiste », le populisme se caractérise par un « anti-pluralisme. » Le populisme prétend en effet détenir le monopole de la volonté populaire : les populistes se posent ainsi en « vrais démocrates » et en deviennent anti-pluralistes. Ils prétendent porter la voix de la « vraie » majorité contre des minorités (politiques, ethniques, religieuses) trop avantagées dans les démocraties. Certains auteurs en déduisent que « le populisme tend même sans doute à être anti-démocratique »2.

Le populisme se caractérise enfin par un « anti-libéralisme » sur le plan politique par l’évocation constante de la légitimité populaire et de la démocratie directe aux dépens d’autres formes de légitimités pourtant tout aussi importantes au fondement des démocraties constitutionnelles organisées autour de contre-pouvoirs.

Le populisme est enfin le plus souvent incarné par une figure, un tribun, un homme fort – mais la crise en France des « gilets jaunes » montre que ce n’est pas non plus toujours le cas.

Google trends | Berlusconi anticipe en italien la vague Trump et le gouvernement Conte “populismo” (bleu) “populista” (rouge)

Au-delà de ces attributs, l’étude à travers l’histoire de la notion de populisme (des Narodniki à Berlusconi) et une attention à ses variantes géographiques actuelles (de Duterte aux Philippines à Orban en Hongrie) montrent qu’il demeure compliqué de déterminer en quoi consiste l’essence du populisme, à travers des attributs invariants et des tendances constantes.

Le populisme comme style politique

Un détour par la philosophie permet d’aborder le populisme par une toute autre approche. Dans les Recherches philosophiques, le philosophe autrichien Wittgenstein est confronté à un problème similaire, quand il se demande comment « savoir ce qu’est un jeu, qu’est-ce que cela signifie ? » Comme pour le populisme, il ne semble pas évident de savoir quels éléments communs partagent la culbute et les échecs, un but de Ronaldo et le roi du silence. Pour le dire avec Wittgenstein, en effet : « Comment donc expliquer à quelqu’un ce qu’est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certains jeux et ajouter ceci : « nous nommons ‘jeux’ ces choses-là, et d’autres qui leur ressemblent. » »

Le concept de Wittgenstein « d’air de famille » permettrait d’approcher la question des populismes sans essentialiser leurs similitudes : il y a quelque chose de semblable, comme un « air de famille » entre la culbute et un but de Ronaldo, donc entre Salvini, Duterte et le général Boulanger au XIXe siècle en France.

Afin d’étudier la ressemblance, le flux et le devenir, plutôt que l’essence, la stabilité et l’attribut, on peut aussi recourir à la philosophie politique italienne. On pense à Machiavel pour qui la question est de savoir comment on devient Prince. De cette façon, il devient possible de parler de styles populistes plutôt que d’un principe populiste déployé autour d’une série d’attributs. Le populisme devient une méthode de prise de pouvoir dans des périodes d’instabilité, où prendre et perdre le pouvoir sont deux moments rapprochés par la crise de la reproduction des élites et du pouvoir.

Cette approche permet de comprendre que le style populiste est distribué d’une manière plus ou moins homogène, même auprès des personnalités qui prétendent s’y opposer. On peut penser à Matteo Renzi qui s’est indéniablement servi d’un style populiste dans son entreprise de conquête du Partito Democratico, en proposant dans des discours très virulents, de « mettre à la caisse » (rottamare) les dirigeants de sa formation. La campagne présidentielle d’Emmanuel Macron a aussi été qualifiée de populiste.

Ce style populiste se retrouve aussi dans une culture médiatique ambiante pouvant véhiculer, dans l’immédiateté et à grande échelle, clichés, dramatisations et simplifications à outrance.

Aux sources du populisme

Si le style populiste est doué d’un certain succès en notre époque, il est nourri par des causes économiques, sociales, territoriales et institutionnelles, que l’on retrouve à des degrés variables selon les pays.

Le populisme se développe souvent sur fond de corruption, afin de dégager les corrompus – mais que faire alors du populisme de Berlusconi ou de Donald Trump ?

La montée des inégalités ressort comme l’une des sources alimentant le populisme. Les pays les plus touchés par les populismes sont le plus souvent ceux où les filets de sécurité sociale sont les plus faibles. La révolution technologique apparaît comme une cause majeure de cette montée des inégalités.

Les inégalités territoriales, qui en découlent en partie, ont imposé des nouveaux clivages : cosmopolite contre identitaire, ouverture contre fermeture, nomades contre sédentaires.

Au-delà du défi constitué par l’accroissement des inégalités sociales et territoriales entre les sociétés européennes et à l’intérieur de celles-ci, il faut s’intéresser au caractère relatif du sentiment de déclassement exprimé par de nombreux citoyens, sur fond d’extension du théâtre de la comparaison à toute l’Europe. L’un des grands paradoxes de l’intégration européenne, avec ses corollaires d’interdépendance économique, de mobilité accrue et d’élargissement des horizons, est en effet qu’elle crée du même coup de nouvelles perspectives pour l’expansion de la rancœur sociale, de l’envie et de l’animosité. Le paradoxe n’est qu’apparent. Comme l’a rappelé Pierre Hassner, le problème qui se pose à l’Europe aujourd’hui « est moins de faire coexister des systèmes, des alliances, ou des superpuissances que des États nationaux et, plus encore, des communautés économiques, sociales et culturelles dans la vie quotidienne. » Si l’on distingue entre trois niveaux de relations en Europe – l’interaction stratégique, l’interdépendance économique et l’interpénétration socioculturelle – le potentiel de conflit et d’irruption nationaliste découle moins de nos jours du premier niveau que des deux autres, et notamment de leur combinaison.

Le ressentiment engendré par la perception des inégalités sur fond géopolitique n’est pas prégnant seulement dans les sociétés d’Europe centrale et orientale ; on entend aujourd’hui ce sentiment d’être des citoyens « de seconde zone » exprimé, par exemple, par des figures du premier rang du gouvernement italien.

Autre source de montée du populisme, un sentiment de frustration, de colère chez une partie des électorats qui se traduit par une désaffection des partis traditionnels, un « dégagisme » qui s’accompagne d’une valorisation des discours plus tranchants. On peut alors parler de crise politique, que l’on peut lier à une crise de la souveraineté. Cela facilite l’émergence de leaders forts dans lesquels les citoyens placent leurs attentes dans un contexte de crise des corps intermédiaires, accompagnée par la perte de leur fonction.

Même si on relativise leur montée aux prochaines élections européennes, il est probable que les formations qui accepteront de se décrire comme populistes constitueront tout de même une force politique face à laquelle il faudra proposer une coalition transversale.

Cette note résulte d’un échange entre des membres groupe de travail de l’Institut Jacques Delors sur les élections européennes (Pascal Lamy, Sébastien Maillard, Christine Verger, Thierry Chopin, Geneviève Pons, Pervenche Bérès, Aziliz Gouez) et des membres du Groupe d’études géopolitiques (Ramona Bloj, Carlo De Nuzzo, Gilles Gressani)

Lucio Fontana, Concetto Spaziale – Attesa, détail

#NATIONALISME

Trois types de nationalismes historiques

On peut distinguer d’une manière très schématique trois formes de nationalisme qui sont successivement apparues depuis l’âge des Révolutions au XVIIIe siècle :

  • Un nationalisme d’émancipation lié au principe d’autodétermination des peuples qui s’est développé du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Certains nationalismes régionaux (Catalogne, Pays basque, Écosse…) sont tributaires de cette tradition politique. Ce type de nationalisme a été qualifié de libéral et romantique.
  • Un nationalisme autoritaire et expansionniste qui a marqué l’histoire du XXe siècle, et tout particulièrement la période qui s’étend du début du siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et au début de la décolonisation.
  • Un nationalisme de repli, de protection, moins agressif, de la fin du XXe siècle à aujourd’hui. Ce type de nationalisme correspond mieux à un continent européen de plus en plus démocratique. Il se caractérise par son attitude défensive. Parallèlement, le nationalisme autoritaire et expansionniste a pâti des horreurs commises par des régimes se réclamant de ses expressions les plus radicales : Italie fasciste, Allemagne nazie, etc.

Définir le nationalisme aujourd’hui

La méthode géopolitique fournit une perspective intéressante pour comprendre de quoi le nationalisme est le nom aujourd’hui. Quand on parle de nationalisme il faut en effet toujours expliciter quel espace, quelle « représentation du territoire national » et « des rivalités »3 sont mobilisés parfois inconsciemment par les acteurs qui se réclament du concept de nation.

On peut remarquer ainsi une rupture entre les nationalismes classiques en Europe et les néonationalismes européens contemporains.

Le nationalisme classique européen produisait une grande divergence. Les nationalistes français s’opposaient aux nationalistes allemands à partir d’une série de représentations territoriales qui engendraient des rivalités géographiquement situées : on peut penser à l’Alsace ou à la Lorraine par exemple.

En revanche, le discours nationaliste contemporain (néonationaliste) se construit d’une manière fortement convergente (en réaction et) à Bruxelles. Effet paradoxal de l’européanisation du politique, la plupart des leaders néonationalistes ont trouvé au Parlement européen une tribune dans laquelle ils peuvent confortablement attaquer les institutions qui les accueillent, en contribuant à échanger sur leurs tactiques, sur des symboles communs (batailles de Lépante, Poitiers…) ou sur leurs méthodes. On constate ainsi que si les partis nationalistes ont trouvé dans l’euroscepticisme un moyen pour constituer une ligne politique commune, la sortie de l’euro ne paraît plus être une fin revendiquée. D’où un paradoxe qui doit être souligné : il est de plus en plus rare de voir des néonationalistes prôner une sortie définitive de l’Union ou même simplement une sortie de l’euro.

Le néonationalisme est-il un européisme ?

La rupture entre les nationalismes classiques et le néonationalisme semble se caractériser par un changement d’échelle allant du cadre national vers le cadre continental et par un déplacement de la ligne politique vers des thématiques communes et européennes : la question de l’accueil des migrants, la critique des élites, l’Islam, l’Europe blanche et chrétienne de Viktor Orbán…

Que penser de ce phénomène ? Il peut en tout cas nous faire dire que les nationalismes ont fermement pris place dans le cadre européen. Ajoutons que même si ce tournant important pourrait être plus dû à l’opportunisme des leaders néonationalistes qu’à une évolution de leurs convictions, l’européanisation des néonationalismes a contribué à réaligner certaines de leurs propositions vers des positionnements plus centraux. On a pu remarquer les parallèles entre le discours de Sebastian Kurz lors de son déplacement en Chine et celui d’Emmanuel Macron prononcé quelques mois plus tôt.

Il reste encore à déterminer si l’usage de thèmes nationalistes ne sert pas surtout la tactique politique attentive à l’efficacité des styles populistes4 dans le contexte d’une séquence électorale mondiale marquée par la victoire d’offres politiques qui réclament la priorité de la nation (Trump, Bolsonaro ou le Brexit).

Notons la contradiction qui existe en Europe entre ces néonationalistes qui convergent à une échelle continentale et leurs références idéologiques, leurs représentations territoriales potentiellement conflictuelles, leurs intérêts politiques souvent divergents et qui se nourrissent de la rivalité de long terme entre États voisins.

Un retour des nationalismes guerriers européens paraît pour autant trop compliqué à imaginer. On n’assisterait pas tant à une résurrection du nationalisme qu’à une déconstruction de tous les corps politiques. La paix perpétuelle amenée par l’Union a peut-être sonné le glas d’une inimitié européenne au profit de souverainetés plus individualistes et corporatistes. Demeure la question : sommes-nous capables de vivre dans une Europe en paix ?

Une internationalisation des nationalismes ?

Prenant pour preuve la fragmentation des partis d’extrême-droite au sein du Parlement européen et les nombreuses contradictions de leurs discours (entre Salvini et Kurz, par exemple), on peut douter actuellement des capacités des nationalistes à former des alliances transnationales performantes. Toutefois on ne doit pas sous-estimer la capacité des mouvements néonationalistes à mettre de côté leurs dissensions au profit d’agendas plus transversaux. Des précédents sont présents dans l’histoire. Que l’on pense à l’alliance des dictatures fascistes (Allemagne, Italie) et nationalistes (Japon, Hongrie, Roumanie) dans la seconde partie des années 1930.

Par ailleurs, la nation invoquée par les néonationalistes est très abstraite et ses contours sont souvent confus (chaque nation a le secret de sa propre unité : la nation n’existe pas, les nations existent) mais un point commun existe dans leur revendication d’États plus souverains. On pourrait alors suggérer l’idée que les mouvements néonationalistes partagent ou en tout cas profitent de la cristallisation d’une utopie souverainiste dans une partie des populations européennes. À Bruxelles se substituerait donc l’idée d’une « Europe des Nations » qui construirait l’unité européenne sans cadre fédérateur.

Notons tout de même que des clivages importants demeurent : sur le rapport au libre-échange, sur les questions sociétales et sur des questions purement géopolitiques (la division des néonationalistes entre Atlantistes et pro-Russes, par exemple).

Les responsabilités de l’Union

À l’échelle européenne, une des niches pour les nationalismes se trouve dans une des contradictions inhérentes au projet européen : celle qui oppose l’idée d’une Europe universelle (qui serait une super organisation d’inspiration onusienne) à l’Europe particulière (de valeurs spécifiquement européennes). À cet égard, la nation avait réussi à combiner universalisme et particularité. Cette combinaison n’existe pas encore au niveau européen et elle n’existe plus au niveau national. C’est dans cette tension que pourrait se nicher le nouveau discours nationaliste.

Conçue comme le cadre d’expression privilégié de l’autonomie politique, la nation a longtemps été la clef de voûte de la démocratie. À ce titre, il est impératif pour l’Europe de répondre à l’inquiétude démocratique qu’elle suscite chez une partie de ses citoyens qui se sentent dépossédés de leur pouvoir souverain par des institutions qu’ils jugent lointaines et trop peu transparentes.

Le déficit d’un sens de communauté, d’une identité européenne reposant sur des valeurs communes renforce les positionnements identitaires et les désirs d’identités fermées.

Du côté des nationalismes régionaux, la construction européenne est clairement apparue comme une promesse dans laquelle se sont réfugiés les indépendantistes, le système de représentation des nations peut en effet encourager l’élargissement interne.

La difficulté à penser la nation au sein de l’Union européenne n’a pas encore été surmontée et la proposition de superposition des patriotismes européens et nationaux proposée par le Président Juncker n’a pas vraiment porté ses fruits.

Dès lors, comment répondre aux néonationalistes ? Par le raisonnement, ou par les symboles ? La réponse est d’autant plus complexe que les néonationalistes s’imposent de plus en plus dans le débat médiatique, dont ils maîtrisent excellemment les codes et les pratiques.

Cette note résulte d’un échange entre des membres groupe de travail de l’Institut Jacques Delors sur les élections européennes (Jean-Louis Bourlanges, Thierry Chopin, Alain Lamassoure, Pascal Lamy, Sébastien Maillard, Geneviève Pons, Christine Verger) et des membres du Groupe d’études géopolitiques (Ramona Bloj, Carlo De Nuzzo, Gilles Gressani, Baptiste Roger-Lacan)

Pierre Soulages, Dyptique, 1979

#PROGRESSISME

Brefs éléments sur la notion de progrès

La notion de progressisme doit être comprise en fonction de notre rapport au temps.

Dans une conception circulaire ou cyclique de la temporalité, le passage du temps ne coïncide pas avec l’idéal d’une amélioration progressive de l’humanité et de l’état du monde. L’Âge d’or était derrière les Latins et les Grecs. Le retour récurrent des saisons et des événements laissaient peu de place à la croyance en un sens de l’Histoire.

La notion de progressisme est indissociable de la vision linéaire du temps issue du Christianisme5. La croyance en la naissance du Messie introduit un point de rupture dans la circularité du temps. On commence à compter les années à partir de la naissance du Christ, en orientant le temps suspendu entre sa naissance et l’attente de son retour. L’Histoire a un sens.

Cette conception progressive du temps linéaire et orienté vers le Salut a débordé le cadre idéologique chrétien :

  • Le mouvement européen des Lumières reposait sur une approche linéaire du temps qui fournissait à des élites le cadre pour une action proactive dans l’Histoire : en embrassant les principes révélés par la raison, il devenait progressivement possible d’améliorer la condition humaine.
  • L’idéologie marxiste se fondait également sur une vision de l’Histoire dotée d’un sens plus ou moins déterminé, que la lutte politique était censée réaliser. La plupart des domaines (la science, l’économie, la société) étaient investis par ce progrès apparemment inéluctable de transformation de l’humanité.

La crise du progrès après la chute du Mur

La croyance en un temps conduisant d’une manière linéaire au progrès semble aujourd’hui tombée en désuétude. Si la crise de l’historicisme se situe sur une durée plus longue6, deux éléments paraissent avoir intensifié la crise du progrès depuis une trentaine d’années.

  • L’effondrement du bloc soviétique en 1989 a conduit la plupart des forces progressistes européennes de gauche, avec la social-démocratie, à une profonde critique du sens de l’Histoire de l’idéologie marxiste.
  • D’autre part, la grande complexité et l’intense interconnexion du monde contemporain ont porté un coup d’arrêt aux catégories élaborées par les Lumières. Aujourd’hui très peu de personnes se réclament encore d’une histoire pourvue d’un sens linéaire, mécaniquement porteuse de progrès, et cela par exemple malgré des avancées réelles en matière de lutte contre la pauvreté au niveau mondial7.

Exception notable, les entreprises de haute technologie continuent à mobiliser la notion de progrès qui leur fournit une justification puissante : nous désirons un nouveau smartphone car il passe, en quelques années, de sa version 5 à sa version 10. Doit-on en ce sens parler d’une siliconvalleysation du progrès ?

Vers un progressisme non linéaire ?

Que reste-t-il donc du progressisme politique aujourd’hui ? On peut affirmer que le progressisme est le mouvement d’idées qui cherche à remédier aux injustices sociales produites par le capitalisme tout en ne croyant plus en la linéarité du sens de l’Histoire. Par conséquent, à la perspective révolutionnaire, le progressisme préfère la recherche d’alternatives au modèle du libéralisme économique, dans la conviction que, sans correction, le capitalisme finit par creuser les inégalités et les injustices au point de menacer sa propre survie.

La crise internationale de 2008 a été un moment de drastique remise en question d’une série d’éléments auxquels les progressistes, surtout après la chute du Mur, avaient fini par se rallier :

  • Le progrès de l’économie ne débouchera pas linéairement sur le progrès social : la logique des Trente Glorieuse, selon laquelle investissement « égal » croissance « égal » ruissellement « égal » progrès, est aujourd’hui largement désavouée.
  • Le progrès de la production ne débouchera pas linéairement sur un monde plus habitable : l’incitation au « produire plus », menace la planète en plus d’accroître les inégalités dans une majorité de pays développés.
  • Le progrès de l’économie de marché ne débouchera pas linéairement sur un développement harmonieux et convergent à l’échelle mondiale. On remarque des divergences territoriales croissantes et des risques géopolitiques inédits.
  • En outre, l’affirmation progressive de forces politiques illibérales8 et néonationalistes9 a remis en cause le processus d’extension des droits, des libertés et des garanties démocratiques de l’espace européen, présentés jusqu’ici comme autant de progrès. On remarque que la construction européenne elle-même a été très marquée par une forme de messianisme qui n’était pas étranger à la culture démocrate-chrétienne de nombre de ses fondateurs.

Si le progressisme est entendu comme un synonyme d’une transformation linéaire et positive, en s’opposant au conservatisme et à l’inertie, il devient urgent de s’interroger sur sa contestation contemporaine. Sauvegarder la nature, protéger la démocratie, défendre les droits acquis relève-t-il d’une attitude conservatrice ou d’une attitude progressiste ? C’est là une des limites manifestes de l’usage du mot progressisme dans cette phase historique. Le progrès ne peut en effet plus être synonyme nécessairement de « plus » ou de « nouveau », sur le mode linéaire qui l’a caractérisé depuis le temps des Lumières.

Macron, progressiste ?

Depuis sa campagne victorieuse de 2017 jusqu’à sa Tribune adressée aux citoyens de l’Europe le 5 mars 2019, Emmanuel Macron insiste sur la nature progressiste de son mouvement et de ses propositions. Mais de quel progressisme s’agit-il ?

Le progressisme paraît une manière pour le Président français de se donner une identité politique qui dépasse la simple identification à sa personne, grâce à une notion attrape-tout.

Se réclamer du progressisme, à l’échelle nationale et continentale, c’est se poser en adversaire des mouvements néonationalistes10, tout en occupant un pôle central dans le jeu politique. De plus, cette notion a l’avantage de permettre de continuer d’activer le clivage qui oppose non pas les partisans de la société ouverte et ceux de la fermeture, mais plutôt les partisans du changement à ceux de l’ordre. Par ailleurs, l’évocation du progrès, ou plutôt de l’amélioration de l’état des choses plus ou moins volontariste, permet une coloration très floue et plutôt grand public.

Est-ce que le progressisme, de ce point de vue, est suffisant pour configurer l’ensemble des éléments qui composent les soutiens du Président français ? Est-ce une notion suffisamment fédératrice ?

Ce n’est pas certain. D’abord, chez les opposants au progressisme on trouve des partisans de la construction européenne. Ensuite, on néglige la difficulté pour les citoyens des pays de l’Est de comprendre l’usage du mot progressisme dans une rupture avec les éléments de langage utilisés par le socialisme réel. Enfin et surtout, on prend le risque d’attribuer en retour une tribune excessive aux nationalistes sans épuiser la complexité du clivage classique gauche/droite.

Aussi, l’utilisation par le président Macron du terme « progressisme », opposé dans son expression au « souverainisme » ou au « nationalisme », constitue un curieux retour du concept de progrès, qui soulève plusieurs interrogations. Est-il pertinent de fonder un discours politique sur ce clivage de mots en « ismes » relevant de catégories hétérogènes ? Faut-il y voir un simple subterfuge rhétorique utilisé par l’homme politique qui a fait du « en même temps » sa marque de fabrique ? D’un apanage des forces de gauche, le progressisme est-il en train de devenir un masque du libéralisme ?

Le « mieux » (efficacité énergétique, redistribution fiscale) et le « durable » (préservation des ressources) ont, par le biais écologique, remplacé les deux credo du capitalisme, le « plus » et le « nouveau ». Cette nouvelle configuration peut-elle se lier à une forme renouvelée de « progressisme » ? Et la politique d’Emmanuel Macron en fait-elle des priorités ? Alors que pour les sociaux-démocrates la lutte contre les inégalités et la prise en compte de la transition écologique sont les deux priorités encore en mesure de structurer une action au nom du progrès, l’usage du mot progressisme en opposition au souverainisme court le risque de transformer l’expression en faux-nez du libéralisme, comme elle le fut du communisme avant 1989.

Robert Motherwell, Élégie à la République espagnole, 108, détail

#SOUVERAINETÉ

Sur la notion de souveraineté

Pour comprendre la formule « souveraineté européenne » il peut être utile de commencer par cerner le concept de souveraineté, en notant la proximité étymologique étonnante entre les mots « souverain » et « soprano. » Si la voix d’un soprano est en effet la plus haute, est souverain celui qui décide en dernière instance.

  • Du point de vue juridique cette définition paraît linéaire : l’organisation pyramidale des instances juridiques de la République française fait, par exemple, du Conseil d’État l’instance suprême du droit administratif.
  • Du point de vue politique, en revanche, il paraît souvent plus compliqué de déterminer dans quels lieux ou en fonctions de quelles relations de pouvoir il faut situer l’instance souveraine.

L’exercice du pouvoir étatique et la souveraineté

On remarque que l’État moderne européen s’est historiquement défini dans la recherche d’éléments permettant de rendre efficace et visible son contrôle sur la dernière instance : l’armée, la monnaie ou les appareils policiers sont devenus des moyens régaliens à disposition des fins du souverain. L’exercice du pouvoir étatique a ainsi fini par se confondre avec la notion de souveraineté. En France, il a même fini par devenir le synonyme de contrôle sur le fonctionnement de l’État, de puissance publique.

Cependant, depuis plusieurs décennies, on constate une tendance qui va à l’encontre de cette juxtaposition entre État et souveraineté. Le pouvoir, la puissance et la décision en dernière instance concernent désormais un champ bien plus large que celui des compétences d’un État. D’un côté on assiste à l’émergence du non-régalien (l’environnement, le cyberespace) de l’autre on constate la progressive émancipation de sphères autrefois reliées au régalien (le commerce, en partie la monnaie).

Crise de la souveraineté, émergence du souverainisme

Face à cette dilution de la souveraineté étatique, comme par un mouvement de contrecoup, se répand une idéologie « souverainiste » : les partisans du Brexit affirment une volonté de « take back control », Donald Trump défie les puissances commerciales internationales à partir du mot d’ordre « America first. » En Europe continentale on retrouve également cette tendance, même si les souverainistes européens, contraints par des leviers d’action plus limités, doivent souvent avoir recours à l’appui d’une puissance extérieure, comme en Italie, et ne paraissent pas toujours intéressés par la sortie de l’Union.

Plus généralement cette volonté de regagner le sentiment d’avoir le choix profite de la confusion entre indépendance et souveraineté et de l’amalgame entre consommateurs et citoyens, qui peut être reproché aux politiques européennes.

Le débat sur la souveraineté européenne

La campagne française pour la présidentielle a relancé le débat sur la souveraineté européenne. Si on peut désormais reconnaître une certaine tendance gaulliste chez Macron, sa proposition politique se situait alors parfaitement dans la lignée mitterrandienne de « la Grande France » au sein de l’Europe. On remarque que parler de souveraineté est souvent le seul moyen de parler d’Europe en France et Emmanuel Macron mise désormais sur cette formule comme un moyen pour prendre position face à Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon qui cherchent à mobiliser ce thème à l’échelle nationale.

Peut-on pour autant prolonger l’usage de ce concept au-delà du cadre électoral français ? Le problème a été de ne pas l’adapter, notamment à la réception du point de vue des pays de l’ancien bloc de l’Est où la notion d’empire est venue perturber le sens de ce concept. Avec l’idée d’empire, c’est le principe d’une obéissance des États fédérés qui est mise en avant, voire, par l’inévitable glissement sémantique vers la notion d’impérialisme, d’extension territoriale par la conquête, ce qui est aux antipodes de l’histoire et de l’esprit de la construction européenne.

La réception de la lettre du président Macron dans les pays de l’ancien bloc communiste est à cet égard indicative, car on retrouve à la fois une vieille tendance française à projeter une vision de l’Europe comme projection de la force de l’État (français) à l’échelle européenne, et dans les nations jeunes que sont les anciens pays du bloc de l’Est, on retrouve une volonté d’affranchissement d’un pouvoir extérieur et supranational, une volonté d’exercer, enfin, une pleine souveraineté à la taille de l’indépendance enfin reconquise.

Une souveraineté européenne ?

Au-delà des considérations linguistiques, c’est l’application du principe de souveraineté à l’Union européenne qui pose problème. Est-ce que la souveraineté est une souveraineté totale ? Si elle existe, est-elle partielle ? Comment délimiter ce partage sans effectuer un saut qualitatif vers la dimension fédérale ?

On doit d’abord reconnaître que l’Europe régalienne est partielle et évolutive, et que la souveraineté est, au mieux, en partage avec les souverainetés nationales. Jacques Delors parlait paradoxalement d’une « Fédération d’États nations. » Ce paradoxe traduisait une idée fondamentale : au sein de l’Union Européenne, la souveraineté se doit d’être multimodale et capable d’articuler plusieurs échelles.
Le principe de subsidiarité, en effet, assure le partage de compétences entre les États-membres et les institutions européennes. La souveraineté européenne dépend du partage des compétences établi par les Traités. L’Europe ne peut pas déclencher une guerre et mobiliser une armée, mais elle peut déclencher une guerre commerciale. Elle varie donc largement selon les domaines et le principe du vote à l’unanimité est souvent un frein à son expression et ce même si de rares passerelles vers le vote à majorité qualifiée existent.

Il est possible de schématiser la souveraineté européenne comme suit :

Dès lors, l’objectif, à terme, d’une véritable souveraineté européenne est de transformer ce cône en cylindre. Un discours plus ambitieux sur la souveraineté européenne est en effet un moyen d’ouvrir la voie vers un sentiment d’appartenance, d’apporter une réponse à la question identitaire et d’affirmer le principe du « continuer à s’intégrer pour devenir souverain. »

De ce point de vue, la notion de bien souverain, de bien public européen, est nécessaire pour donner corps à un contenu, à une Europe régalienne. L’intérêt des enjeux régaliens, c’est qu’ils permettent de distinguer entre un « dedans » et un « dehors », et donc d’ouvrir la voie à la constitution, à terme, d’un sentiment d’appartenance.

Cette note résulte d’un échange entre des membres groupe de travail de l’Institut Jacques Delors sur les élections européennes (Pascal Lamy, Christine Verger, Jean-Louis Bourlanges, Pervenche Bérès, Alain Lamassoure, Thierry Chopin, Geneviève Pons, Matthieu Meunier) et des membres du Groupe d’études géopolitiques (Gilles Gressani, Ramona Bloj, Vera Marchand).

Yves Klein, Pur pigment

#PROTECTION

Entre stratégie électorale et doctrine stratégique

La formule « l’Europe qui protège » présente une ambiguïté structurelle.

Il s’agit d’abord d’un élément mobilisé lors d’une série de campagnes électorales et qui a fini par devenir à plusieurs reprises un élément du dispositif rhétorique politique. Comme telle, elle a été périodiquement reprise par des personnalités politiques différentes : de François Mitterrand, en 1992 lors de la campagne pour le Référendum de Maastricht, à Nicolas Sarkozy en 2008 ou, jusqu’à aujourd’hui, Emmanuel Macron. La formule sert alors un intérêt politique immédiat qui trouve tout son sens dans un contexte politique déterminé.

Pourtant même dans cet usage politique circonscrit à une occasion limitée, cette expression présente une ambition bien plus large. Point dans cette formule une doctrine géopolitique partiellement incomplète et encore à expliciter complètement, bien qu’elle ait été illustrée par une série de contributions récentes.

Ainsi quand on aborde la question de « l’Europe qui protège », il devient important de comprendre si son usage présente une visée politique immédiate ou si elle contribue à l’élaboration d’une doctrine plus articulée dans le temps.

La protection : désir symptomatique des inquiétudes qui traversent le continent

Protéger les citoyens européens est devenu un lieu commun des politiques nationales et européenne.

Sous-jacentes à la notion d’« Europe qui protège » comme stratégie électorale, on trouve les peurs et les craintes des citoyens, la prise en compte d’une faiblesse dans le monde actuel à laquelle il faudrait répondre par le passage à l’échelon supérieur d’une Europe envisagée à tour à tour comme multiplicateur de puissance (Mitterrand) ou comme forteresse (Sarkozy).

Cependant, si cette notion fonctionne rationnellement, elle peine encore à faire son chemin émotionnellement auprès des électeurs. En effet, la protection désirée ne parvient pas toujours à passer outre le fait que la protection est souvent associée à un désir de proximité auquel l’Europe dans son étendue a du mal à répondre. Trop éloignée, trop technocratique, du moins en apparence, l’Europe paraît mal armée pour répondre à un désir de protection qui passe souvent par l’attachement au local contre un global devenu inquiétant parce que mal maîtrisé.

On doit remarquer l’ambiguïté de la formule quand elle laisse entendre que l’Europe qui protège devrait être protectionniste. Or le protectionnisme, au moins dans le cas européen, ne saurait nous protéger. Il faudrait donc peut-être doubler la notion de protection par quelque chose de plus ambitieux, tourné vers une stratégie : « Une Europe qui protège et qui montre la voie vers l’avenir ? »

Par ailleurs, quelle Europe s’agit-il de protéger ? Et avec quels moyens ?

Difficultés d’une doctrine de la protection européenne

À ce sujet, le manque d’articulation de projet est criant. La formule électorale cède le pas à l’exigence de la construction d’une doctrine capable de répondre à la questions des moyens et des intérêts (qu’est-ce qui nous permet de nous projeter vers l’avenir ?) et à celle des valeurs et des objectifs (est-ce la défense et l’illustration du mode de vie européen ?).

De façon plus concrète, l’Europe qui protège serait celle qui défend juridiquement les plus « petits » : ce terme flou, très connoté politiquement, pourrait cependant permettre d’englober les régions pauvres, les petits États, les consommateurs, les PME dont l’activité paraît parfois menacée par les multinationales, etc. Pourtant la défense des petits ne risque-t-elle pas d’arrêter tout projet de grandeur, en condamnant l’Europe à ne jamais disposer d’un agenda offensif, à l’oublier comme lieu des grandes politiques du futur ?

On peut également remarquer la difficulté cruciale qui consiste à construire une doctrine européenne de la protection qui parte d’une simple addition de 27 intérêts nationaux qui divergent et ont historiquement divergé, au moins en partie, sur une série de questions essentielles. Quand on observe la doctrine intergouvernementale du Quai d’Orsay, par exemple, on remarque que si elle a longtemps promu un discours protectionniste et défensif, c’était sur fond d’une confusion avec un discours sur la défense des intérêts français. Ce qui ne manque pas de susciter les reproches d’une partie des autres Européens. L’impression récurrente est alors que l’Europe n’est conçue par les Français que comme une grande France.

Or s’il paraît impossible de concevoir une Europe qui protège sans parvenir à penser une Europe qui se projette, c’est que les éléments divergents entre les intérêts des différents États-membres apparaissent plus clairement quand leur rivalité se place au-delà des règles de l’intergouvernementalité. On peut en ce sens penser au cas de la Libye et au « face-à-face franco-italien » qui a contribué à l’amplification de la crise11.

Quelques perspectives pour la protection

Même si certains peuvent regretter l’utilisation d’un terme moins passif ou négatif (comme solidarité ou sécurité), il y a manifestement une attente dans les opinions publiques européennes vis-à-vis de la protection (sécurité, éco-social, état de droit, etc.).

Dans le champ politique européen ces attentes, pour certains, supposent qu’on mette sur la table les limites du libéralisme afin de revoir les équilibres entre libertés et protection, posant nécessairement la question d’un entre-deux, d’un équilibre entre biens publics et marchés).

Voilà peut-être le projet commun que l’Europe peut se donner, mais ce qu’on entend par « protections » diverge largement entre les États membres. À ce premier point d’achoppement s’ajoute la question des sommes que chaque État membre est prêt à investir dans cette protection, faisant émerger de profonds désaccords.

Il n’en demeure pas moins que l’Union a armé les Européens dans la mondialisation ; et l’évolution de la mondialisation entraîne le besoin de nouvelles protections pour l’Europe. Une approche qu’il faut immédiatement nuancer en remarquant que l’on ne peut pas tout attendre de l’Europe, alors que dans certains domaines celle-ci est à même de protéger les citoyens plus efficacement que les États-membres.

Cette échange résulte d’un échange entre les membres du groupe de travail de l’Institut Jacques Delors sur les élections européennes (Pascal Lamy, Christine Verger, Pervenche Bérès, Alain Lamassoure, Geneviève Pons, Sébastien Maillard, Thierry Chopin, Matthieu Meunier) et des membres du Groupe d’études géopolitiques (Gilles Gressani, Ramona Bloj).

Jackson Pollock, Fresque

#EUROPE(S)

Les trois définitions de l’Europe

L’Europe comme civilisation

En résumé, c’est celle qui repose sur les héritages gréco-romains, du christianisme et des Lumières. Celle qui ressort des styles roman, gothique, Renaissance, baroque et classique façonnant le patrimoine artistique du continent. Les réactions à l’incendie de Notre-Dame de Paris, survenu durant la campagne électorale, ont souligné un attachement commun à ce « symbole de la culture européenne », selon la réaction d’Angela Merkel. Les villes et leur art de vivre en offrent un éloquent cadre quotidien. Mais cette Europe, peut-être plus manifeste aux yeux des non-Européens, est aussi celle hantée par la mémoire des deux guerres mondiales, dont elle fut le principal théâtre et qui portent une tâche indélébile à une civilisation qui, avec Paul Valéry, sait qu’elle est mortelle.

L’Europe comme institutions

« Bruxelles » synthétise cette Europe érigée par les traités. Le mot Europe renvoie ici aux institutions propres à l’Union européenne, à ses règlements et directives, à ses grandes réalisations, comme le marché intérieur, Schengen et l’euro. Elle possède ses codes et son champ lexical. Elle est autant une construction juridique qu’une puissante réalité économique.

L’Europe comme idée

Concrétisé par les « pères fondateurs », le projet d’Europe unie leur est antérieur. Kant ou l’abbé de Saint-Pierre figurent parmi les penseurs de l’unité européenne que furent plus tard un Victor Hugo ou un Richard Coudenhove-Kalergi. Les expressions « faire l’Europe » ou « construction européenne » font de l’Europe non un point de départ mais d’arrivée, traçant l’unité comme horizon vers lequel tendre. Ces trois définitions sont autant d’approches de l’Europe. La première est tournée vers le passé, la deuxième, vers le présent, la troisième vers le futur. La première fait appel à la passion, la deuxième à la raison, la troisième à la conscience. La première est étudiée par les historiens, sociologues et anthropologues ; la deuxième, par les juristes et économistes ; la troisième, par les philosophes et prospectivistes.

Limites et dérives

Ces trois définitions de l’Europe butent chacune sur des malentendus et risquent leur dérive propre. L’Europe comme civilisation se heurte à des nationalisations a posteriori et anachroniques de ses œuvres. Elle sert aussi de support à une notion d’identité européenne, qui doit s’articuler avec la pluralité de ses expressions, au risque d’une caractérisation étriquée, voire à une définition ethno-centrée. L’extrême-droite, durant la campagne, a fait sienne cette approche, non sans détourner et s’approprier, comme Matteo Salvini le 18 mai à Milan, les symboles chrétiens. De son côté, Emmanuel Macron se réfère volontiers aussi à la notion de civilisation européenne, comme dans son adresse aux citoyens d’Europe du 4 mars, mais pour en valoriser l’esprit critique et la diversité.

L’Europe institutionnelle doit, elle, sans cesse répondre aux procès médiatisés en illégitimité et éloignement, ce à quoi les élections européennes au suffrage universel direct cherchent précisément à répondre. Son risque propre est une dérive bureaucratique et, ici aussi, un rétrécissement dans ce qui est communément dénoncée comme la « bulle bruxelloise ». Ce que des intellectuels conservateurs européens dépeignent comme « la fausse Europe ». À gauche, c’est une dérive d’abord marchande, financière et « austéritaire » qui est dénoncée à travers cette Europe.

Enfin, l’Europe comme idéal d’unité a pour double défi de toujours devoir clarifier son projet et de susciter des vocations politiques pour le porter, au risque sinon de n’être que synonyme d’utopie, un vieux rêve caressé par des fédéralistes.

Mais la dérive dont pâtissent avant tout ces trois définitions de l’Europe est d’être pensées séparément et donc insuffisamment articulées ensemble.

Socles et liens communs

Le socle géographique. Tant l’Europe civilisationnelle et institutionnelle que son projet d’unité requièrent un espace pour se définir. Mais ce dernier est controversé à circonscrire. Les logiques géographiques conventionnelles (« l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ») et la diversité des environnements ne reflètent pas la réalité territoriale de l’Union européenne. Le projet européen ne s’insère pas nécessairement dans un cadre territorial fixe. Les traités européens ne mentionnent d’ailleurs jamais la notion de territoire et la notion d’élargissement renvoie à un processus d’extension indéfini. La question des limites territoriales doit être posée. C’est la condition pour penser la distinction entre un « dedans » et un « dehors » constitutif du sentiment d’appartenance à une communauté politique.

Au-delà, des repères dans le temps sont également nécessaires. Il semble que la coexistence d’une unité culturelle et de la pluralité étatique et nationale soit une dualité constitutive de l’« Europe » que l’on retrouve à chaque étape de la formation de l’« esprit européen »12. C’est peut-être dans cette dualité que se situe l’ « identité intermédiaire » caractéristique de l’« Europe » : « cette identité consiste à trouver une voie médiane entre le global et le local, entre la dilution et le repliement sur soi, à éviter autant qu’elle le peut une confrontation brutale entre une interdépendance mondiale effrénée et un isolement borné, xénophobe et stérile »13.

Au-delà de cette difficulté à relever, des liens entre les trois définitions de l’Europe doivent être renoués, leur articulation valorisée. Par exemple, les récentes législations européennes sur la protection des données personnelles (RGPD) ou pour limiter les émissions de CO2 des véhicules ne sont pas que les dernières réalisations de l’Europe institutionnelle. Ces normes nouvelles reposent sur une approche de la vie privée et de l’environnement qui trouvent son fondement dans l’Europe civilisationnelle. Et elles sont érigées dans le cadre d’un projet d’unité qui se justifie aujourd’hui davantage par des enjeux de puissance dans un monde multipolaire, la nécessité d’affirmer des principes et intérêts communs face aux menaces externes.

Seule une forte articulation des trois définitions de l’Europe donne à ce mot toute sa substance, nécessaire à une compréhension en profondeur du projet européen et à lui redonner tout son sens. Le risque, à l’inverse, est une Europe étriquée et illisible.

Cette échange résulte d’un échange entre les membres du groupe de travail de l’Institut Jacques Delors sur les élections européennes (Thierry Chopin, Sébastien Maillard, Matthieu Meunier) et des membres du Groupe d’études géopolitiques (Gilles Gressani).

Sources
  1. Les 16 millions de Britanniques ayant voté pour rester au sein de l’UE font-ils tous partie de ces prétendues « élites » ? Aux Etats-Unis, une majorité des Américains ont voté pour Hillary Clinton – font-ils eux aussi tous partie de l’ « élite » ? De leur côté, la majorité des électeurs issus des minorités noire et hispanique ayant voté pour la candidate démocrate ne feraient-ils pas partie du « peuple » ?
  2. Cf. Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Editions Premier Parallèle, 2016.
  3. Voir « Les mots de la campagne : le populisme  », Institut Jacques Delors et GEG, janvier 2019
  4. Yves Lacoste, La géopolitique, ça sert d’abord à faire la guerre, La Découverte, 1976
  5. Cfr. l’étude classique de Löwith, Karl (1949). Meaning in History : The Theological Implications of the Philosophy of History. University of Chicago Press.
  6. Cfr. par exemple le travail fondateur de Popper, Karl (1957), The Poverty of Historicism, Routledge et Arendt, Hannah (1961) Between Past and Future
  7. Cfr. par exemple https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.DDAY.
  8. http://institutdelors.eu/publications/les-mots-de-la-campagne-le-populisme/
  9. http://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2019/02/Lesmotsdelacampagnenationalisme-IJDGEG-f%C3%A9vrier2019.pdf
  10. http://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2019/02/Lesmotsdelacampagnenationalisme-IJDGEG-f%C3%A9vrier2019.pdf
  11. https://legrandcontinent.eu/fr/2019/05/03/le-face-a-face-franco-italien-en-libye-un-piege-pour-leurope/
  12. Jaume, L. (2010), Qu’est-ce que l’esprit européen ?, Champs « essais ».
  13. Hassner, P. (2012), « The Paradoxes of European Identity », séminaire Englesberg ; repris dans Hassner, P. (2015), La Revanche des passions, Fayard, p. 317.