À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Sortir du chaos, nous avons rencontré l’arabisant et politiste Gilles Kepel. Il nous a reçu dans son bureau de l’École normale supérieure, où les biscuits iraniens qu’il offre à ses visiteurs rencontrent la une de La Dépêche du 7 décembre 1905 annonçant en grands caractères d’imprimerie l’adoption de la loi de séparation de l’Église et de l’État.
Au cours de cet entretien, nous l’avons interrogé sur sa conception de la Méditerranée, à laquelle il considère que l’Europe appartient pleinement. Mais c’est surtout du Moyen-Orient qu’il a été question, où nombre de ruptures se lisent d’après lui à partir de la question pétrolière. Alors que l’Arabie saoudite voit son pouvoir décliner suite à la perte de son statut de « producteur élastique de pétrole », la reprise de la production d’hydrocarbures en Irak annonce potentiellement la reconstruction d’un « espace Levantin ».
Enfin, Gilles Kepel a résumé pour nous sa théorie sur le djihad de deuxième et troisième génération, en insistant sur leur rapport à l’image : alors qu’Al-Qaïda calibrait son action pour le média unique de masse (la télévision), le djihadisme « réticulaire » de Daesh serait adapté aux réseaux sociaux, où les vidéos amateurs de décapitation, certes moins « hollywoodiennes » que les images du 11 septembre, permettraient de cibler plus efficacement les nouvelles recrues.
Vous dirigez la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure. Pourquoi l’avoir appelée ainsi alors que, pour l’instant, ses travaux semblent orientés vers l’Afrique du Nord et le Moyen Orient ?
Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord font partie de la Méditerranée. Notre objectif est de postuler, comme Européens, que nous faisons également partie de cette zone, et de cesser de simplement qualifier celle-ci de “voisinage sud” de l’Union européenne.
Nous sommes interpénétrés avec celle-ci, d’abord du fait d’une très forte immigration d’origine maghrébine et subsaharienne en Europe, qui est un enjeu démographique, politique, religieux et culturel majeur. Plus récemment, des flux d’immigration illégale ont eu des conséquences politiques désastreuses : prise du pouvoir par les néofascistes en Italie, montée de l’AfD en Allemagne, de Vox en Andalousie, ou encore une crispation politique en Autriche et en Hongrie. Enfin, l’Europe est concernée par les flux aller-retour de djihadistes, que nous étudions tout particulièrement à la Chaire et qui font en ce moment de nouveau la une de l’actualité avec la perspective anxiogène d’un retour en Europe des djihadistes ayant combattu en Syrie.
Comment qualifier le lien entre l’Europe et cette région ?
Nous devons parvenir à comprendre et à anticiper les transformations profondes de la relation entre la rive nord et les rives est et sud de la Méditerranée : ce n’est plus ni une relation coloniale, ni une relation postcoloniale. La relation coloniale a été la domination du sud par le nord, après que la Méditerranée avait été, du Moyen-Âge à l’ère moderne, la zone d’expansion des empires islamiques. Après les indépendances et jusqu’aux années 1980-1990, on pouvait vivre dans l’illusion que ces deux espaces étaient désormais séparés politiquement. Aujourd’hui, on voit qu’ils sont très profondément interpénétrés.
Quelle est la traduction de cette interpénétration en France ?
Récemment j’ai accompagné la présidente de la région Île-de-France à Alger, qui s’y rendait avec Jean Nouvel pour penser l’aménagement de la Casbah d’Alger avec un budget alloué par la région Île-de-France. Cela a suscité une énorme polémique en Algérie : comment une ex-puissance coloniale ose-t-elle se mêler d’un lieu qui est sacré pour les Algériens et qui représente la résistance à la colonisation après avoir incarné le djihad maritime ? Elle s’est aussi rendue à Tibhirine, pour rendre hommage aux moines massacrés en 1996. Ces deux éléments s’inscrivent dans des enjeux électoraux français : les Franco-Algériens de la région Île-de-France votent, ainsi que les électeurs de droite sensibles au sort des chrétiens d’Orient. Cet exemple montre qu’y compris au niveau de la politique intérieure d’une région française, le flux d’interpénétration est très important. Cette interpénétration, il faut parvenir à mieux la gérer, sans la subir.
Dans votre dernier livre, Sortir du chaos / Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Gallimard, 2018), vous analysez le djihadisme comme un mouvement cohérent et à travers une grille de lecture essentiellement spatiale et temporelle. Pourquoi ?
On peut dire que le djihadisme, dans sa dimension internationale et contemporaine, est né en Afghanistan. Le terme « djihad » était tombé en désuétude dans le champ des relations internationales où plus personne ne l’employait comme facteur politico-militaire. C’est en Afghanistan qu’il a été ravivé par l’alliance entre la CIA et le monde des pétromonarchies sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Dans le contexte de la guerre froide, du point de vue américain, cela entrait dans le cadre de la lutte contre l’URSS – pour qui la guerre en Afghanistan fut un véritable équivalent du Vietnam. Il faut se rappeler que la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 fait suite à la déroute de l’Armée rouge en Afghanistan, qui quitte Kaboul vaincue cette même année le 15 février ; la défaite afghane a joué un rôle fondamental dans la chute de l’URSS.
Il faut donc remonter à la guerre froide, notamment aux années 1970 pour comprendre la spatialité du phénomène ?
Dans les années 1970, c’est autour du conflit israélo-arabe que se nouait la ligne principale de conflictualité du Moyen-Orient. L’année 1979 est une année charnière où les zones conflictuelles principales se sont déplacées. Un basculement a eu lieu, avec une suite d’événements qui se superposent : le retour de Khomeiny à Téhéran, le traité de paix israélo-égyptien, la prise de la Mecque, les otages américains à Téhéran, puis l’invasion soviétique en Afghanistan le jour de Noël. La ligne s’est ainsi déplacée sur le Golfe, au-delà de la Méditerranée orientale. Le conflit israélo-arabe est passé au second plan, derrière le djihad en Afghanistan.
Quelle sont les nouvelles lignes de polarisation, à part le conflit israélo-arabe, que la région a vu naître ?
L’Afghanistan n’a pas seulement été l’un des lieux où s’est jouée la fin de la Guerre froide. C’est également en Afghanistan que s’est exacerbé l’affrontement entre un Iran structuré à partir de la version révolutionnaire du chiisme, incarnée par Khomeiny, et les monarques sunnites qui essaient de le marginaliser. Cet affrontement entre sunnites et chiites, qu’on a vu se mettre en place dès lors, deviendra prévalent en Syrie et en Irak. La guerre en Afghanistan a consisté à faire d’une pierre deux coups : pour les États-Unis, lutter contre l’URSS et pour les Saoudiens, lutter contre la prétention iranienne à dominer l’espace de sens islamique.
Ce premier djihadisme a-t-il eu des répercussions en Europe ?
Le djihad se déplace ; il bouge, ne se cantonne pas à un seul lieu. Les djihadistes qui étaient allés en Afghanistan et qui revinrent en Algérie, en Égypte, en Tchétchénie, s’efforcèrent de reproduire des foyers de djihadisme locaux. Mais cette tentative échoua en 1997.
Quelle a été d’après vous la chronologie du djihadisme ?
Après cette période s’est mise en place, selon moi, une deuxième phase du djihadisme : celle d’Al-Qaïda. Al-Qaïda avait pour but de fédérer afin de lutter contre « l’ennemi lointain » : les États-Unis. Les sunnites d’Al-Qaïda souhaitaient également remporter la bataille médiatique qui avait été gagnée par les chiites dans un premier temps. En effet, le 14 février 1989, les médias du monde entier se sont focalisés sur l’action de l’Iran et la fatwa lancée par Khomeiny contre Salman Rushdie ; elle a obnubilé l’importance de la victoire américaine et saoudienne en Afghanistan le lendemain, 15 février. Rétrospectivement, on a compris que le second événement était beaucoup plus important que le premier.
Le 11-Septembre s’inscrit donc dans le cadre de cette bataille médiatique…
Le 11 septembre 2001 est la réponse du berger sunnite à la bergère chiite 1. Ils se sont emparé du journal de 20h en utilisant le langage d’Hollywood dans les actualités télévisées, à une époque où l’on regardait encore massivement la télévision.
Comment expliquer cette utilisation du « langage d’Hollywood » ?
La chute des tours jumelles fut le passage au réel d’un film hollywoodien. C’est le vocabulaire de la fiction recréé dans la réalité. Pendant des mois, on n’a parlé que de cela. Et pendant plusieurs années, on commémorait rituellement l’attentat.
C’était quelque chose qui relevait de la communication de l’époque : une communication de masse, indifférenciée, qui visait tout le monde. Il y a eu un effet de sidération massive, mais qui n’a pas eu un effet de recrutement efficace. Cela a eu pour conséquence que le djihadisme de deuxième génération, celui d’Al-Qaïda, n’a pas réussi à transformer l’essai. Al-Qaïda a été battu en Afghanistan par les États-Unis après que ceux-ci ont initié une guerre à leur encontre.
Quelle est la forme de djihadisme qui a succédé à celle-ci, après la défaite d’Al-Qaïda ?
Le djihadisme de troisième génération, dans lequel on vit toujours ou bien dont on est peut-être déjà sorti avec l’effondrement de Daech, est un djihadisme non plus pyramidal et « léniniste », mais réticulaire. Il correspond à ce que Gilles Deleuze appelait un « rhizome révolutionnaire » : la révolution est souterraine, vient d’en bas, elle s’appuie sur le grassroot, non pas sur un parti hiérarchisé.
L’un des bras droits de Ben Laden, un Syrien formé en France dans une école d’ingénieurs, connu sous le surnom d’Abou Moussab al-Souri, a théorisé ce mode d’action. Il a fui l’Afghanistan sous les bombardements américains et, selon lui, le 11-Septembre était une erreur, de l’hubris. Il propose de former un système, un réseau, et non pas une organisation. Il nomme cela en arabe Nizam lâ Tanzim (un système, non une organisation).
Quelle est la traduction concrète de cette théorie ?
Elle conduit à s’adresser de manière ciblée à des jeunes déjà salafisés dans les banlieues européennes, pour ensuite passer à la violence djihadiste. Le but était de terroriser par la multiplication d’attentats, pour, à l’usure, provoquer la société non-musulmane, afin qu’elle initie des pogroms contre les musulmans et que tous les musulmans voient le djihad comme seule solution et aient la volonté de ne plus se compromettre culturellement avec un Occident qui les avait adultérés. Dans son raisonnement, cela aboutira inéluctablement à la guerre civile et à la victoire de l’Islam.
Sa pensée et sa stratégie n’ont pas été prises au sérieux par les services de renseignement de l’époque. Le premier qui incarna le passage à une telle action en France fut Mohammed Merah en 2012, mais intellectuellement, cette méthode a émergé en 2005. Le vecteur principal de sa diffusion a été les réseaux sociaux. Et la naissance de Youtube a tout changé : le 14 février 2005, Youtube obtient sa licence d’exploitation en Californie. A partir de ce moment-là, la logique Hollywood-JT de 20h, n’est plus vue comme le seul chemin possible. Le prosélytisme ne sera plus indifférencié, il devient un prosélytisme ciblé, passant par des réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux sont donc l’élément clé de cette évolution du djihadisme ?
Les réseaux sociaux survalorisent et encouragent la radicalisation car leur mode de fonctionnement est la création de clusters : des communautés dans lesquelles les internautes s’enferment et sont enfermés. C’est le même principe que Facebook aujourd’hui, qui adresse des offres correspondant au goût des utilisateurs. Avec Youtube, lorsqu’on commence à regarder une vidéo, on est renvoyé vers des vidéos liées et cela conduit les personnes à s’enfermer dans leur propre tube, à l’issue duquel peut se trouver la radicalisation.
Le djihadisme de troisième génération repose également sur un jeu de métaphores et de comparaisons entre des événements, à partir desquelles on construit un système de pensée. Ce type de simplification est favorisé par le type de vecteurs utilisés aujourd’hui.
Cela a permis la prolifération de vidéos mettant en scène une violence extrême et des exécutions…
En effet, il s’agit d’un autre exemple d’utilisation de ces médias aujourd’hui. On ne peut pas condamner à mort au journal de 20h, y montrer en live des exécutions, parce qu’il y a un répondant : la direction de la chaîne, les autorités d’un État. En revanche aujourd’hui il n’y a plus de répondant sur les réseaux : le producteur de l’image en est aussi le diffuseur. D’où par exemple les vidéos d’exécutions, de flagellations, de décapitations de Daech. Elles fonctionnent selon le même modèle que la pornographie, qui est la cash machine du web : on regarde de manière transgressive des êtres réels qui subissent des sévices. Ce type de vidéos cible plus précisément un public attiré par ce voyeurisme morbide, bien plus susceptible d’être recruté de cette manière que par la vue des deux tours effondrées du 11 septembre, qui était un spectacle universel, s’adressant à tous. Par une méthode de phishing, après avoir regardé ces vidéos, leurs internautes sont traqués, on leur envoie des mails et ils sont mis en contact avec des recruteurs physiques. C’est entre autres comme cela que s’est développé le djihadisme en France.
C’est ce djihadisme de troisième génération qui le premier a abouti au contrôle d’un territoire ?
Les djihadistes de troisième génération ont eu les capacités matérielles et humaines de créer un territoire, le califat de Daech, qui a connu ses derniers soubresauts lors de la chute de l’ultime réduit de Baghouz, un village de l’Est syrien, en mars 2019. À son apogée, Daech a géré 8 millions de personnes à cheval entre l’Irak et la Syrie. Le défi pour nous qui suivons cela est d’essayer de comprendre les derniers développements du djihadisme : la disparition de la territorialité de Daech marque-t-elle la fin d’une phase ? Qu’est-ce qui va naître à la place ? À mon sens, comprendre le passé est le meilleur moyen d’interpréter le présent et, peut-être, de tenter d’imaginer l’avenir.
L’échec militaire de Daech est venu de la territorialisation. S’il y a encore quelques idéologues au sein de Daech, capables de produire de quoi faire survivre le mouvement, pensez-vous qu’ils prônent un retour au réseau immatériel, qui ne passerait plus par la construction d’un territoire gouverné par eux ?
Le mode réticulaire a abouti paradoxalement à la construction d’un territoire. Je ne sais pas si l’entité Daech elle-même a encore du sens. Aujourd’hui, on voit en prison renaître chez certains une revendication d’appartenance à Al-Qaïda plutôt qu’à Daech, car Al-Qaïda avait un corps doctrinaire très construit et très fort. Certains qui ont vu le projet territorial de Daech échouer s’y rattachent. Ils ont constaté que le réseau a abouti à la catastrophe et sont tentés de revenir à un djihadisme de deuxième génération.
Certaines puissances de la région ont-elles intérêt selon vous au maintien d’une présence résiduelle de Daech, qui permettrait de ne pas aborder directement d’autres enjeux ?
Pour des raisons différentes, Daech a pendant longtemps arrangé beaucoup de monde. D’abord, Daech a pu se développer dans un espace étendu parce qu’il a été favorisé par le régime syrien, qui avait pour objectif de briser les rangs de la rébellion. Du reste, le régime achetait du pétrole à Daech et payait le salaire des fonctionnaires syriens vivant dans les territoires sous Daech.
Ensuite, un certain nombre de régimes sunnites et divers financeurs des pétromonarchies de la péninsule arabique voyaient dans Daech le rempart contre l’expansion chiite.
Finalement la constitution du Califat daechien a créé une figure de « méchant réussi », pour citer Orson Welles. La fantasmatique de Daech est à prendre en considération pour elle-même bien sûr. Mais elle est aussi, comme c’est souvent le cas des mouvements extrémistes, l’objet de manipulations de forces extérieures qui veulent les exploiter pour reconfigurer des alliances à leur profit.
Qu’en est-il maintenant ?
Actuellement, je pense que plus grand monde n’a intérêt à ce que Daech existe. C’est désormais un temps de reconstruction de l’espace levantin qui se met en place, l’époque de montée de la violence s’achève pour laisser place à une période de compromis et de négociations. La crise du Levant s’est déplacée et c’est la péninsule Arabique qui est aujourd’hui en plein tumulte. Ce déplacement pourrait permettre la reformation d’un Levant qui avait été vidé de sa substance et de son dynamisme.
Le pétrole reste-t-il un déterminant majeur des évolutions géopolitiques de la région ?
Le système de l’État-rentier n’est plus viable, même s’il y a encore beaucoup d’argent du pétrole. Les pétromonarchies tiennent grâce aux rentes des investissements qu’elles ont faites, mais l’Arabie saoudite n’est plus producteur élastique de pétrole 2. Ce sont les États-Unis qui l’ont remplacée. Le Levant se repositionne progressivement dans l’arène pétrolière : l’Irak a par exemple fait une très belle année pétrolière aussi bien du côté fédéral que kurde.
Vue d’Europe, la Russie semble être une puissance clef dans l’évolution de la région : quel est son rôle et ses intérêts sont-ils clairement définis ?
Moscou est conjoncturellement le maître du jeu, par l’utilisation habile de sa stratégie militaire. Mais la Russie n’est pas une vraie grande puissance. Elle a tiré un levier de grande puissance seulement par sa bonne connaissance du dossier syrien. En effet, les Russes savent très bien qu’ils ne pourront pas demeurer dans la région éternellement. La Russie a quatre partenaires principaux : Israël, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Syrie. Cela peut sembler très surprenant parce qu’en 1973, la Russie était du côté des Palestiniens et contre l’Arabie Saoudite.
Quelles sont les relations entre la Russie et Israël ?
La Russie est en très bons termes avec Israël : ce sont les Israéliens qui fournissent la plupart des drones aux Russes, Netanyahou va en Russie huit fois par an et, tous les 9 mai 3, il passe dix heures sur la Place Rouge. Israël n’a pas voté les sanctions onusiennes en rétorsion à l’occupation russe de la Crimée. Les Américains ne sont plus les seuls alliés d’Israël…
Et avec l’Arabie Saoudite ?
L’alliance de la Russie avec l’Arabie Saoudite est facilitée car les deux pays sont des pétromonarchies. C’est leur entente entre 2016 et 2018 qui a permis au prix du pétrole de remonter, avant que l’ouverture massive des vannes du pétrole de schiste américain ne fasse à nouveau baisser ce prix. Quant à Israël et à l’Arabie saoudite, ils ont aujourd’hui beaucoup plus d’intérêts commun dans la région que de divergences – ce qui est paradoxal.
Quel bilan tirer de l’intervention russe en Syrie ?
Les Russes n’ont pas agi en Syrie comme en Afghanistan, où ils avaient envoyé leurs propres soldats, exerçant une pression insupportable sur la société soviétique. Dans cette guerre, ils ont utilisé des supplétifs, notamment afghans et pakistanais : ils ont délégué les actions militaires à ceux-ci, payés 600 dollars par mois, sous la houlette des Gardiens de la Révolution iraniens.
Les Russes peuvent-ils se heurter à l’Iran, puissance régionale dont l’influence grandit ?
Pour plusieurs raisons, on peut dire qu’il y a de « l’eau dans le gaz » entre la Russie et l’Iran. Les Russes ne sont pas enchantés à l’idée que l’Iran pourrait revenir sur le marché gazier. L’Iran est en effet un très gros producteur potentiel de gaz, mais le pays ne possède pas les infrastructures nécessaires. Par ailleurs, les Iraniens poussent à la guerre à outrance contre ce qu’il reste de sunnites armés en Syrie, alors que les Russes sont davantage dans une logique de compromis politique, car ils ne peuvent payer ad aeternam la facture militaire.
Quelle est la stratégie russe face à la Turquie ?
La Turquie a toujours aujourd’hui une politique très panislamique sunnite, mais est de plus en plus obsédée par des enjeux nationalistes, c’est-à-dire anti-kurdes (nationalisme incarné par le P.K.K.). Je ne suis pas complètement sûr qu’aujourd’hui les Russes donneraient leur aval à Erdogan pour qu’il franchisse la frontière syrienne avec ses supplétifs arabes sunnites pour combattre les Kurdes. Pour les Russes, le fait qu’il y ait un caillou kurde dans la babouche turque, est plutôt une bonne chose, car cela maintient les Turcs dans une position obligée de négociation.
Votre livre s’intitule Sortir du chaos. Vous y insistez sur l’importance du retrait américain, face à des responsabilités que les Etats-Unis avaient précédemment endossées. D’après vous, dans ce jeu ouvert mais complexe, quelles sont les perspectives de résolution ? Quelles cartes l’Europe peut-elle jouer et a-t-elle même une carte à jouer ?
Déjà, il faudrait que l’Europe existât. Aujourd’hui, l’Europe est en pleine crise interne. Le Brexit s’oriente vers une impasse qui risque de déclencher une crise économique non seulement pour les Britanniques mais pour toute l’Europe. Tout cela peut pousser l’Union à se focaliser sur ses propres problèmes et l’empêcher de se projeter. Or, si l’Europe ne se projette pas sur la Méditerranée, la Méditerranée se projettera de toutes manières sur l’Europe. Celle-ci reste une zone de prospérité comparée aux riverains du Sud et de l’Est. Les flux migratoires vont reprendre. La perspective de vivre en Europe en s’installant dans de vastes banlieues peuplées de co-religionnaires, est un élément très attractif pour certaines populations.
Le Sortir du chaos du titre n’est pas un constat de ce qui est en train de se passer, mais un infinitif à valeur impérative… On m’a parfois reproché de me voir en conseiller du prince. Ce n’est pas le cas. En revanche, je conçois mon métier d’universitaire comme une manière de fournir aux lecteurs de mes ouvrages les outils les plus efficients possibles pour penser les transformations d’un monde que l’on apprend toujours à voir à travers des outils qui sont obsolètes.
Pensez-vous que l’État est en retard par rapport à la compréhension de ces enjeux ?
Cela dépend des domaines. Les services de renseignement français ont été très efficaces face au terrorisme de deuxième génération (par les infiltrations, les écoutes, par l’apprentissage de l’arabe par les agents…). Après l’affaire Kelkal en 1995, il n’y a pas eu d’attentat réussi en France. Jusqu’à 2012, les services de renseignement ont été capables de prévenir les attentats parce qu’ils avaient bien compris ce type de djihadisme. Mais ils n’ont pas été capables d’interpréter le modèle réticulaire. Lorsque Merah a commis son attentat, on a pu entendre des dirigeants des services de renseignement dire de lui que c’était un « loup solitaire », or il n’en était rien : il appartenait à ces « réseaux » définis par Souri. En somme, le gendarme avait des années de retard sur le voleur.
Aujourd’hui cette situation s’est arrangée dans le milieu de la police et celui du renseignement, mais l’univers pénitentiaire reste très en retard : on ne sait pas comment faire avec les djihadistes. L’administration reste bloquée devant cette alternative : soit placer les djihadistes avec des prisonniers de droit commun, auprès desquels ils font du prosélytisme, soit les placer au sein d’unités dédiées qui deviennent alors une « École Normale Supérieure du djihad », bien plus efficace que les précédentes.
Quel rôle la diplomatie français traditionnelle a-t-elle encore à jouer ?
À l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, le rôle des ambassadeurs s’est considérablement amoindri. La dépêche diplomatique, qui autrefois était source du savoir, est aujourd’hui au mieux un commentaire de ce qu’il y a sur les réseaux sociaux, ou bien émane des sources du monde du renseignement.
Aujourd’hui, la politique dans la région de la Méditerranée et du Moyen-Orient ne se fait plus trop par la diplomatie, mais essentiellement par la défense, le renseignement et le milieu des affaires, voire le sport et la religion. Le Ministre des Affaires Étrangères actuel tire une grande part de sa reconnaissance et sa légitimité régionale du fait qu’il a été auparavant ministre de la Défense, et respecté comme tel. La diplomatie aujourd’hui est dans une posture difficile.
Quelle est votre conception de la laïcité par rapport à l’islam de France ? D’après vous, est-ce une valeur utile dans la lutte contre l’islam radical ?
La laïcité n’est pas pensée au départ comme une valeur permettant de lutter contre l’extrémisme religieux – en l’occurrence, aujourd’hui, contre le salafisme ou le djihadisme. Elle est d’abord un mode d’organisation sociale qui se veut aussi inclusive que possible. Elle estime comme non pertinentes les appartenances confessionnelles lorsqu’elles s’expriment dans l’espace politique. En 1905, la laïcité a été pensée dans une logique de séparation de l’Église et de l’État. Aujourd’hui, la laïcité n’est plus à penser dans une logique de séparation, mais plutôt dans une logique d’inclusion : on invoque la laïcité pour lutter contre la séparation des gens que prône par exemple le salafisme. Ils brisent le pacte laïc pour faire prévaloir une conception fermée, rigoriste, de telle ou telle croyance religieuse, et créer des « identités » non négociables et closes sur elles-mêmes.
Avez-vous des suggestions à faire aux autorités publiques concernant l’organisation de l’islam en France ? Faut-il l’organiser et si oui de quelle manière ?
On n’est pas sorti de ce dilemme parce que l’État laïc, par définition, n’a pas à s’occuper de la gestion du culte. En revanche, le fait que les associations cultuelles passent sous l’égide de la loi de 1905, plutôt que de rester sous le statut juridique défini par la loi de 1901 sur les associations me semble une bonne chose. En effet, le cadre de la loi de 1905 est bâti pour les associations cultuelles. Cela leur permet d’avoir une situation fiscale favorable qui leur facilite l’emprunt si elles le souhaitent, en contrepartie de rapports annuels sur leurs activités, qui permettent de vérifier que la laïcité n’est pas enfreinte. Cependant, que l’État doive aller plus loin, par exemple en se mêlant de la création de facultés de théologie, je n’en suis pas certain.
Sources
- Cette métaphore résume, dans le langage de Gilles Kepel, l’opposition entre Ben Laden (sunnite) et Khomeiny (chiite).
- La thèse de Gilles Kepel est que l’Arabie saoudite a été depuis la guerre d’octobre 1973 l’unique « producteur élastique de pétrole » (en anglais « swing producer »), capable d’adapter sa production d’hydrocarbures aux évolutions du marché et ainsi de déterminer les prix. Cette position dominante, qui lui donnait un grand poids géopolitique (les chocs pétroliers en attestent), lui a été ravie par la multiplication des producteurs mondiaux et l’autonomie énergétique croissante des États-Unis, devenus premier producteur grâce au gaz et pétrole de schiste.
- Le 9 mai, date de la capitulation nazie, marque la fin de la Grande Guerre patriotique menée par la Russie contre l’Allemagne nazie. Il donne lieu chaque année à un défilé militaire à Moscou.