Paris. Le 11 mars 2019, un collectif, mené par le sociologue Antoine Vauchez et le premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure, a publié une tribune dans le journal Le Monde, intitulée “Que les multinationales paient leurs impôts là où elles font leur chiffre d’affaires !”1. Les signataires appellent à repenser la fiscalité des entreprises, pour adapter un modèle fiscal hérité de l’Histoire, fondé sur la taxation des bénéfices au niveau national, aux révolutions que constituent la libre circulation des capitaux et la non-coïncidence entre le lieu de la production réelle de valeur et l’implantation du siège social. Ces deux ruptures rendent en effet la définition du bénéfice effectué au niveau national aisément manipulable. Pour lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale abusives de certaines firmes, les auteurs de la tribune proposent donc de répartir la base taxable entre pays en fonction de la géographie de production de la valeur plutôt qu’en fonction de leur domiciliation juridique.

La tribune s’inscrit au coeur d’un débat européen récurrent sur la divergence des fiscalités nationales. L’Union Européenne voit cohabiter en effet les taux d’imposition sur les sociétés les plus divers : Hongrie, Bulgarie, Chypre, Irlande ont des taux inférieurs à 15 % ce qui en fait les plus faibles parmi les pays développés. Au contraire, les taux supérieurs à 30 % pratiqués en France, Belgique ou Allemagne y sont parmi les plus élevés. Cette différence ouvre pour les grandes entreprises la voie à toutes les optimisations. En ce sens, l’Union est régulièrement accusée de favoriser l’évasion fiscale. Il faut noter que deux des signataires de la tribune du 11 mars, Boris Vallaud et Gabriel Zucman, avaient déjà publié un texte en ce sens en novembre 20182.

Pour lutter contre l’optimisation fiscale, la tribune publiée cette semaine propose d’utiliser le chiffre d’affaires pour définir la base taxable, en l’utilisant comme clé de répartition entre États des bénéfices mondiaux d’une multinationale.

Mais cette idée n’a rien de novateur ! Même si les auteurs semblent l’ignorer, il s’agit en fait d’une proposition de la Commission européenne datant de 2001, l’Assiette Commune Consolidée d’Impôt sur les Sociétés (ACCIS). Ce n’est donc pas le moindre paradoxe de cette tribune que de la voir accuser l’Europe d’inaction tandis qu’elle propose un schéma qui est dans les tuyaux de Bruxelles depuis 20 ans.

La question fiscale est en effet un serpent de mer de la politique européenne. Puisque le pouvoir de lever l’impôt est historiquement à la racine même des démocraties représentatives nationales, il ne peut être question de coordonner les politiques fiscales nationales sans l’unanimité des États membres. Mais puisque les biens, personnes, services et capitaux circulent librement dans l’Union, des taux bas sont aussi une forme de distorsion de concurrence entre États.

L’idée d’ACCIS vise à résoudre ce dilemme : le bénéfice réalisé au niveau européen par une entreprise serait réparti entre les États en fonction du chiffre d’affaires constaté dans chaque État membre, qui serait libre ensuite d’imposer cette fraction des bénéfices à un taux fixé souverainement.

Mais, mise à part l’harmonisation des taux de TVA, qui aura pris 25 ans, entre 1967 et 1992, pour aboutir, peu de dispositions fiscales ont franchi la barrière du Conseil de l’Union européenne : la taxe sur les transactions financières par exemple, proposée en 2011, n’a été acceptée que par 11 États sur 28, et encore son implémentation sous la forme d’une coopération renforcée n’est elle toujours pas finalisée, Brexit oblige. L’ACCIS aura eu le même destin : proposée aux Etats à deux reprises dans un contexte politique favorable, en 2011 dans le cadre de la lutte contre l’évasion fiscale, et en 2016 à la suite du scandale des LuxLeaks, elle a été adoptée par le Parlement en 2018 mais sans pour autant que le sujet avance au niveau du Conseil. Le Luxembourg, l’Irlande ou les Pays-Bas ayant fondé une partie de leur modèle économique sur une attractivité basée sur des taux bas, il leur semble difficile de revenir en arrière ! L’Europe semble bloquée dans un jeu perdant-perdant : le manque de coordination a engendré des comportements de véritable “passager clandestin”, qui sont désormais ressentis comme part de la souveraineté nationale, comme l’a montré la réaction outragée de l’Irlande quand la Commission a exigé qu’Apple lui verse 14 milliards d’impôts supplémentaires3.

Le scandale des GAFAM, qui optimisent leur imposition dans des proportions inégalées, avait laissé imaginer une timide avancée, sous la forme d’une taxe européenne sur les activités numériques, substitut, au moins pour ce secteur, à un impossible ACCIS. Mais son échec a été confirmé officiellement ce mardi 12 mars, en raison de l’opposition de l’Irlande, de la Suède, du Danemark et de la Finlande.

Cela pousse certains dirigeants à imaginer un impôt national. C’est le cas du Ministre de l’Économie et des Finances français, Bruno Le Maire en France, qui a proposé en Conseil des ministres le 6 mars 2019 la création d’une “taxe sur les services numériques”4. Faute de pouvoir répartir les bénéfices des GAFAM au niveau européen, la France va donc tenter de taxer le chiffre d’affaires, malgré le peu de logique économique qu’il y a a taxer l’activité et non les bénéfices.

Peut être que la généralisation de cette taxation d’un nouveau genre pourrait ramener le débat vers l’adoption d’un schéma d’ACCIS. Mais quoi qu’il en soit, il semble bien que les auteurs de la tribune feraient bien de se pencher sur les raisons qui ont empêché depuis 2001 l’adoption de la mesure d’intérêt général qu’ils suggèrent.

Perspectives :

  • Avril 2019 : les débats sur la taxe sur le numérique débuteront à l’Assemblée nationale en France et seront l’occasion de renouveler les réflexions autour de la fiscalité des entreprises. Mais la taxe sur le numérique sera t-elle une manière d’anticiper une action coordonnée européenne ?
  • Mai 2019 : le commissaire européen aux Affaires européennes et financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière, Pierre Moscovici, avait déclaré que son mandat serait insatisfaisant si l’ACCIS n’était pas mise en oeuvre. Faut-il s’attendre à un sursaut européen avant l’expiration de son mandat à l’approche des élections européennes ?
  • L’OCDE doit proposer d’ici 2020 un schéma de taxation des entreprises du numérique : en cas d’échec, la mise en place d’une taxe européenne devrait se poser à nouveau
  • La requalification des accords fiscaux comme des aides d’Etat, et l’emploi du droit de la concurrence pour lutter contre les faibles taux, comme le montre l’amende infligée à Apple en Irlande, peut-elle être une solution ?

Sources :

Benjamin Carantino & Olivier Lenoir