Rome. Ce serait une erreur de dénigrer la récente querelle entre la France et l’Italie, déclenchée par une série d’attaques de la part des leaders des deux partis à la tête du gouvernement – Matteo Salvini et Luigi Di Maio –, en la qualifiant de « concours du plus idiot », comme l’a fait la ministre française de l’Europe Nathalie Loiseau mercredi 23 janvier (2).

Cette querelle franco-italienne doit au contraire être comprise dans un contexte profond et encore en mouvement de transformation des débats politiques européens qui se met en place en vue des prochaines élections européennes. Alors que la politique européenne fut longtemps une affaire débattue plus à l’échelle nationale qu’à l’échelle européenne – on vote encore à différentes dates, et choisit ses candidats sur des listes liées aux partis nationaux et présentant des programmes nationaux –, cette situation va rapidement se transformer.

L’ingérence politique des leaders des États européens dans les affaires intérieures d’un État membre était exceptionnelle dans les premières décennies d’intégration. Il en est ainsi dans la mesure où les conflits d’État à État contreviennent au principe de coopération loyale qui lie ensemble les membres de l’Union. Or, cette ingérence replace sur le devant de la scène l’exacte antithèse de ce principe, celui de réciprocité de l’Europe envers un État membre (Luigi Di Maio a demandé à l’UE d’imposer des sanctions à la France pour la punir d’« appauvrir l’Afrique »). Le principe de réciprocité est extrêmement problématique dans un contexte européen car il rétablit la dynamique post-Westphalienne que l’intégration européenne avait abandonné depuis 60 ans.

En tant que telle, cette querelle témoigne tout d’abord d’une nouvelle manière d’envisager le débat politique en Europe, au-delà du cadre de l’État-nation. Les leaders des États membres peuvent à présent marquer des points à l’échelle nationale en s’immisçant dans les débats d’un autre pays.

Après avoir fait sa première apparition dans l’opposition de la Grèce et de l’Allemagne durant la crise de la dette de la zone euro, l’ingérence transnationale a marqué à la fois une évolution et une complication du débat politique européen. D’une part, en mettant en lumière les questions taboues dont les chefs d’État et de gouvernement ont toujours débattu dans le huis clos du Conseil de l’UE, ces chamailleries révèlent au grand public certaines des causes profondes de nombre d’échecs du processus décisionnel européen, comme en ce qui concerne la crise des migrants. (Il est de notoriété publique que la position de la France au sujet des migrants est hypocrite puisqu’elle donne des leçons aux autres tout en réinstallant des contrôles systématiques – et non aléatoires – à ses frontières.) Les tensions bilatérales peuvent favoriser l’émergence d’un espace public européen naissant qui pourrait nourrir une réflexion qui ferait émerger des solutions paneuropéennes aux défis communs. Cette situation nouvelle pourrait donner naissance à des possibilités impressionnantes encore inconnues. Mais, d’un autre côté, en ressuscitant de vieilles disputes et des préjugés culturels jusqu’au-boutistes profondément ancrés, comme le J’accuse de Di Maio contre le colonialisme français et en conséquence son rôle supposé dans la crise des migrants, ces disputes complexifient l’émergence de cet espace de débat public paneuropéen.

Comme l’écrivait récemment Étienne Balibar, “C’était également une erreur de croire que la construction européenne rendrait la question nationale obsolète ou la relativiserait. La crise actuelle prouve le contraire. Aucune nation, aucune région n’a le privilège du nationalisme pour elle toute seule. La conception purement négative de l’intérêt national reste la chose la plus communément partagée en Europe. Chaque pays a peur d’être exploité par son voisin…” (1).

L’un des mérites de l’européanisation rapide du débat politique est d’empêcher les États membres de désigner comme bouc-émissaire une “Bruxelles” sans visage, que l’on peut facilement caricaturer. Il est temps à présent de lever le masque sur cette fiction forgée par les États. En conséquence du rappel à la réalité causé par les interférences des États membres dans leur discours politique réciproque, les attaques contre l’UE s’humanisent davantage. Soudainement, les leaders politiques attaquent d’autres leaders politiques européens, des individus responsables de leur comportement politique, tant à Bruxelles qu’à l’échelle nationale, dont ils doivent rendre compte, tant aux yeux de leur électorat nationaux que de l’opinion publique européenne.

La querelle franco-italienne doit être contextualisée dans le réalignement politique en cours en prévision des prochaines élections européennes. Alors que l’on peut s’attendre à un profond remaniement de l’équilibre des partis au Parlement européen, presque tous les partis politiques sont actuellement à la recherche de nouveaux ou d’anciens alliés, en dehors de leurs frontières et sur l’ensemble du continent. Si Salvini pourra compter sur le soutien du Rassemblement National de Marine Le Pen dans le cadre d’une “Ligue des Ligues” européenne plus large qui pourrait pousser Viktor Orban à quitter le Parti Populaire Européen, on peut s’attendre à ce que Luigi Di Maio n’ait aucun partenaire européen à cause du Brexit entraînant le départ du UKIP de Nigel Farage de leur groupe politique commun au Parlement Européen. En conséquence, alors que Salvini dirige ses attaques contre le président français Emmanuel Macron – qu’il identifie comme son premier opposant dans le combat électoral européen –, Luigi Di Maio accuse la France dans sa totalité d’être la responsable de la plus grande partie des problèmes, tant de l’Italie que du continent européen.

De cette perspective, le conflit entre deux alliés de longue date confirme l’européanisation en cours de l’espace politique de l’UE. Cette dynamique devrait s’accélérer à l’approche des élections européennes et compte tenu d’un résultat qui remettra potentiellement en cause l’équilibre des partis politiques au Parlement européen.

Sources :

  1. BALIBAR Etienne, The political representation of the European people, Open Democracy, 10 juillet 2018.
  2. France won’t enter a ‘stupidity contest’ with Italy : minister, France 24, 23 january 2019.

Alberto Alemanno