Que n’a-t-on pas encore dit des billets d’euro qui ont cours officiel depuis le 1er janvier 2002 ? Dès leur présentation et leur mise en circulation, ils ont été abondamment disséqués et critiqués par la presse européenne et internationale, majoritairement déçue de leur caractère abstrait et désincarné.
Dix-sept ans plus tard, le regret d’avoir troqué des billets nationaux célébrant de « grands hommes » contre une « monnaie sans visage » est une rengaine bien établie au sein de la partie de l’extrême droite européenne qui réclame encore l’abandon de la monnaie unique. Paradoxalement, les moins concernés par l’iconographie de l’euro pourraient être ses collectionneurs. Plutôt qu’à un motif toujours répété à l’identique, les numismates prêtent avant tout attention au lieu d’impression et au numéro de série des billets pour leur attribuer une valeur spécifique !
Une iconographie « transparente » ?
Autant que les images finalement retenues, le choix de l’Institut Monétaire Européen (IME), puis de la Banque Centrale Européenne (BCE) qui lui a succédé, de rendre absolument « transparente » (selon les mots de François Foret) la production des symboles monétaires européens a retenu l’attention de nombreux universitaires. Parmi les spécialistes de la question européenne, trois grandes familles d’interprétation du design des billets d’euro existent.
Pour certains, l’adoption d’une iconographie seulement architecturale et débarrassée de toute figure humaine et référence nationale est à interpréter comme un échec des institutions européennes : elles auraient été incapables d’incarner l’idée dont elles sont pourtant les gardiennes.
Au contraire, d’autres chercheurs ont une vision positive des billets « post nationaux » de Kalina. Certains d’entre eux y voient la preuve de la maturité des Européens. Habitants heureux d’un monde post moderne et post matériel, ces derniers n’auraient plus besoin des oripeaux de l’État nation pour avoir confiance en leur monnaie.
D’autres interprètes optimistes de l’iconographie des euros proposent au contraire d’y voir un « tour de force symbolique » car ils permettent, sous couvert de modernité esthétique, de défendre une idée de l’Europe somme toute traditionnelle. Il existerait sur notre continent un irrépressible progrès qui aurait conduit avec régularité ses habitants, depuis les splendeurs de l’époque gréco-romaine jusqu’à leur union dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Les étapes de ce progrès se trouvent égrenées d’une dénomination de billet à l’autre – âge classique (5 €), âge roman (10 €), âge gothique (20 €), âge de la Renaissance (50 €), âge rococo/ baroque (100 €), âge « du fer et de l’acier » (200 €), âge moderne (500 €) – au prix de quelques arrangements avec les périodisations habituelles de l’histoire et de l’histoire de l’art. Le XIXe siècle est plus habituellement considéré comme un âge des empires fortement concurrents que comme une époque d’harmonie et de communion européenne autour du verre et du fer forgé !
Pour concurrentes qu’elles sont, ces différentes interprétations académiques ont pour point commun de mettre en avant une même référence théorique : la Philosophie de l’argent du sociologue allemand Georg Simmel (1858 – 1918), devenu une référence incontournable des sciences sociales dans toute l’Europe à partir des des années 1980. La capacité de l’œuvre du sociologue et du philosophe allemand à éclairer la compréhension symbolique de l’euro est aussi justifiée par une de ses conférences dont le titre apparaît prophétique. Elle s’intitule en effet Brücke und Tür (“Pont et porte”), motifs respectivement associés aux revers et aux faces des billets d’euros.
Si les portes de l’euro étaient ouvertes…
Le succès du rapprochement opéré entre cette courte conférence de Simmel et la proposition graphique de Kalina s’explique largement par les ponts présents au revers des billets d’euro.
Selon Simmel, le pont est une construction éminemment ambiguë car il ne peut que relier des espaces qui ont été auparavant séparés. Les universitaires se servent des mots de Simmel pour complexifier l’interprétation institutionnelle des billets d’euros, décrits officiellement comme des symboles univoques de l’union et de la coopération des peuples européens. Les ponts de Kalina gagneraient à être plutôt considérés comme une transposition graphique de la devise de l’UE : « Unie dans la diversité ».
Cependant, un réexamen attentif des faces des billets d’euro conduit au constat qu’elles ne représentent pas les mêmes portes que celles que théorisent Simmel. Les billets illustrant les périodes classique (5 €), romane (10 €) et baroque/rococo (100 €) représentent certes des portes au sens étymologique du terme : ce sont des ouvertures. Mais ces arches, gateways et autres passages ne possèdent pas de dispositifs permettant de les fermer.
Du fait de cette absence, elles diffèrent singulièrement de la porte décrite par Simmel. Celle-ci reste habituellement fermée et délimite de façon étanche l’intérieur fini du foyer et l’infini du monde extérieur. Elle trouve naturellement à s’intégrer dans un mur et possède immanquablement un huis. Déroulant sa petite philosophie de la porte, le sociologue allemand remarque d’ailleurs qu’elle ne s’applique qu’imparfaitement aux portails romans et gothiques, conçus pour envoyer un message univoque au passant : il faut entrer dans le lieu de culte.
En lieu et place de porte « gothique », le billet de 20 € dessiné par Kalina représente des vitraux. Or, pour Simmel, la symbolique de la fenêtre et son pouvoir de fascination sont largement moins puissants que ceux de la porte. Une fenêtre est une construction qui fonctionne en sens unique. Elle est faite pour regarder l’extérieur depuis l’intérieur. Cela est particulièrement frappant dans le cas d’un vitrail. Ses formes et ses couleurs restent indéchiffrables à l’observateur qui se tient à l’extérieur d’une église. Elles sont au contraire révélées dans leur plein éclat au fidèle ou au curieux qui franchit le pas de l’édifice religieux.
Une interprétation d’inspiration simmelienne des grosses coupures d’euro est encore plus délicate car Robert Kalina a choisi de faire figurer sur les billets de 200 € et de 500 € des portes-fenêtres. Au sein d’une série de billets dont l’unité et l’esthétique se fondent sur la transparence des plans, ces ouvertures vitrées apparaissent surprenamment opaques et laissent peu deviner aux regards postés à l’extérieur de la serre ou de l’immeuble moderne. Si l’on s’en tient aux catégories développées dans la conférence de Simmel, ce sont des fenêtres, moins propices que de « véritables » portes à symboliser « l’ouverture » de l’Europe, contrairement à ce qu’affirme la documentation institutionnelle sur la monnaie unique.
Pourquoi alors s’acharner à voir des portes sur la face des billets d’euros ? Cette lecture est certes convaincante si l’on ne considère que les plus petites coupures et la plupart d’entre nous ne voit que rarement des billets jaunes ou violets. Plus profondément, elle connote un attachement à ce qui pourrait constituer le véritable mythe sous-tendant l’euro : l’idée que son iconographie est à la fois rationnelle et parfaitement lisible.
Un signe de cette supposée transparence des images de l’euro est le discours que développe à leur propos la BCE sous la forme d’un véritable discours de l’évidence. Il est particulièrement visible si l’on s’intéresse à une autre face méconnue de l’euro : celle de la princesse Europe.
La BCE et l’iconographie de l’euro : un discours de l’évidence
En 2013 a abouti le premier effort de renouvellement des billets d’euro. D’abord motivé pour des raisons de sécurité et de lutte contre la contrefaçon, il a également été l’occasion d’une innovation graphique discrète mais majeure. Un « portrait » de la princesse Europe a été intégré dans le filigrane et l’hologramme de chaque nouveau billet.
Alors que la double crise de la Grèce et de la zone euro persistait, les commentateurs y ont vu une entreprise politique. La mobilisation du mythe d’Europe permet d’abord de faire référence, voire de rendre hommage, à la pièce de deux euros grecque, ce qui revient à réaffirmer la place de ce pays au sein de l’Eurosystème. C’est également une manière de rappeler au public que la BCE et l’euro sont des institutions humaines après tout.
Les raisons officielles avancées par la BCE furent cependant beaucoup plus abstraites et moins ouvertement politiques. Dans une vidéo de promotion de la série de billets « Europe », son président Mario Draghi affirme de façon assez circulaire :
We chose Europa because it’s euro banknotes after all… So, is there any better figure than Europa to serve as the new face of the euro ?
La plaquette censée aider les Européens à s’acclimater aux nouveaux billets propose des explications pareillement succinctes :
Les portraits ont traditionnellement leur place sur les billets de banque du monde entier. Par ailleurs, il est démontré que les gens reconnaissent généralement les visages de manière intuitive.
Que faire de ce discours de l’évidence ? Il pourrait être tentant de remarquer qu’il n’y a justement rien d’évident ou de (politiquement) neutre à affirmer que tous les Européens peuvent se reconnaître dans une princesse de la mythologie grecque et originaire du sud de l’actuel Liban. De même, on pourrait rappeler que les auteurs grecs classiques s’interrogeaient déjà sur la fiabilité du lien établi entre la princesse Europe et la désignation de notre continent.
Il est enfin tentant de remarquer que la BCE semble revenir sur le choix iconographique opéré par l’IME en 1996 tout en conservant la même rhétorique. Avant le lancement officiel de l’euro, les dirigeants de l’IME/BCE n’hésitaient en effet pas à affirmer que c’est l’absence de figuration humaine qui fondait la supériorité du projet de Kalina. Plus encore, selon les acteurs qui ont participé au choix des billets d’euro, c’est ce choix audacieux de la dépersonnalisation qui les a décidés à adopter la proposition autrichienne rapidement et presqu’à l’unanimité.
Les euros imaginaires
Un autre dispositif utilisé par la BCE pour démontrer la pertinence de ce premier choix iconographique “évident” a été d’organiser une exposition itinérante dans différentes villes européennes. Elle présentait l’intégralité des ébauches de billet soumises à l’IME lors du concours de 1996 et a donné lieu à un fascinant catalogue consultable en ligne.
Dans cette publication, une habile quoique discutable substitution est à l’oeuvre. Au milieu de quarante-trois ébauches se trouve la version définitive des billets de Kalina alors même que son projet d’origine a été largement retravaillé. Il s’agissait notamment de rendre méconnaissables les dessins d’ouvrages d’art bien réels que Kalina avait scannés pour élaborer ses maquettes. Plus familiers et d’une facture plus achevée que le reste des images exposées, les arches, les fenêtres et les ponts du graphiste autrichien emportent facilement l’adhésion des spectateurs.
L’étude exhaustive des 308 ébauches de billet excède largement notre propos mais le feuilletage attentif de ce catalogue d’euros imaginaires permet de formuler quelques remarques.
Tout d’abord, contrairement à ce que suggèrent le récit des dirigeants européens et une partie de la littérature académique, Robert Kalina n’est pas le seul à avoir proposé un traitement abstrait du thème « Âges et Styles de l’Europe ». Comme lui, la graphiste néerlandaise Inge Madlé avait choisi de ne faire figurer sur ses projets de billets que des architectures (à l’exception d’une esquisse de la Renaissance montrant le corps d’un homme mais pas son visage). La proposition de l’Espagnol Enric Satue Llop faisait elle un usage si stylisé des portraits qu’elle correspondait a priori aux critères de neutralité nationale édictés par l’IME.
Plus largement, une bonne part des créations présentées à l’IME ne présentait que des visages non reconnaissables car appartenant à des statues antiques et médiévales ou faisant partie des innombrables “portraits d’inconnu(e)” qui peuplent les musées européens.
D’où vient alors la victoire symbolique de Robert Kalina ? Sans doute du fait que, contrairement à nombre de ses compétiteurs, il a joué le jeu du concours en respectant scrupuleusement les contraintes graphiques de l’IME.
Il n’a pas fait preuve de la même désinvolture qu’Inge Madlé en s’autorisant à renverser l’ordre imposé des couleurs (peut-être pour ménager la meilleure place au mouvement néerlandais De Stilj).
Il n’a pas explicité les emprunts qu’il a pu faire à des sites architecturaux réels alors que la majorité de ses homologues ont légendé leurs travaux en renvoyant à des lieux spécifiques (cathédrale d’Amiens, Tempietto de San Pietro in Montorio de Bramante à Rome, etc.).
Il a enfin fait preuve d’originalité en ne reprenant pas directement le choix d’oeuvres et de sites “exemplaires” que l’IME avait fourni en même temps que son cahier des charges aux différents candidats, à titre d’inspiration. Nombre d’entre eux ont au contraire décidé de s’appuyer largement sur le corpus fourni : la mise en série des euros imaginés peut donc parfois conduire à une impression de monotonie.
Pas moins de douze participants ont par exemple décidé de faire figurer sur leur projet de billet de 10 € le visage du Janvier que Benedetto Antelami a sculpté dans le baptistère roman de Parme. C’est sur les traits de ce visage aussi européen et ambigu (Janus n’est jamais loin de Janvier) que les ponts de Kalina que nous concluerons notre périple à travers la symbolique de l’euro. Bonne année !