Le 17 décembre 2010, l’immolation de Mohamed Bouazizi marquait le début du “printemps arabe”. Depuis, huit années se sont écoulées, soit le moment opportun pour dresser un premier bilan de la réception européenne de ce mouvement inédit. En effet, les bouleversements successifs dans le monde arabe, déclenchés par la révolution en Tunisie, interrogent l’Europe dans sa capacité à agir dans cet espace stratégique et plus largement à une dimension internationale. Si l’Union européenne et ses États membres ont bien tenté de soutenir et d’encourager cette vague démocratique, la structure même de la diplomatie européenne ainsi que les intérêts divergents des États membres ont affaibli cette réaction.


« Le Printemps arabe ne naît pas de rien et n’éclate pas comme le tonnerre dans un ciel sans nuages » 1. Les événements qui se sont déroulés à partir de décembre 2010 dans le monde arabe s’inscrivent dans le temps long, et sont à comprendre et à analyser au sein d’un contexte historique et sociétal construit durant des dizaines d’années. Révoltes ? Soulèvements ? Révolutions ? Le « vertige nominatif »2 auquel les historiens et les universitaires de façon plus générale ont été confrontés suscite encore nombre de débats près de huit ans après les faits. Des faits qui résultent d’une combinaison de facteurs ayant poussé la population tunisienne à sortir dans la rue après le 17 décembre 2010 ; puis à celles égyptienne, libyenne, yéménite, bahreïni ou syrienne à se soulever contre les pouvoirs en place, à demander plus de libertés, de confort économique, d’égalité.

Si chaque mouvement national a ses spécificités, les printemps arabes apparaissent selon certaines dimensions comme un seul printemps, un mouvement transnational traversé par des variables et des constantes communes : la contestation des systèmes autoritaires autour de la figure du raïs et de l’oppression des corps sécuritaires de l’Etat, la critique des inégalités sociales et économiques. L’auto-immolation du Tunisien Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010 dans les rues de Sidi Bouzid a déclenché une vague contestataire sans précédent pour les peuples arabes, qui revendiquaient le droit de pouvoir manger à leur faim et de bénéficier de conditions de vie décentes. Ils réclamaient aussi des libertés, des idéaux démocratiques, la possibilité de pouvoir pratiquer librement son culte. La démocratisation des moyens d’expression et d’information, ainsi que l’utilisation des réseaux sociaux comme moyen d’organisation expliquent en partie le succès de ces révoltes.

Pour les observateurs des puissances européennes, le printemps arabe était un évènement inattendu. Vu de l’Occident, le monde arabe semblait être figé dans une époque dépassée. Une « exception arabe » justifiait que cette zone n’avait pas été atteinte par les vagues successives de démocratisation du XXe siècle, et qu’une telle évolution était donc incapable de s’y développer, d’autant plus que les pouvoirs en place disposaient de ressources importantes pour maintenir leur emprise sur la population. Que ce soit en Libye ou en Syrie, les moukhabarat3 disposaient d’une telle impunité pour protéger le pouvoir que tout soulèvement semblait exclu. En Égypte, en 2011, les industries et autres secteurs économiques sous contrôle de l’armée représentaient à eux seuls 5 à 40 % du PIB du pays selon les sources4. En effet, l’armée est présente dans le BTP, les télécommunications, l’agroalimentaire ou encore la production de biens d’équipement. Face à une telle mainmise sur l’économie et l’appareil d’État, le peuple se trouvait pour le moins désarmé. Que pouvaient les peuples face au clientélisme affairiste et à des régimes tenus par une « bourgeoisie de l’infitah »56 contrôlant la majorité des positions économiques dominantes ? Ces rentes sécuritaires et économiques ont assuré une longévité certaine aux régimes, donnant l’impression que rien ne pouvait les perturber.

Pour les Occidentaux, 2011 restera comme l’année d’une erreur stratégique, d’une lecture bâclée. Sur le vieux continent, on s’est obstiné à analyser les régimes arabes sans remettre en question les préconceptions, notamment sur la question religieuse. La privation des libertés politiques et la répression des opposants étaient justifiées par la crainte de l’intrusion de la menace islamiste dans les institutions politiques. Pendant des années, c’est par le prisme de cette peur que les pays européens ont construit leurs relations avec les pays de la région, soutenant les régimes policiers et autoritaires7. Les conséquences d’une éventuelle venue au pouvoir des partis politiques islamistes furent exagérées, et les évolutions sociales et religieuses occultées, car dans le monde arabe, le champ politique est marqué par la prégnance du religieux. Tout le paradoxe réside dans cet énoncé : c’est après une trentaine d’années d’islamisation, ou de réislamisation, qu’un mouvement démocratique s’est produit. Comme le conclut Olivier Roy dans un article paru en 2013, l’islamisation s’est traduite par une diversification du champ religieux, en parallèle à la diversification du champ politique. La sécularisation politique, au sens où le politique et le religieux s’autonomisent l’un par rapport à l’autre, a été possible en dehors de toute sécularisation sociétale ou culturelle8.

Des protestataires yéménites dans les rues de Sanaa. ©Noor Al Hassan

Une réaction européenne ambiguë

L’invasion américaine de l’Irak en 2003, censée apporter la démocratie à la région, a laissé le champ libre aux islamistes qui, par leur niveau d’organisation et par manque d’alternatives viables, attiraient de nombreux sympathisants à leur cause dans ce monde gouverné par l’arbitraire des autocrates. C’était aussi certainement dû à l’effet d’une islamophobie latente mais de plus en plus perceptible en Occident après le 11 septembre. De plus, les démocrates européens avaient peu d’espoir pour le monde arabe. Il était assez courant à l’époque d’entendre dire que la démocratie « ce n’est pas pour tout le monde », qu’il faut que la démocratie « mûrisse progressivement », bref que « le monde arabe n’était pas prêt pour la démocratie »9. Beaucoup d’arabes, eux aussi désespérés et ayant intériorisé ces discours, auraient été d’accord avec ces affirmations. C’était pourtant un acte d’ultime désespoir – l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi – qui a enclenché le printemps arabe.

C’était aussi un moment de détresse pour l’Europe. La crise des « subprimes » l’avait peu atteinte mais 2010 annonçait d’abord la crise de la dette en Grèce et puis celle de l’Irlande, du Portugal et de l’Espagne. Les analystes financiers anglo-saxons parlent des pays « PIGS » pour la première fois en 2010 pour bien marquer l’écart qui s’est rapidement creusé entre le centre de l’Union et ses périphéries malgré la décennie précédente de convergence économique10. La situation économique a aggravé la crise de légitimité démocratique de l’Union européenne qui s’avère incapable d’assurer la prospérité des peuples européens dans leur ensemble11. Cela s’ajoute au « déficit démocratique » – réel ou ressenti – des institutions européennes qui était apparu récemment lors de l’adoption du traité de Lisbonne malgré le résultat négatif des référendums en France et aux Pays-Bas. Cette crise n’empêche pas néanmoins que la réaction de l’Europe et en particulier de l’Union européenne à ces événements structurants détermine aujourd’hui – et déterminera certainement dans le futur – à la fois le rapport entre l’Europe et le monde arabe mais aussi son rapport aux autres acteurs internationaux dans cet espace. Il est donc question ici de revenir sur cette réaction et d’en tirer les conséquences.

Il est difficile de mettre en évidence un principe de fond qui aurait structuré l’attitude des dirigeants européens face aux différentes révolutions du printemps arabe. Si les révolutions en Tunisie et en Libye suscitaient un certain enthousiasme, ce fut bien moins le cas en Egypte et en Syrie. A propos des troubles en Arabie Saoudite et de la répression militaire des manifestations au Bahreïn, l’Europe – comme le reste du monde – est restée muette12. De plus, il est aussi compliqué de parler d’une attitude commune des pays européens dans le cas par cas des révolutions. Néanmoins, les politiques des États restent plus ou moins comparables l’un à l’autre.

Si la France, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, représentaient l’aile la plus zélée du bloc européen, l’Allemagne et l’Italie restaient bien plus prudentes. Cette démarcation est nettement perceptible dans les politiques libyennes et syriennes des pays européens. Dans le cas libyen, la France adopte une attitude fortement proactive, au point de provoquer l’irritation parmi les autres membres de l’Union européenne13. Elle reconnaît par exemple le gouvernement de transition nationale en Libye un jour avant une réunion exceptionnelle du Conseil Européen convoquée pour établir une politique européenne commune à ce sujet.

Par la force des choses, l’Allemagne, toujours prudente quant aux interventions militaires, se retrouve dans un bloc méditerranéen avec l’Italie et la Turquie qui appellent à la retenue tandis que le camp britannique, français et américain soutient une intervention armée14. De son côté, l’Union européenne ne parvient pas à formuler une politique commune à ses membres et se contente davantage d’un rôle de coordination. C’est à l’échelle des États que les initiatives proactives sont prises, notamment vis-à-vis de la Libye. Si les institutions européennes ont une fonction de coordination importante au début de la révolution en Libye, leur rôle s’efface au fur et à mesure et laisse la place à l’OTAN bien plus importante dans le domaine militaire.

L’incapacité de l’Union européenne à recourir à l’intervention militaire était certainement aussi l’une des causes de la passivité européenne en Syrie, où, sans la volonté prépondérante des États-Unis, les États membres paraissent peu disposés à intervenir comme en Libye. Et cela malgré une volonté politique forte en France et en Angleterre. Pour autant, cette volonté n’était clairement pas aussi importante que pour la Libye et le bloc de pays non interventionnistes n’était pas prêt à céder15. C’est notamment le cas des pays d’Europe de l’Est qui pour leur part ne se sentaient pas concernés par les révolutions dans les pays arabes. Ils sont restés largement indifférents aux évènements dans ces pays jusqu’à ce que la guerre civile en Syrie provoque un afflux considérable de réfugiés en direction de l’Europe en 2014.

Malgré cette absence d’unité, le « factionnalisme » n’a pas gouverné tous les aspects de la politique européenne envers les pays arabes. De toute évidence, il y a bien eu une reconnaissance au niveau européen que le printemps arabe était un moment décisif et une opportunité formatrice pour la diplomatie de l’Union. Ainsi, par exemple, le budget de la politique de voisinage de l’Union européenne16 a largement augmenté suite à la révolution en Tunisie en 2010. La commission européenne a également lancé cette même année un partenariat pour la démocratie et la prospérité avec la Méditerranée du Sud dont la fonction spécifique était de répondre aux « besoins humanitaires immédiats » en Tunisie17 – ce partenariat sera ensuite élargi à la Libye. Sur le long terme, le printemps arabe a aussi fondamentalement changé le rapport de l’Europe aux régimes autoritaires dans son voisinage. Le chaos généralisé qui a suivi les révolutions a renforcé en Europe la notion qu’une transition démocratique par la réforme était plus souhaitable. La politique européenne tend donc à se « conditionnaliser » afin d’encourager la réforme démocratique dans des pays où auparavant le statu quo n’était pas remis en question18. C’est le cas notamment au Maroc et en Algérie où les aides au développement sont conditionnées au progrès des réformes démocratiques.

Si ces tentatives de politiques proactives sont certainement bienvenues, elles restent néanmoins davantage déterminées par les outils diplomatiques disponibles que par les besoins de la diplomatie européenne19. Les États membres pour leur part conservent une grande partie des outils diplomatiques et ne délèguent leurs capacités à l’Union européenne que dans la mesure où l’échelle continentale permet de les amplifier. L’absence de moyens militaires proprement européens a pour effet de décrédibiliser toute la diplomatie européenne, qui reste dépendante de la coopération entre les États membres ou bien d’autres organisations internationales, à la fois pour les interventions mais aussi pour les actions humanitaires et la protection des frontières et voies maritimes. A l’inverse, le fait qu’une partie de la diplomatie européenne soit assurée au niveau supranational créé de l’incertitude et a des effets de passager clandestin : des membres en profitent sans y contribuer. Les États membres proactifs ne peuvent pas s’assurer d’un soutien au niveau européen comme cela a été le cas en Syrie et dans une moindre mesure au Mali. L’Europe se contente alors d’une politique passive qui ne rend pas justice à son ambition humaniste. Le poids économique, politique et militaire et la proximité géographique de l’Europe n’empêche donc pas qu’elle soit aujourd’hui devenue un acteur marginal dans le monde arabe, supplantée par les États-Unis, la Russie et la Turquie. La passivité européenne est d’autant plus grave que l’Union européenne est l’unique voix qui défend sans équivoque le libéralisme politique en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Si les États-Unis, dans leur opposition à l’Iran, la Russie, dans sa volonté de préserver un allié méditerranéen, et la Turquie, dans son conflit avec le YPG/PKK, n’ont pas hésité à défendre leurs intérêts avec vigueur, l’Europe – qui en a tout autant – subit de façon bien plus marquée la contradiction entre sa rhétorique universaliste et ses politiques intéressées.


Sources
  1. Frédéric ENCEL, Géopolitique du printemps arabe, PUF Editions, Paris, p. 15.
  2. Touriya FILI-TULLON, Fiction et histoire, les inattendus du minuscule, in Ecrire l’inattendu, les « Printemps arabes » entre fictions et histoire, L’Harmattan, Paris, p. 193.
  3. « Renseignement » en arabe, dans un sens plus large que celui occidental, incluant une dimension essentiellement militaire et de surveillance globale
  4. Tewfik ACLIMANDOS, « De l’armée égyptienne. Éléments d’interprétation du « grand récit » d’un acteur-clé du paysage national », Revue Tiers Monde, vol. 222, no. 2, 2015, pp. 85-102
  5. « Ouverture » en arabe, nom de la politique de libéralisation économique égyptienne lancée sous Anouar El-Sadate en Égypte. Elle consistait en des privatisations partielles des secteurs publics
  6. Charles THÉPAUT, Le monde arabe en morceaux, Armand Colin, Paris, p. 65
  7. Luiz MARTINEZ, Le printemps arabe, une surprise pour l’Europe, Revue Projet, juin 2011
  8. Olivier ROY, « Le printemps arabe et le mythe de la nécessaire sécularisation », Socio, 2 | 2013, pp. 25-36
  9. Pour une analyse plus approfondie du rôle des préjugés dans les politiques arabes des pays européens voir : Katerina DALACOURA, « The 2011 uprisings in the Arab Middle East : political change and geopolitical implications. » International Affairs 88.1, 2012, pp. 63-79
  10. « Europe’s PIGS : Country by country », BBC News, 11 février 2010
  11. Richard BALDWIN & Francesco GIAVAZZI, « The Eurozone Crisis A Consensus View of the Causes and a Few Possible Remedies », CEPR Press, London, 2015, Ch : Introduction, pp. 18-62
  12. « Bahrain : ‘No One Can Protect You’ : Bahrain’s Year of Crushing Dissent  », Amnesty international, 7 septembre 2017, MDE 11/6790/2017
  13. Voir par exemple : « Sarkozy’s Libya Move ‘Shows Testosterone Level, Not Logic’ », Speigel Online, 11 mars 2011
  14. Wu XIAN, « An Analysis of the EU’s Military Intervention against Libya  », Institute of European Studies, Chinese Academy of Social Sciences, 6:4, 2012, pp. 1-11
  15. Niklas BREMBERG, « Making sense of the EU’s response to the Arab uprisings : foreign policy practice at times of crisis », European security 25.4, 2016, pp. 423-441
  16. Politique développée en 2004 qui englobe les pays du littoral méditerranéen, des Balkans, du Caucase et les pays frontaliers à l’Est à part la Russie, qui a pour but de favoriser un alignement juridique et réglementaire de ces pays avec l’Union européenne
  17. « EU Commission launches ambitious Partnership for Democracy and Shared Prosperity with the Southern Mediterranean », European Commission, Press Release Database, Bruxelles, 8 mars 2011
  18. Rosa BALFOUR, « EU Conditionality after the Arab Spring », European Institute of the Mediterranean, 16 Papers IEMed joint series with EuroMesco, 2012, pp. 14-23
  19. Ibidem., pp. 24-27