Le Caire. En février dernier, la chanteuse égyptienne Sherine Abdel Wahab était condamnée à six mois de prison (puis finalement acquittée, en appel) après avoir lancé pour plaisanter lors d’un concert aux Émirats arabes unis que boire l’eau du Nil ferait attraper la bilharziose1 . Si cet incident en dit long sur la fébrilité des autorités égyptiennes face au moindre semblant de critique à l’encontre du pays, il témoigne surtout de la place centrale qu’occupe pour Le Caire le plus long fleuve du monde. Ce dernier représente en effet un enjeu de sécurité nationale, au sens de sécurité alimentaire : la quasi-totalité des près de 100 millions d’Égyptiens vit à proximité du Nil, l’Égypte puise dans le fleuve environ 95 pour cent de ses besoins en eau2 , et la région du delta du Nil assure près d’un tiers des emplois du pays. Il s’agit donc, selon les termes mêmes du président Abdel Fattah al-Sissi il y a un an, d’une question « de vie ou de mort »3 . Comme un écho à Anouar al-Sadate qui affirmait, en 1978, que seule l’eau pouvait le faire « entrer en guerre »4 .

Dans ce contexte, le pharaonique projet éthiopien de construction du Grand barrage de la renaissance éthiopienne (GBRE), le plus grand d’Afrique, entamé en 2011, représente un véritable défi pour l’Égypte. Deux des 16 turbines du GBRE devraient commencer à produire de l’électricité avant la fin de 2018. Fin novembre, le pouvoir égyptien a annoncé la tenue prochaine de discussions bilatérales avec ses homologues éthiopiens sur ce dossier brûlant. Quelques mois plutôt, en mai dernier, les autorités égyptiennes, éthiopiennes et soudanaises étaient parvenues à arracher un difficile accord pour la création d’un comité scientifique chargé d’étudier l’impact du barrage. D’importantes tensions avaient en effet impacté leurs relations au cours des dernières années, alors même qu’en 2015, l’Egypte donnait son accord de principe pour la construction du barrage éthiopien. Le point d’achoppement réside désormais essentiellement dans le délai de remplissage du réservoir du GBRE : alors que Addis-Abeba ambitionne de limiter cette période à 5 ans, Le Caire désire que celle-ci soit étendue à 8 ou 10 ans, afin de ne pas impacter trop significativement le débit du fleuve5 .

Si ce sujet est aussi sensible, c’est parce qu’il remet en cause des équilibres historiques, et le quasi-monopole égyptien sur les ressources en eau de la région, garanti par des traités qui remontent à 1929 et 19596 , alors que dix pays sont riverains du Nil. Cependant, à partir des années 1990, à la faveur de l’intensification de l’élevage et du décroissement de la pluviométrie dû au réchauffement climatique, ces pays ont commencé à souhaiter un partage plus équitable des ressources hydriques. Dans cette optique, en 2010, cinq d’entre eux signent un accord-cadre autorisant les pays en amont du fleuve de construire des barrages7 . L’Égypte et le Soudan avaient refusé de signer. Puis, dans le cadre du projet de GBRE, le ralliement de Khartoum à la position d’Addis-Abeba a achevé de placer Le Caire dans l’isolement concernant ce dossier sensible.

Les déboires diplomatiques rencontrés par l’Égypte ne sont pas les seuls à remettre en cause l’affirmation d’Hérodote faisant d’elle un « don du Nil ». En effet, le delta du Nil est l’un des trois deltas les plus menacés du monde par le réchauffement climatique8 . L’eau de mer s’infiltre plus facilement dans les terres qu’auparavant, endommageant les terres agricoles. La ville de Kafr el Sheikh, pourtant à plus de vingt kilomètres de la mer, est concernée. À ce rythme, le delta pourrait perdre 15 pour cent de ses terres de haute qualité d’ici à 2050.

Face à ces difficultés, l’Égypte tente tant bien que mal de sortir de son isolement s’agissant de la géopolitique régionale de l’eau : le 12 décembre, un accord de 3 milliards de dollars a été signé avec la Tanzanie pour la construction d’une centrale hydroélectrique dans la réserve naturelle de Selous9 .

Perspectives :

  • Les autorités égyptiennes semblent prendre conscience peu à peu des enjeux environnementaux autour du Nil. Dans le Nord du delta, le ministère de l’Irrigation et l’agence onusienne pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) commencent à mettre en place des systèmes d’irrigation reposant sur l’énergie solaire.
  • Une autre solution consisterait à former les fermiers à la conservation de l’eau, pour les éloigner de méthodes d’irrigation archaïques par inondation (et non par goutte à goutte), qui induisent des pertes hydriques importantes.
  • En dépit de désaccords qui demeurent conséquents, la relation égypto-éthiopienne devrait aller dans le sens de l’apaisement, sous l’influence du Premier ministre Abiy Ahmed, en poste depuis avril dernier, et qui s’est illustré pour l’heure comme un faiseur de paix.

Sources :

  1. DUNNE Michele, POLLOCK Katherine, Un barrage de la discorde sur le Nil, Orient XXI, 8 novembre 2017.
  2. Le delta du Nil menacé par le réchauffement climatique, France TV Info, 10 décembre 2018.
  3. GRESH Alain, Qui a perdu le Nil, Orient XXI, 15 février 2018.
  4. KOFI Gabriel, Egypte-Ethiopie : la guerre pour les eaux du Nil est-elle inévitable ? Le 360, 23 avril 2018.
  5. L’Egypte et L’Ethiopie veulent éviter un « conflit » autour du Nil, Le Monde, 18 janvier 2018.
  6. En Egypte, une chanteuse condamnée à six mois de prison pour s’être moquée du Nil, Le Monde, 27 février 2018.
  7. Crise du Nil : le chef de la diplomatie égyptienne en Ethiopie, Le Point, 25 décembre 2017.
  8. MAGNAN Pierre, La tentation du Nil : les clefs de la tension entre l’Ethiopie et l’Egypte, 20 mai 2018.
  9. Tanzania signs $3 billion hydro deal in heritage site despite concerns, Reuters, 12 décembre 2018.

Marilou Jeandel

Sources
  1. L’Egypte et L’Ethiopie veulent éviter un « conflit » autour du Nil, Le Monde, 18 janvier 2018.
  2. GRESH Alain, Qui a perdu le Nil, Orient XXI, 15 février 2018.
  3. Crise du Nil : le chef de la diplomatie égyptienne en Ethiopie, Le Point, 25 décembre 2017.
  4. MAGNAN Pierre, La tentation du Nil : les clefs de la tension entre l’Ethiopie et l’Egypte, 20 mai 2018.
  5. KOFI Gabriel, Egypte-Ethiopie : la guerre pour les eaux du Nil est-elle inévitable ? Le 360, 23 avril 2018.
  6. L’Egypte et L’Ethiopie veulent éviter un « conflit » autour du Nil, Le Monde, 18 janvier 2018.
  7. DUNNE Michele, POLLOCK Katherine, Un barrage de la discorde sur le Nil, Orient XXI, 8 novembre 2017.
  8. Le delta du Nil menacé par le réchauffement climatique, France TV Info, 10 décembre 2018.
  9. Tanzania signs $3 billion hydro deal in heritage site despite concerns, Reuters, 12 décembre 2018.