Dans Bloodlands, vous proposez une géographie humaine des victimes qui permet de réfléchir sur un territoire transcendant les frontières étatiques. Quel est le sens de votre démarche ?
J’ai réalisé, en tant qu’historien des pays de l’Est, que l’historiographie nationale était réductrice, que l’échelle nationale ne permettait pas d’appréhender les grandes tendances historiques de manière satisfaisante. Cela vient notamment de la dimension morale de l’historiographie nationale, qui vise souvent à établir la culpabilité des uns et l’innocence des autres. Cela tient aussi au fait que les victimes franchissent les frontières nationales. Saisir la manière dont les atrocités de masses se déroulent, implique enfin d’admettre que les États eux-mêmes ont été parfois détruits, événement qu’une historiographie nationale intègre difficilement. C’est ce qui m’a conduit à écrire une histoire qui ne soit pas nationale.
L’autre difficulté était idéologique car l’histoire s’écrit souvent d’un point de vue politique. Les gens de gauche sont parfois moins critiques avec l’URSS, ceux de droite avec le fascisme. J’ai voulu trouver un point de vue historique qui dépasse les idéologies. Appréhender l’expérience des Juifs qui ont été déportés par l’URSS dans les années 1930, avant de retrouver en rentrant leurs familles massacrées par les Nazis, ou celle des Ukrainiens affamés par les Soviétiques dans les années 1930 puis par les Allemands dans les années 1940, requiert un point de vue historique qui intègre à la fois l’URSS et l’Allemagne nazie.
Avoir mobilisé des sources dans différentes langues comme vous l’avez fait a-t-il changé la conception de l’histoire du génocide juif ?
Imaginez que j’écrive un livre d’histoire sur les Indiens d’Amérique en utilisant les sources des colons britanniques, ou un livre sur la guerre d’Algérie en utilisant seulement des sources militaires françaises. On penserait que c’est un problème non ? Même si j’adoptais un point de vue critique sur ces sources, on penserait à juste titre que c’en est un. On est également confronté à cette difficulté en ce qui concerne la Shoah : dans quelle mesure peut-on utiliser les sources du colonisateur, de l’agresseur ?
Bien sûr, on peut adopter un point de vue critique sur ces sources, mais il y aura toujours des phénomènes majeurs que les Allemands ne comprennent tout simplement pas, et que d’autres peuples – Juifs, Ukrainiens, Polonais – peuvent comprendre.
Prenez par exemple la collaboration double. Les Juifs vivant dans les « Terres de sang » n’ont pas été particulièrement surpris que leurs voisins collaborent à la fois avec les Allemands et les Soviétiques, parce que c’est le genre de choses que les gens font… On ne le voit pas parce que les sources allemandes ne le montrent pas. Parce qu’on veut voir le monde d’une façon idéologique, on ne pense pas qu’il puisse être normal pour un Ukrainien de collaborer d’abord avec les Soviétiques puis avec les Allemands. Mais cela, leur voisin juif le voit et n’éprouve aucune difficulté à le décrire.
Le second déplacement consiste à renverser le centre de gravité des territoires en question. L’expérience des Juifs en France et en Allemagne n’est pas représentative de toute l’expérience juive. Ce sont des communautés juives relativement petites, et qui ont dans les deux cas survécu dans une plus grande mesure. L’expérience juive la plus représentative est celle de Pologne, d’URSS, de Hongrie, des États baltes. Pour comprendre la Shoah il faut partir de là où le plus grand nombre de juifs vivaient, là où ils parlaient yiddish, russe, polonais. Et si on tourne notre regard vers ces pays, on est amené à prendre en compte des expériences cruciales qu’on ne peut pas voir en se focalisant seulement sur l’Allemagne en 1939 ou la France en 1940, comme l’expérience de la destruction de son propre État ou le fait – c’est très important ! – que les tueries ont commencé dès l’arrivée des Allemands. Même en Allemagne ce n’est pas le cas. En France, les Allemands arrivent en 1940 mais il faut compter un certain temps avant que les Juifs ne commencent à être tués. En Europe de l’Est, les tueries ont démarré dès l’arrivée des Allemands, et dans des proportions importantes.
Vous avez employé le terme d’« empire » pour qualifier les projets d’Hitler de de Staline. Comment définissez-vous un empire ? Pensez-vous que l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui soit un empire comprenant un centre, des périphéries, et des inégalités fortes entre les différents territoires qui composent la structure d’ensemble ?
Pour définir un Empire, il faut d’abord définir ce qu’est idéalement un État : un espace où les citoyens sont égaux devant la loi. Cela veut dire que l’URSS ou l’Allemagne nazie ne sont pas des États mais des Empires, ce sont des espaces où le respect de la loi n’est pas un principe essentiel et où les habitants sont inégaux devant la loi.
L’Allemagne nazie et l’URSS ont détruit délibérément d’autres États et ont tissé ensuite des liens légaux mais inégaux avec eux. Je conçois l’Union européenne tout autrement, car je pense que son rôle est de renforcer les États et non de les détruire. Je me rends bien compte que ce n’est pas la façon dont beaucoup de citoyens européens voient les choses. Si vous êtes un électeur du Front national en France, si vous êtes un Britannique qui a voté pour le Brexit en Grande Bretagne, ou un Polonais qui a voté pour le PiS, vous pensez sans doute que l’Union européenne limite votre souveraineté. Mais je pense qu’historiquement parlant c’est exactement l’inverse. Il est très difficile de renforcer des États et l’Union européenne aide pourtant les États à fonctionner.
Bien qu’il y ait de fortes inégalités au sein de l’Union européenne, ce qui me frappe, c’est sa volonté d’assurer le fonctionnement des États. Précisément, le fait qu’elle défende le renforcement des États d’Europe de l’Est repose sur un principe d’égalité. Je conçois bien que l’Allemagne est un État plus important que la Grèce, mais si l’Union européenne disparaissait, l’écart entre l’Allemagne et la Grèce serait à mon avis plus important. L’Union européenne n’est donc pas un empire, mais une réponse à l’impossible maintien des empires. C’est un succès, mais un succès silencieux, parce que personne en France ne veut enseigner l’histoire en disant « nous avons été un empire, il est tombé en lambeaux, cela a été très sanglant, nous avons commis beaucoup d’atrocités, mais fort heureusement il y avait un grand espace de commerce européen où nous avons pu atterrir ». Personne ne veut enseigner l’histoire de France de la sorte. Et pourtant c’est vrai, tout comme cela l’est de l’histoire britannique, allemande, portugaise et espagnole. Mais les gens ne le voient pas ainsi. Donc mon avis sur la question, c’est que l’Union européenne est un espace qui s’est formé quand le maintien des empires traditionnels était devenu impossible.
Au sein de l’Union européenne, diriez-vous que l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, qui n’ont pas connu des massacres d’une même intensité au XXe siècle – et n’ont pas la même relation à ces événements traumatiques – sont séparées radicalement par les « terres de sang » ?
C’est une question très intéressante que je formulerais de la façon suivante. La Belgique offre un bon exemple de la façon dont les pays européens peuvent faire l’impasse sur une histoire remplie d’atrocités. Parce qu’en Belgique, l’histoire des atrocités se situe en Afrique. Si vous vivez en Pologne, vous ne pouvez pas échapper à l’histoire des atrocités, parce qu’elles ont eu lieu sur votre propre territoire. On peut le traiter de différentes manières, écrire toute sorte de livres d’histoire, mais on ne peut pas faire d’impasse, parce que cela s’est déroulé sur votre propre territoire. Pour le dire de façon exagérée, il y a une histoire européenne impériale qui est en Asie ou en Afrique, et une autre histoire européenne impériale qui est en Europe. Or l’histoire impériale qui est en Europe est beaucoup plus difficile à oublier. Ainsi, quand les Français ou les Allemands se demandent pourquoi les Polonais et les Ukrainiens souffrent autant de leur histoire, il faut se rappeler qu’il y a certains pans de leur histoire que les Français peuvent choisir d’oublier, ce qui est impossible pour les Polonais et les Ukrainiens. Je pense que c’est une différence essentielle.
Dans mes propres travaux – on peut aussi le voir chez Tony Judt (NDLR : Postwar : A History of Europe since 1945) – j’essaie d’intégrer l’histoire de l’Europe à celle de l’Empire. Il y a une expérience coloniale en Europe de l’Ouest différente de celle de l’Europe de l’Est. La beauté de l’Union européenne vient de ce qu’elle a su intégrer à la fois d’anciennes métropoles comme la France ou la Grande Bretagne et d’anciennes périphéries, comme la République Tchèque ou la Pologne. L’Union européenne avait réussi à faire ces deux choses à la fois. Mais maintenant il semble que c’est devenu un problème.
Vous avez parlé de l’instrumentalisation politique de la rhétorique victimaire par les pays qui composent les « terres de sang ». Quelles en sont les manifestations concrètes ? Pensez-vous que votre travail contribue à une mémoire européenne de ces crimes capable de surmonter les revendications nationales et les traumatismes ?
Je ne serais pas si ambitieux. Mais j’ai essayé de trouver un langage commun que chacun puisse comprendre et de montrer sous un autre jour une histoire qu’on croit souvent connaître. Cela a fonctionné dans une certaine mesure car des gens ont lu le livre partout en Europe et aux États-Unis et j’espère avoir contribué à des débats plus raisonnables. Prenez par exemple le musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdansk, qui porte sur l’histoire de toute la Seconde guerre mondiale, incluant donc la France, le Japon, l’Europe de l’Est, tout. C’est le seul musée qui porte sur toute la guerre et pas seulement sur un pays. Je pense que ce musée a été un peu influencé par l’histoire transnationale que j’ai écrit sur les « terres de sang » et que mes écrits ont eu un certain effet, en rendant le débat possible entre les différents pays européens. Cependant ces dernières années, on a beaucoup reculé à ce sujet. Il est symptomatique qu’en Pologne, par exemple, le point de vue que j’ai adopté sur l’histoire nationale soit beaucoup moins bien accueilli désormais qu’il ne l’était il y a quelques années.
Et diriez-vous qu’être Américain est un atout pour écrire une histoire de l’Europe ? Pensez-vous disposer d’un recul dont un Français, un Anglais ou un Polonais ne disposerait pas pour écrire l’histoire de son continent ?
Je vois ce que vous voulez dire, mais c’est une question très difficile, comme si je vous demandais d’imaginer que vous n’êtes pas Français. C’est très difficile de s’imaginer avec une autre nationalité que la sienne. Un des avantages, c’est que tout le monde pense que je dispose d’une forme de distance. En Europe de l’Est bien sûr, personne ne croit vraiment que vous êtes complètement étranger. À leurs yeux, vous êtes juif, ou avez une grand-mère ukrainienne, ou bien c’est votre femme qui vous a appris à parler polonais. Les gens ne vous voient jamais vraiment comme un étranger. Je pense vraiment que pour moi l’avantage est que la Pologne, l’Ukraine et l’Allemagne sont des vrais lieux, où je passe du temps, dont je connais la langue, où j’ai des amis, mais aucun de ces pays n’est le mien, ce qui constitue une sorte d’avantage. Je ne pense pas que cela soit lié spécifiquement au fait d’être Américain. Ce serait la même chose si je venais de Nouvelle-Zélande ou de Malaisie. C’est vraiment un avantage de ne pas écrire sur son propre pays. Quand je regarde mes collègues américains qui écrivent sur les États-Unis, je ne vois pas comment ils y arrivent, parce qu’on est si passionné quand il s’agit de son pays qu’il devient facile de se laisser emporter par le présent. Je pense donc que les Allemands sont désavantagés pour écrire sur l’Allemagne parce qu’il y a tellement de choses qui comptent encore dans le présent, ou inversement il y a des choses qu’ils ne voient tout simplement pas, que d’autres personnes peuvent voir.
Le gouvernement polonais a récemment tenté d’interdire l’expression ‘camps de la mort polonais’. Pensez-vous que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale soit l’objet d’un affrontement entre les nouveaux gouvernements néonationalistes d’Europe de l’Est et leurs opposants ?
Oui, c’est une excellente question car elle touche un sujet très important, que les médias ne comprennent pas vraiment. C’est un affrontement qui se tient au sein même de la Pologne. Le gouvernement essaie de nationaliser l’histoire polonaise et de maintenir une série de complexes que les Polonais ont à propos de leur histoire. L’idée générale est la suivante : « nous avons tellement souffert, regardez à quel point nous sommes incompris par le reste du monde ». Alors qu’une bonne partie de la société polonaise dirait plutôt quelque chose comme : « nous voulons nous engager sur le terrain de notre histoire, nous refusons que nos complexes s’aggravent avec le temps, nous voulons savoir ce qui s’est passé et nous sommes prêts à en parler avec les étrangers ». C’est une grande partie de la population mais elle n’est pas au pouvoir actuellement.
En fait votre question résume assez bien le débat, la façon dont de nombreux citoyens polonais ont réagi à cette loi. Ils disent : « nous n’avons aucun complexe sur notre passé, nous savons que des choses terribles se sont déroulées, nous voulons les connaître. Nous croyons qu’en tant que démocratie moderne nous sommes prêts à le supporter, nous refusons d’être infantilisés, d’être séparés de la discussion avec les autres pays ». Oui, il y a bien une coupure au sein de la société polonaise.
Vos deux derniers livres – dont l’un a déjà été traduit en français – sont bien plus préoccupés par le présent que par le passé. Est-ce que la situation actuelle aux États-Unis et les évolutions géopolitiques qu’elle induit vous ont poussé à vous éloigner un peu de l’étude de l’histoire ? Pensez-vous que ce soit le moment pour un historien de se jeter dans la mêlée ?
Je le dirais différemment. Je pense que dans des situations exceptionnelles, il faut savoir faire usage de ses propres compétences. Certains peuvent réaliser des films, ou se porter candidat. Ce n’est pas mon domaine. Mais je peux faire ce que j’ai écrit dans mes travaux sur la tyrannie, ce qui consiste à dire : « regardez, il y a un consensus historique sur la façon dont la propagande fonctionne, ou sur ce qu’est l’antisémitisme, il y a des événements du vingtième siècle sur lesquels le doute n’est pas permis, et je vais vous les présenter de façon très simple ». C’est ce que j’ai fait dans mes travaux sur la tyrannie. Ce n’est en aucun cas un livre d’histoire, mais un pamphlet politique.