Strasbourg. Jean-Claude Juncker a prononcé mercredi au Parlement Européen son dernier Discours sur l’état de l’Union européenne (1, 2). À 250 jours des élections européennes qui cristallisent toutes les critiques, le rendez-vous annuel a été l’occasion pour le Président de la Commission de défendre le bilan des cinq années passées. Avec un chômage des jeunes au plus bas depuis 2000 (à 14,8 pour cent), les 335 milliards d’investissements du “plan Juncker”, la fin du troisième plan d’aide à la Grèce et la signature d’un accord de libre-échange d’ampleur avec le Japon en juillet dernier, Juncker a ainsi souligné les réalisations de son mandat sur les plans économique et commercial. L’issue des négociations menées avec Donald Trump lui a permis de réaffirmer l’importance d’une politique étrangère commune : “À Washington, j’ai parlé au nom de l’Europe ; certains décrivent l’accord […] comme une surprise ; or il n’y a pas eu de surprise” pour lui qui peut parler “au nom du plus grand marché unique au monde”. Citant la défense de l’accord de Paris et la création du système satellitaire européen Galileo, Juncker a revendiqué les réalisations communes déjà entreprises et appelé l’Europe à “agir comme un seul homme” face à des défis extérieurs plus nombreux.

Le ton, en vérité, n’était guère à la fête. Si le président de la Commission, en “multilatéraliste convaincu”, s’est efforcé de rappeler l’urgence d’une coopération diplomatique et militaire accrue, c’est que, selon ses propres termes, “l’Europe ne peut plus avoir l’assurance que les engagements qui furent pris hier seront tenus demain”. Regardant vers Idlib, mais aussi vers les Balkans, auxquels Juncker dit vouloir exporter la stabilité européenne, il a mis en avant son concept de Weltpolitikfähigkeit, la capacité d’agir dans le jeu politique mondial pour laquelle il souhaite donner à l’Union une souveraineté accrue.

À contre-courant de l’habituelle cautèle des périodes pré-électorales, Juncker veut mettre en œuvre des projets concrets et visibles dans les prochains mois : taxation des entreprises liées à Internet là où elles réalisent leurs bénéfices, interdiction des plastiques jetables, fin du changement d’heure. Autant de mesures que Juncker ne se cache pas de considérer comme un moyen d’endiguer l’éternelle accusation d’attentisme technocratique dont la Commission fera l’objet en mai prochain. Le Président de la Commission s’est efforcé de montrer que son exécutif avait toujours été force de proposition dans les domaines importants, alors que la plupart des blocages provenaient du Conseil : “Je sais que l’on fera de la Commission l’unique bouc émissaire ; or on pourrait trouver des boucs émissaires dans toutes les institutions, et c’est encore à la Commission et au Parlement qu’on en trouverait le moins !”.

D’où une nouvelle série de propositions : mesures pour effacer la propagande terroriste d’Internet dans l’heure suivant leur mise en ligne ; élargissement des compétences du parquet européen en cours de création ; lutte contre la corruption et la manipulation électorale ; augmentation à 10.000 du nombre de gardes-frontières financés par le budget européen.

Sur le plan de la politique extérieure, deux espaces se distinguent. L’Afrique d’abord, avec laquelle l’exécutif souhaite bâtir un accord de libre-échange entre égaux à contre-courant de l’”approche humiliante des seules aides au développement”, tout en accueillant davantage d’étudiants africains (100.000 d’ici 2027). Le Royaume-Uni ensuite, pour lequel Juncker a formulé trois principes : fermeté sur la sortie du marché unique ; solidarité avec la République d’Irlande ; recherche d’un partenariat étroit et ambitieux sur la base du plan de Chequers. Un plan dont on sait à quel point il est source de tensions outre-Manche sur tous les bancs de la Chambre.

Fixant comme horizon de son action le sommet du 9 mai 2019 à Sibiu (Roumanie), Juncker s’est dit décidé à approfondir le rôle international de l’euro contre celui du dollar, notamment dans le domaine énergétique. Aussi, il appelle à approfondir l’Union économique et monétaire, à concrétiser un socle européen de droits sociaux et à renforcer la cohésion de la politique étrangère européenne dans les institutions internationales. Il a ainsi évoqué la clause passerelle du traité de Lisbonne (article 48 TUE), qui permettrait de passer au vote à la majorité qualifiée sur certains éléments de politiques étrangère et fiscale (3). Face aux défenseurs d’un budget post-2020 en baisse, Juncker a souligné la nécessité de renforcer Erasmus, de donner davantage moyens aux chercheurs et aux start-ups et de multiplier par 20 les dépenses communes dans le domaine de la défense.

Enfin, rappelant la fondation de l’Union comme “communauté de droit”, le Président de la Commission a chaleureusement soutenu le travail “trop souvent solitaire” du Vice-Président Timmermans, en charge de la question hongroise ; moins d’un an après la mort de Daphne Caruana Galizia et de Ján Kuciak, il a rappelé la nécessité fondamentale d’une presse libre ; et il a appelé à rapprocher l’Est et l’Ouest de l’Europe.

Malgré la vigueur des intentions et une conviction inchangée, l’inquiétude est palpable. Le président Juncker s’efforce de distinguer “patriotisme éclairé” et nationalisme, loue longuement le premier pour condamner fermement le second, insiste sur un patriotisme du XXIe siècle “à double dimension : une nationale, l’autre européenne”. Son insistance sur l’urgence d’une souveraineté européenne sur l’échiquier mondial semble un appel à la rationalité des chefs d’État nationaux qui apparaissent comme un puissant facteur d’inertie ; entre la volonté d’une action visible au niveau des citoyens (“Il y a une forte demande d’Europe”) et celle de donner fermement le cap (“Les peuples n’aiment pas les incertitudes ni les finalités diffuses”), l’équilibre politique est précaire. Les sous-entendus de Juncker rappellent les divisions, son autodérision coutumière moque les remises en cause personnelles : “merci d’applaudir, comme ça je peux boire”. Quant au Brexit, il est déjà consommé : sur cinquante-trois minutes de discours, moins de quatre minutes en anglais contre dix minutes d’annonces concrètes en allemand et presque quarante minutes en français. Mais l’effort paiera : “pas d’autosatisfaction, pas de torses bombés, modestie et travail”.

Parlant en ouverture de l’optimisme de 1913, le Président de la Commission se défend : “je [ne] fais [pas] référence à cette période […] parce que je croirais que nous soyons au seuil d’une nouvelle catastrophe en Europe”. Les mots sont terriblement bien choisis.

Perspectives :

  • 29 mars 2019 : Brexit.
  • 9 mai 2019 : sommet européen à Sibiu (all. Hermannstadt) en Roumanie.
  • 23-26 mai 2019 : élections européennes.

Sources :

  1. JUNCKER Jean-Claude, L’état de l’Union en 2018 : l’heure de la souveraineté européenne, Commission Européenne, 12 septembre 2018.
  2. JUNCKER Jean-Claude, Discours sur l’état de l’Union 2018, Euractiv, 12 septembre 2018.
  3. Consolidated version of the Treaty on European Union – TITLE VI : FINAL PROVISIONS – Article 48 (ex Article 48 TEU), Official Journal 115, 9 mai 2008.