Sarajevo. Il y a deux semaines, nous nous penchions sur le rôle de l’OTAN dans les Balkans, et sur la stratégie globale d’intégration des Balkans par les États-Unis et l’Union (1). En effet, les mois qui vont suivre vont être cruciaux en termes géopolitiques pour les pays occidentaux. L’« accord » gréco-macédonien, les discussions serbo-kosovares, l’intégration monténégrine à l’OTAN, etc. – tous les voyants, ou presque, sont désormais au vert pour la dernière grande étape d’arrimage des pays de l’ex-Yougoslavie à la mère patrie européenne. Sans que la Russie ne puisse y faire grand-chose.
Mais alors que la mécanique se met en branle, ne pourrait-elle pas rapidement se gripper ? Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, la Turquie a mis en place une politique cohérente pour « réimposer son autorité » sur des territoires historiquement très liés. Le triptyque religieux, économique et culturel a permis à Ankara de tisser des liens étroits avec la Serbie, le Kosovo, l’Albanie ou encore la Bosnie. L’expulsion du Kosovo, en mars dernier, de six Turcs présentés comme des partisans du prédicateur Fethullah Gülen (3), est symptomatique de la place regagnée par la Turquie auprès des anciens territoires de l’Empire ottoman.
Mais, plus dangereux pour l’influence européenne, le jeu chinois donne des sueurs froides à Bruxelles. Mercredi dernier, le ministre allemand des affaires étrangères tirait la sonnette d’alarme devant le Bundestag : « Il est important que nous offrions à ces pays [des Balkans occidentaux] une perspective européenne, et une perspective fiable, parce qu’ils se tournent par ailleurs vers d’autres pays, comme la Chine, qui sont déjà prêts et n’ont pas les valeurs que nous avons » (4).
Dans le cadre de sa Belt and Road Initiative (BRI), la Chine investit tous azimuts dans les Balkans. En plus de posséder le port du Pirée en Grèce, porte d’entrée sur la région, des entreprises chinoises de l’industrie lourde ont investi en Serbie et en Bosnie-Herzégovine pour y construire des aciéries et des centrales à charbon (2). Autre gros investissement, la construction du chemin de fer Belgrade-Budapest permet d’accéder au marché européen, alors que l’aéroport de Tirana est passé sous pavillon chinois (5).
Les investissements de Pékin en Bosnie ont dépassé à eux seuls 3 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros) en 2016 et 2017. Ils s’élevaient à plus d’un milliard de dollars en Serbie et à des centaines de millions d’euros en Albanie et au Monténégro. Le tout alors que l’aide financière de l’Union ne représente qu’un milliard d’euros par an, en plus des deux milliards d’euros pour les investissements des entreprises européennes (5).
L’année dernière, Federica Mogherini affirmait : « les Balkans peuvent devenir l’un des échiquiers où le jeu des grandes puissances se déroulera » (2). Il est désormais clair que l’échiquier est en place. Europe, Russie, États-Unis, Turquie, Chine, chaque camp possède ses attaches sur places et sa propre stratégie.
Perspectives :
- Si les États-Unis déchiffrent l’équation d’un point de vue sécuritaire, et que les Européens s’en accommodent, celle-ci étant conciliable avec leurs vues politiques, la stratégie chinoise représente une véritable menace pour le projet occidental. Certes, la BRI peut donner un coup de fouet économique à court terme aux pays balkaniques qui pourrait aussi profiter aux européens.
- Mais dans le même temps, il compromet le programme de réforme de l’Union dans les Balkans. Alors que le jeu russe vise à détacher la région de l’Europe, la stabilité économique et politique des Balkans est actuellement garantie par l’Union. La Chine a donc besoin de la présence de l’Union dans la région pour préserver ses intérêts. Ce paradoxe donne un atout important et décisif à Bruxelles malgré les énormes investissements chinois.
Sources :
- CAILLAUD Matthieu, L’OTAN renforce sa position dans les Balkans, La Lettre du Lundi, 2 septembre 2018.
- GHIOLDI Mario, The Race for the Balkans : OBOR or EU ?, Politicalinsights, 7 septembre 2018.
- Six Turcs « gülénistes » arrêtés au Kosovo, extradés vers la Turquie, Médiapart & Reuters, 29 mars 2018.
- RETTMAN Andrew, Germany urges EU to rival China in Western Balkans, euobserver, 13 septembre 2018.
- TARTAR Andre, ROJANASAKUL Mira et SCOTT DIAMOND Jeremy, How China is buying its way into Europe ?, Blomberg, 23 avril 2018.