Phanar, Constantinople. Le Concile pan-orthodoxe qui s’était tenu en Crète en juin 2016, un événement d’une portée historique considérable, avait déjà témoigné des profondes dissensions entre les différentes branches des Églises orthodoxes et entre les Patriarches placés à leur tête. Convoqué par Bartholomeos, selon une “primauté” que le Patriarche Cyrille de Moscou ne cesse de lui réfuter, il avait, pour cette raison, été boycotté par ce dernier. Sa décision visant à affaiblir l’autorité de Bartholomeos était en réalité déjà motivée par la résurgence nationaliste qui envenime la question religieuse en Ukraine.

En effet, depuis les événements du Maïdan à l’hiver 2014-2015, le déclenchement de la guerre dans le Donbass et l’annexion de la Crimée par Moscou, la principale Église orthodoxe d’Ukraine, l’ŒUDPM, placée sous la juridiction du Patriarcat de Moscou “et de toutes les Russie”, avec à sa tête le Métropolite Onuphre, a vu ses rangs commencer à se vider. Une raison à cela : le soutien manifeste de cette hiérarchie ukrainienne à celle de Moscou, elle-même inféodée à la politique de Vladimir Poutine (2). La désertion des 14 000 paroisses qu’elle comptait (sur 30 000 au total administrées par le Patriarcat de Moscou, en y intégrant les paroisses orthodoxes de Russie ; et cela alors que la population ukrainienne ne représente qu’un tiers de la population russe) a majoritairement profité à l’Église orthodoxe ukrainienne de Kiev, l’UOC, fondée par le métropolite Philarète en 1992, et que Moscou considère depuis comme schismatique. Cette seconde Église ukrainienne, qui administre 5 000 paroisses depuis la Révolution orange, cohabite avec une troisième de moindre envergure, elle aussi auto-proclamée, d’environ un millier de paroisses. Quant à l’Eglise gréco-catholique d’Ukraine, troisième force religieuse du pays avec près de 4 000 paroisses, essentiellement regroupées en Ukraine occidentale, elle complique encore la donne de cette complexe situation géopolitique du pays, dans laquelle les Églises pèsent de tout leur poids, sur fond de vieilles querelles historiques touchant à l’identité nationale (3).

Perdre 14 000 paroisses en Ukraine, la terre du baptême chrétien du Prince Vladimir, à Kiev, en 988 ? Pas question pour Cyrille (1). Le Patriarcat de Moscou en sortirait considérablement affaibli et de surcroît privé de sa territorialité la plus symbolique. Le projet de Bartholomeos de fédérer l’ensemble des fidèles orthodoxes ukrainiens au sein d’une seule et même Église autocéphale qu’il érigerait canoniquement, celle de Philarète, aurait en effet pour conséquence de faire numériquement de Kiev la deuxième Église orthodoxe au monde.

Perspectives :

  • À la veille des élections présidentielles ukrainiennes au printemps prochain, dans lesquelles Victor Poroshenko, le président actuel, ne part pas favori, l’arbitrage de cette bataille religieuse entre Kiev et Moscou pourrait s’avérer un soutien de poids pour l’ensemble des forces nationalistes pro-occidentales du pays.
  • Les Gréco-catholiques ukrainiens, ceux que l’on appelait autrefois “les Uniates”, et que Moscou regarde depuis leur avènement au XVIème siècle comme les pourfendeurs de l’orthodoxie, soutiennent l’initiative de Bartholomeos, en embarrassant le pape François. L’exemple de l’Église orthodoxe de Kiev pourrait en effet créer un précédent qui rendrait plus difficile le rejet, par le pape, du décret canonique de pleine indépendance que cette Église gréco-catholique ne cesse de lui réclamer. François a récemment encore fermé la porte à cette demande, comme avant lui tous les papes depuis le Concile Vatican II. La volonté du chef spirituel de l’Eglise catholique de ménager Moscou, tout en affichant sa proximité avec Bartholomeos, se révèle pourtant dans ce contexte une position dont l’équilibre est de plus en plus périlleux.
  • L’autocéphalie de l’Église orthodoxe de Macédoine, combattue par le Patriarcat de Serbie dont dépendait jusque là Skopie, ou encore la récente création par le pape François de nouveaux diocèses catholiques au Kosovo, témoignent du rôle politique majeur qu’exercent encore les leaders spirituels de Rome ou Constantinople dans cette partie de l’Europe orientale ou des Balkans, au grand dam de Moscou ou de Belgrade.
  • Quant à l’accord « provisoire » signé samedi 22 septembre entre le Saint-Siège et la Chine, résultat de longues années de négociations engagées, côté Vatican, afin de permettre le règlement de la question de la nomination des évêques en Chine, il s’agit également d’un événement historique. Ce succès de l’Ostpolitik vaticane en direction de Pékin a été annoncé le jour où le pape François entamait sa visite en Lituanie.

Sources :

  1. GUENOIS Jean-Marie, Jean-François Colosimo : “L’église russe ne peut envisager de perdre le berceau de sa foi”, Le Figaro, 14 septembre 2018.
  2. KUZIO Taras, Pourquoi l’indépendance de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine se révèle un tremblement de terre pour Putin, Atlantic Council, 10 septembre 2010.
  3. MAGISTER Sandro, Oremus pour la paix au Moyen Orient, mais pour l’Ukraine, c’est la guerre entre les orthodoxes, Settimo Cielo, juillet 2018.