Les règles mondiales du football permettent aux pays pauvres de bénéficier d’une partie du “leg drain”, dans la mesure où, en récupérant leurs joueurs dans leur équipe nationale lors des compétitions internationales, ils profitent des compétences acquises par leurs joueurs recrutés par des clubs étrangers d’un meilleur niveau1.

Ceci fournit un exemple de la façon dont l’efficacité, mais aussi les inégalités déclenchées par la mondialisation, peuvent être exploitées par les institutions mondiales pour permettre d’améliorer les résultats qu’en tirent les pays pauvres.

Le football est le sport le plus mondialisé qui soit. La libre circulation des joueurs s’est considérablement accentuée au cours des dix à quinze dernières années, à mesure que les limites au nombre des joueurs étrangers dans les ligues européennes ont été élevées et que les clubs sont davantage entrés dans des logiques commerciales. D’un autre côté, les règles régissant la compétition par équipes nationales sont restées restrictives : les footballeurs ne peuvent jouer que pour le pays dans lequel ils sont nés. De ce modèle marqué par la libre circulation, les économies d’échelle et l’accroissement endogène des compétences, résultent d’une part une meilleure qualité de jeu et une inégalité croissante des résultats entre les clubs, et d’autre part une moindre hétérogénéité entre les équipes nationales d’autre part. Les exemples empiriques de l’histoire de la Ligue des champions et de la Coupe du Monde confirment les implications de ce modèle.

Celui-ci est simple et repose sur plusieurs hypothèses, la plus importante étant celle des rendements d’échelle croissants – une hypothèse qu’il est raisonnable d’adopter pour bon nombre de processus complexes de production. La libre circulation de la main d’oeuvre et les rendements croissants conduisent à une augmentation globale de la production, ou, dans le cas qui nous concerne, de la qualité du football, car les meilleurs joueurs sont amenés à jouer avec ceux qui sont aussi les meilleurs.
Le problème est alors le suivant : dans le cadre des règles purement commerciales, cette amélioration globale de la qualité du jeu s’accompagne d’un accroissement des inégalités. Les pays pauvres (en termes de football) qui « exportent » leurs joueurs ne reçoivent rien. Leurs joueurs, eux, sont mieux lotis parce qu’ils sont mieux payés et parce que leur qualité de jeu s’améliore à mesure qu’ils pratiquent le football avec de meilleurs joueurs que s’ils étaient restés dans leur pays d’origine.

Les effets sur le bien-être sont également ambigus. Il ne fait aucun doute que l’amélioration de la qualité du jeu et celle des télécommunications (y compris la transmission en direct des matchs de ligue nationale les plus importants de toute l’Europe) ont été des sources de joie pour les aficionados du football. Ainsi, lors d’un week-end moyen, un fan de football ordinaire en Europe peut regarder, sans quitter sa chambre, les meilleures équipes italiennes, espagnoles ou anglaises s’affronter. Le sport est devenu véritablement mondial, non seulement en attirant des joueurs du monde entier, mais aussi en fournissant des bases de supporters pour des clubs éloignés de leur public traditionnel. Ainsi, Manchester United a un très fort public en Asie et, depuis plus récemment, en Amérique du Nord. Les matchs de Premier League, la première division anglaise, sont régulièrement retransmis et regardés dans toute l’Asie.

Mais quelques dégâts sont toutefois à noter. Les villes de taille moyenne, en termes de population ou de richesse, ont toutes perdu une chance d’accueillir sur leur terrain les meilleurs clubs du monde. Alors que la Coupe des champions dans sa configuration précédente permettait aux meilleures équipes de Suisse ou de Bulgarie de rencontrer, avec la chance d’un tirage au sort, le Real Madrid, donnant ainsi au public local l’occasion de voir les meilleurs joueurs du monde, non seulement à la télévision, mais aussi en chair et en os, les nouveaux stades rendent cette possibilité assez lointaine. Si la proposition encore plus radicale de Silvio Berlusconi 2 avait été acceptée, les meilleures équipes n’auraient jamais joué avec des équipes de deuxième rang. Il y a donc une segmentation claire : le meilleur jeu avec le meilleur, le deuxième niveau avec le deuxième niveau, et ainsi de suite. Cela a pu entraîner une certaine perte de bien-être chez les supporters, en raison de leur attachement aux clubs locaux et de leur désir de les voir, au moins de temps en temps, se mesurer aux meilleurs. Mais, comme nous l’avons mentionné, cela s’est produit dans un contexte d’amélioration significative de la qualité globale du jeu.

Afin de redistribuer l’ensemble des gains découlant d’une production mondiale plus élevée, il est nécessaire d’établir des règles globales. Dans le football, elles sont fournies par la FIFA, l’organisme international de football qui réglemente la compétition entre les équipes nationales. Les règles de la FIFA interdisent de changer d’équipe nationale. Ainsi, les pays riches ne peuvent pas acheter le joueur de football d’un pays pauvre pour jouer à la Coupe du Monde. Et les pays pauvres (en football) sont en mesure de tirer profit des compétences supérieures acquises par leurs joueurs à l’étranger, lorsqu’ils retournent temporairement chez eux pour jouer au sein de leur équipe nationale.

La question de savoir si les règles « redistributives » existantes sont suffisantes est une autre question. Beaucoup semblent croire qu’elles ne le sont pas et que les pays pauvres qui fournissent la plupart des joueurs aux clubs du Nord n’en profitent pas suffisamment. L’un de ceux-là est l’ex-président de la FIFA Sepp Blatter qui avait conspué les clubs riches pour leur indifférence envers l’environnement social et le sort du football dans les pays où ils trouvent la plupart de leurs meilleurs joueurs. Par exemple, les clubs du Nord ont commencé à mettre en place leurs propres camps d’entraînement dans les pays pauvres, afin de récupérer les jeunes talents à un coût beaucoup moins élevé que s’ils payaient les joueurs déjà formés.
Mais malgré l’influence modestement tempérante de la FIFA, le conflit demeure, car nous sommes bien face à une inadéquation entre deux philosophies qui coexistent déjà difficilement et risqueraient d’entrer dans une opposition frontale.

D’une part, le football peut se dispenser entièrement de toute règle de redistribution. Les meilleurs clubs peuvent même quitter les fédérations européennes et mondiales et créer leur propre ligue, comme les 14 clubs européens les plus riches ont déjà menacé de le faire. C’est la voie empruntée par la boxe avec sa prolifération presque incompréhensible de ligues professionnelles et de « champions du monde ». Les échecs, à l’instigation de Kasparov, se sont aussi engagés dans une voie similaire. FIDA, l’association internationale d’échecs, qui par le passé a établi les règles et organisé des championnats du monde d’échecs, a été mis à l’écart par la PCA (Professional Chess Association) fondée par Kasparov et certains des meilleurs joueurs. Comme l’on pouvait s’y attendre, cela a produit plusieurs champions du monde et à descendre au niveau d’un cirque spectaculaire. Dans le football aussi, il y a un précédent. Au début des années 1960, plusieurs clubs latino-américains ont quitté la fédération latino-américaine et ont commencé une compétition selon leurs propres règles. La FIFA a été assez forte pour étouffer la rébellion dans l’œuf en bannissant, souvent à vie, les footballeurs qui jouaient dans la nouvelle ligue. Cela a limité l’étendue de la ligue, découragé les autres footballeurs de s’y joindre, et la rébellion a pris fin rapidement.

Mais si les clubs les plus puissants se réunissaient pour défier l’UEFA et la FIFA, la situation pourrait être bien différente. Les plus grands clubs européens s’irritent, même lorsque la FIFA leur impose une obligation relativement légère, qui est celle de laisser leurs footballeurs jouer pour leurs équipes nationales – le mécanisme mondial qui prévoit une certaine redistribution des gains d’efficacité. La même résistance des clubs aux règles mondiales est présente dans le cas du basketball, où la fédération mondiale de basketball (FIBA) exige également que les clubs libèrent leurs joueurs pour les compétitions nationales, comme les Jeux olympiques. Ceci est particulièrement ressenti par la US National Basketball Association (NBA), qui compte la plupart des meilleurs joueurs mondiaux. Le propriétaire de Dallas Mavericks s’est récemment plaint : « Pourquoi donc donnerions-nous notre actif le plus précieux [les joueurs européens] à un autre tournoi [les Jeux Olympiques], sachant que lorsque nous sommes obligés d’offrir notre produit, cela peut potentiellement avoir un impact négatif.”

La FIFA s’oppose à cette commercialisation à outrance. Une philosophie différente est celle qui consiste à tempérer la commercialisation par une plus grande redistribution. Cela peut impliquer un plus grand effort pour imposer une responsabilité aux entreprises et une « bonne citoyenneté » aux clubs les plus riches, notamment au sein de leurs relations avec les pays pauvres. Et cela peut préserver la nature compétitive du jeu, améliorer sa qualité, tout en en partageant plus largement les bénéfices.
De même, si nous parlons non plus seulement du football mais plus généralement du reste des activités humaines, si une plus grande liberté de circulation du travail est autorisée, nous pouvons – par analogie avec l’exemple du football – nous attendre à une augmentation du niveau mondial de production. Mais cela pourrait générer un coût de l’accroissement des inégalités, l’exclusion supplémentaire des pays pauvres et une certaine perte de bien-être due à la fin de la « saveur locale ». Pour que le processus soit davantage socialement acceptable et équitable, il est donc nécessaire que certaines règles mondiales, non commerciales, s’adaptent à la mondialisation induite par le marché. En s’inspirant des règles de la FIFA, on pourrait envisager une obligation, appliquée par les organismes internationaux, selon laquelle tous les émigrés hautement qualifiés (techniciens en informatique, médecins, ingénieurs, personnel des universités) des pays pauvres vers les pays riches seraient obligés de passer un an sur cinq à travailler dans leur pays d’origine, pour un total de quatre ou cinq ans, par exemple, au cours de leur vie professionnelle.

Cela pourrait être rendu obligatoire pour la délivrance de permis de travail dans les pays riches. Il est peu probable que ces règles soient imposées et appliquées par les pays riches, car cela les désavantagerait par rapport à leurs concurrents. Mais si les règles étaient mondiales, chaque pays riche serait obligé de les suivre et serait affecté de la même manière. Si l’inversion temporaire de la “fuite des cerveaux” devait contribuer à l’expansion mondiale – dont les entreprises des pays riches tireraient également profit –, on peut espérer que les pays les plus riches aient une vision un peu moins sombre de ces nouvelles règles.

De la même manière que les pays pauvres en termes de football s’approprient les bénéfices de la « fuite des jambes » une fois tous les quatre ans lors de la Coupe du monde, les pays à faible revenu pourraient saisir certaines des améliorations « cérébrales » de leurs travailleurs. Ce type de mondialisation socialement plus consciente associerait les intérêts purement commerciaux (qui se reflètent dans le fait que les meilleurs joueurs sont choisis par les clubs les plus riches) à l’existence d’un régulateur mondial ; régulateur qui imposerait des règles non-commerciales afin de tempérer les effets négatifs des objectifs commerciaux.

Les règles mondiales non-commerciales ne peuvent être mises en place que par un plaidoyer inlassable et des pressions continues sur les pays riches dans les forums internationaux. Pourtant, sans une autorité suprême, il ne peut pas y avoir, comme nous l’avons vu dans le football, la capture des gains par les nations les plus pauvres. L’exemple du football illustre le type de mondialisation souhaitable : supprimer les limites à la mobilité de la main-d’œuvre, augmenter le rendement global par l’interaction entre les personnes, utiliser les rendements croissants des compétences, mais s’assurer ensuite que certains des gains sont partagés par ceux qui n’ont pas assez de pouvoir économique. Mais cela illustre aussi le fait que les riches sont mécontents des règles mondiales, même assez limitées, et préféreraient qu’elles soient abolies.

Ainsi, l’exemple du football illustre à la fois les promesses et les dangers de la mondialisation.

De 1962 à 2018, j’ai suivi plus d’un demi-siècle de Coupes du Monde. D’abord à la radio, puis à la télévision, en noir et blanc puis en couleur, et enfin dans les stades. Lorsque l’on compare les machines et les organisation que cet événement mobilise aujourd’hui, ainsi que l’impact global de ce sport, avec la façon dont les choses étaient en 1962, il devient plus aisé de saisir les évolutions conjointes de la technologie et de la mondialisation, à savoir un progrès formidable. Mais nous devons également rester humbles lorsque nous jugeons ce qui a été accompli. Nous sommes fiers que les Jeux Olympiques et la Coupe du monde durent de façon presque ininterrompue depuis respectivement un peu plus et un peu moins d’un siècle. Mais les Jeux Grecs ne s’interrompirent jamais pendant dix siècles. Qui gagnera la Coupe du Monde 2318 ? Sera-ce une compétition entre pays, ou bien entre les continents océanien, est-asiatique, eurasien, etc. ? Le football existera-t-il encore ? La Coupe du Monde même se tiendra-t-elle encore ?

Qui sait ?

Sources
  1. Aujourd’hui, la finale de la Coupe du Monde de football oppose deux équipes européennes. D’un côté, la France a déjà remporté cette compétition il y a vingt ans et en est à sa troisième finale. De l’autre, la Croatie sera la première ancienne république yougoslave à disputer une finale de Coupe du Monde, comme elle a été la première à intégrer l’Union européenne, dont elle est le dernier arrivant. Ce contraste fournit une occasion de réfléchir à la dimension géopolitique du football, et à la façon dont ce sport reflète des rapports de force présents aux échelles européenne et mondiale. Spécialiste des questions d’inégalité et de répartition des revenus, l’économiste Branko Milanović propose un modèle pour penser les rapports d’inégalité qui existent dans le football mondial, parfois compensés par les logiques nationales d’un sport devenu un marché global. Il nous invite également à tirer certains enseignements de la situation du sport le plus populaire du monde dans d’autres domaines de l’économie et de la société
  2. Alors président du Milan AC,