Agitée depuis une semaine par une vague de protestations sans précédent, la Jordanie semble finalement faire les frais des crises irakienne et syrienne. Le royaume hachémite, îlot de stabilité au Proche-Orient et traditionnel relais des États-Unis dans la région, sombre dans une crise économique attisée par l’afflux de plus d’un million de réfugiés sur le territoire. La présence d’une de nos collaboratrices à Amman nous permet de vous offrir un aperçu inédit des événements des derniers jours.
Par Vinciane Joly et Alban Claude
1. « Pain, liberté, justice sociale » : la révolte contre les taxes et l’impôt
« Ech cha’b yourid isqat elhoukoumé » (« Le peuple veut la chute du gouvernement »), tel était le slogan repris en chœur par les manifestants, hier soir à Amman, au sixième jour de manifestations contre un projet de loi fiscal. Un slogan qui fait écho à celui de la place Tahrir lors de la révolution égyptienne de 2011, conduisant à la chute du régime. En Jordanie, ce même slogan a engendré des effets similaires : le Premier ministre Hani Mulqi a démissionné lundi soir. Au cœur de la contestation se trouvent l’augmentation de l’impôt sur le revenu d’au moins 5 % et son élargissement aux salaires modestes (jusqu’à 9700 euros par an), mais aussi de nouvelles taxes sur l’essence et l’électricité. Des mesures qui paraissent d’autant plus contestables que les services sociaux (santé, éducation) du pays sont inefficaces. Ces mesures ne se limitent pas seulement aux particuliers. Les entreprises voient leurs impôts augmenter de 20 à 40 %.
Pourquoi des mesures aussi brusques dans un contexte économique et social déjà explosif ? Le gouvernement suit les recommandations du Fonds monétaire international (FMI) et de la banque mondiale pour réduire la dette. En échange d’une aide de 723 millions de dollars, les deux organisations ont en effet exigé que le gouvernement jordanien mette en place des réformes structurelles visant à ramener cette dette en 2021 à 77 % du PIB contre 94 % en 2015. En janvier, l’aide pour l’achat du pain a été supprimée et le prix du carburant a déjà augmenté. Depuis le début de la crise syrienne et l’afflux massif des réfugiés (plus d’un million), le coût de la vie a grimpé en flèche dans ce pays exempt de richesses naturelles et déjà endetté à hauteur de plus de 90 % de son PIB. La croissance stagne tandis que le chômage qui touche déjà 20 % de la population ne cesse de croître. On retrouve les mêmes causes de colère qu’en Égypte et en Syrie en 2011 : la libéralisation à marche forcée prônée par les instances internationales en échange d’annulation d’une partie de la dette, avec à la clef, la hausse du coût de la vie et le creusement des inégalités.
A l’initiative des syndicats, un premier grand rassemblement s’est tenu mercredi, réclamant le retrait de ce texte qui fait consensus… contre lui. Certaines entreprises ont même accordé deux heures de pause à leurs employés pour qu’ils puissent se joindre à la protestation. Depuis et devant l’absence de réaction du gouvernement, le mouvement s’étend à tout le pays et s’amplifie. Le sujet revient en boucle à la radio, dans les taxis, dans la rue… Les routes sont bloquées et des manifestations nocturnes spontanées ont lieu depuis une semaine à Amman et dans les grandes villes comme Jarash, Irbid ou Maan. Malgré les violences policières qui sont venues émailler ces rassemblements, hier encore, des milliers de jeunes se sont rassemblés à Amman.
2. « Yallah parlons politique » : récit de la mobilisation
Le quatrième cercle, un des ronds-points d’Amman, proche des bureaux du Premier ministre et lieu prévu de la manifestation, est bouclé. Les accès sont fermés par plusieurs centaines de policiers déployés dans un rayon de moins de 500 mètres qui refoulent les manifestants potentiels bien en amont du lieu. Des rassemblements épars se forment ci et là, vite dispersés les forces de l’ordre. Les rues fourmillent. A défaut de passer à pied, certains protestataires agitent des drapeaux par les vitres des voitures. Après plusieurs détours, un attroupement finit par se former à quelques centaines de mètres du rond-point. Au premier plan, de jeunes hommes tentent de briser les colonnes de gendarmes pour accéder au lieu prévu originellement, certains sont embarqués sous les cris de « Laissez-les partir ! ». L’ambiance est survoltée sur ce terrain vague. C’est un peuple qui s’unit. Tous sont présents, riches et pauvres, jeunes et vieux, socialistes et Frères musulmans, Jordaniens d’origine palestinienne et d’origine bédouine. L’ambiance est fraternelle : chacun s’aide à grimper sur les barrières. Quelques stands de thé sont dressés à la va-vite, pour rafraîchir les manifestants assoiffés lors des nuits du mois sacré de Ramadan. A peine lancés, les slogans sont repris en chœur. « Rassemblez-vous, ô notre peuple, unissons-nous main dans la main », « Policiers, vous êtes nos cousins », « Gouvernement voleur, sous-fifre l’Amérique ! », « Hourriyya, hourriyya ! » (liberté), « Allah nous n’avons plus que toi ! », « La mort plutôt que l’humiliation ! », « Que vive la Jordanie libre ! ». Un groupe de jeunes entonne, mi-chantant, mi-criant, l’histoire d’Ali baba et des Quarante voleurs : comme eux le gouvernement prétend protéger le pays alors qu’il le vole en cachette. Vers une heure du matin, le mouvement prend des accents lyriques lorsque, au-dessus des sirènes, s’élève « Mawtini », hymne symbolique de l’unité du peuple arabe, et que les voix s’écrient « Ma patrie, la jeunesse ne renoncera jamais, elle ira jusqu’au bout pour ton indépendance. Nous boirons la mort mais jamais ne serons esclaves de nos ennemis ! ». Spontanément, des jeunes passent avec des sacs poubelles, et ramassent les bouteilles et déchets qui jonchent les rues. Ils se sentent responsables du destin de leur pays. Là encore, le mouvement est très spontané. Des meneurs se dressent et apostrophent un temps la foule avant de céder leur place. Jusque tard dans la nuit, des jeunes, suivant le live sur les réseaux sociaux, rejoignent le rassemblement.
3. Un peuple exténué et exaspéré
Qu’y a-t-il au-delà du lyrisme ? De la crainte d’abord, celle de Hassan, un étudiant qui préfère exprimer son opinion en anglais de peur d’être attrapé par les moukhabarat (services secrets), alors qu’il voyage dans quelques jours. De l’amertume ensuite, celle de Mahmoud, jeune ingénieur qui s’exclame : « bien sûr on manifeste, on montre notre désaccord, mais ce n’est pas l’Europe ici, ce n’est pas la démocratie, on subit la prise de décisions, on n’a pas d’influence sur notre destin ». De l’enthousiasme enfin, celui de Ward, un des meneurs, qui crie au « moment historique », c’est en effet la première fois qu’éclot une telle conscience politique en Jordanie.
Mais c’est surtout l’exaspération qui règne, après des années d’acceptation passive. « Nous n’avons plus d’argent » comme le dit le nom du mouvement (Ma’anach). Une critique de la corruption qui n’a pour le moment fait l’objet d’aucune réponse de la part d’un gouvernement qui sait que les Jordaniens sont prêts à accepter beaucoup d’injustices plutôt que de connaître le chaos qui règne désormais chez leurs voisins. Restent un profond malaise économique et une colère grandissante. Le risque que la protestation économique se mue en contestation politique est réel.
Le royaume hachémite avait été agité par une protestation similaire en 2011 au cœur de la vague des « printemps arabes ». Le point de départ de la crise était économique là aussi, et s’était rapidement focalisé sur la question de la corruption qui gangrène le pays. Cela n’avait pourtant pas empêché les attaques de se rapprocher dangereusement d’Abdallah II, alors même que depuis les événements de Septembre Noir en 1970 1, la figure du roi apparaît comme dernier garant de l’unité. En effet, son épouse, la reine Rania, d’origine palestinienne, faisait l’objet de vives critiques pour son train de vie dispendieux et ses tenues coûteuses de couturiers occidentaux. Déterminé à rester au-dessus de la mêlée, le roi de Jordanie s’est désolidarisé au cours de plusieurs allocutions télévisées de la politique engagée par l’ancien Premier ministre Hani Mulqi. Il demande au nouveau gouvernement de rechercher des solutions « créatives » au problème de l’endettement, et fait appel à la communauté internationale pour gérer financièrement l’afflux des réfugiés syriens. Une posture qui n’est pas sans rappeler celle qu’il avait adoptée pour éteindre la contestation de 2011 : il avait poussé le Premier ministre à la démission en se désolidarisant de son bilan économique. Pas sûr que la même recette fasse effet une seconde fois. Les protestataires ne semblent pas se satisfaire du remplacement d’Hani Mulqi par son ancien ministre de l’Education. Les revendications se font de plus en plus nombreuses : aides à l’achat du pain, suppression des taxes sur les produits de première nécessité, retrait définitif du projet de loi fiscal (seulement suspendu aujourd’hui), baisse du prix de l’essence et de l’électricité, lutte contre les « corrompus » et les « voleurs » pour les forcer à rembourser l’argent de l’État. Demain est jour de grève et de nouvelles manifestations sont prévues tous les soirs jusqu’à samedi. Une telle situation encourage la montée en puissance des Frères musulmans et des salafistes qui pourraient récupérer le mouvement, ils s’y essaient déjà en distribuant eau et sandwichs chawerma dans les rassemblements. Tolérés dans l’opposition depuis le règne d’Abdallah Ier pour faire contrepoint à la menace communiste, il y a peut-être dans le mouvement des derniers jours l’occasion inespérée pour eux de s’allier définitivement les masses populaires.
La mobilisation actuelle présente de nombreux parallèles avec les printemps arabes : il s’agit d’un mouvement de masse, suscitant plus ou moins l’unanimité et qui tient lieu de première expérience politique pour des groupes peu politisés. La jeunesse de classe moyenne, éduquée, frappée par le chômage dans un pays à gouvernement autoritaire y joue un rôle décisif. Le point de départ, comme en Égypte et en Tunisie en 2011, est la brusque flambée des prix des produits de première nécessité. Malgré la demande de réforme du processus politique dans son essence, la figure du roi semble pour le moment échapper aux critiques, qui se focalisent sur l’oligarchie privilégiée à la tête du pays. La véritable inconnue est sans conteste la nature de l’aide que la communauté internationale saura apporter à la Jordanie pour se sortir de son impasse économique. Sans un réel effort pour aider le pays à gérer les conséquences de la crise syrienne, la monarchie hachémite risque de faire les frais de la crise. Une perspective des plus inquiétantes dans un Proche-Orient en pleine ébullition