Ce phénomène prend racine dans les années de formation de la république américaine, où les esclaves noirs et les Amérindiens fournirent au pays ses premiers ennemis de l’intérieur. Cette période de gestation a duré des décennies et s’est manifestée dans des épisodes tels que le Trail of Tears, l’échec de la Reconstruction, les lois Jim Crow, les lynchages, le Asian Exclusion Act, les quotas sur les immigrants arabes, italiens et juifs et la guerre du Viêt-Nam.
C’est à ce moment-là, dans les années 1960, qu’est née une nouvelle tactique de pacification des populations : la guerre par la contre-insurrection. Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national. Les techniques de la contre-insurrection avaient été aiguisées par les expériences brutales de la colonisation en Indochine, en Malaisie, en Algérie et plus tard au Viêt-Nam. Néanmoins, si ces techniques avaient été inventées à l’étranger, elles ne tardèrent pas à être redéployées aux États-Unis, notamment grâce au programme COINTELPRO, à la surveillance ciblée des activistes du Civil rights movement et à la répression brutale des Black Panthers.
Depuis le 11 Septembre, la guerre en Irak et plus spécialement sous la présidence de Donald Trump, ce paradigme contre-insurrectionnel de gouvernement n’a cessé de se perfectionner. Il a été domestiqué, jusqu’à devenir une sorte d’art. Suivant une logique historique mondiale qui s’est déroulée en trois temps, les États-Unis ont introduit cette logique non-conventionnelle de la guerre sur leur territoire national :
1/ La première étape eut lieu pendant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, lorsque l’armée américaine réemploya les stratégies de contre-insurrection utilisées pendant les guerres coloniales (waterboarding, mise en position de stress, détentions prolongées, éliminations ciblées), mais cette fois sur les ennemis musulmans de ces nouveaux terrains d’opérations ainsi que dans les « sites noirs » et les prisons secrètes.
2/ Les États-Unis ont ensuite étendu ces stratégies contre-insurrectionnelles de façon plus large, à travers la politique étrangère et les affaires internationales, au moyen de frappes de drones ciblées hors des zones de guerre, de l’abduction de suspects dans différents pays du monde et de la collecte massive d’informations sur tous les ressortissants étrangers.
3/ Parachevant ce qui ne peut être décrit que comme une tragédie pour la justice immanente, les États-Unis ramenèrent ensuite tout cela chez eux pour l’y implanter. Ils militarisèrent à l’extrême une police locale dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans. L’agence de la sécurité nationale (NSA) retourna son appareil de surveillance total contre des Américains ordinaires, collectant tous azimuts leurs données téléphoniques, leurs informations sur les réseaux sociaux et toute trace laissée sur internet.
C’est alors que, dans un retournement politique inattendu, tous ces éléments épars finirent par se rassembler. L’élection de Donald Trump acheva le mode de gouvernement par la contre-insurrection en l’amenant à son ultime stade : un modèle parfait de gouvernement intérieur, malgré l’absence d’une insurrection active sur le territoire national. Une contre-révolution sans révolution. Une contre-insurrection sans insurrection. Les États-Unis vivent désormais dans une ère que l’on ne peut nommer autrement que la « Contre-révolution américaine ».
Aujourd’hui, les diversions digitales que sont les “likes”, les partages, les tweets et les messages nous distraient tant que nous en perdons presque la capacité même d’y prêter attention. Lorsque le quotidien se trouve saturé par le spectacle de téléréalité qu’est devenue la Maison Blanche, notre concentration s’éloigne de l’essentiel. Pourtant, l’évidence de la Contre-révolution américaine est criante.
Premièrement, les pratiques de terreur qui accompagnent les stratégies de contre-insurrection sont devenues normales : la torture, la détention prolongée, les exécutions sommaires. Le peuple américain s’est accoutumé à ces pratiques après que la torture s’est largement répandue sous l’administration Bush, que Barack Obama n’est pas parvenu à interdire universellement son usage et que le discours populiste de Trump approuve activement le waterboarding. Beaucoup y sont désormais indifférents, et bien trop y sont même ouvertement favorables.
À tel point que Donald Trump a pu nommer à la tête de la CIA Gina Haspel, une femme qui a elle-même supervisé une prison secrète en Thaïlande à la grande époque des programmes de tortures. C’est sous sa surveillance qu’eut lieu l’interrogatoire d’Abd al Rahim al Nashiri, qui fut soumis à trois sessions de waterboarding, et dont la vidéo fut ensuite détruite. Les Américains semblent désormais apprécier les excès brutaux de la « guerre contre le terrorisme » plutôt que de les condamner. Et, plutôt que de les punir, nous récompensons ceux qui les commettent.
L’autre décision récente de Donald Trump a été de nommer comme secrétaire d’État l’ancien directeur de la CIA, Mike Pompeo. Ce choix a été ratifié par le Sénat, en dépit du fait que Pompeo ait soutenu que le waterboarding n’était pas de la torture. Celui-ci a même déclaré devant le Congrès qu’il était prêt à réhabiliter son usage, et qualifié de « patriotes » celles et ceux qui exerçaient la torture pendant des interrogatoires.
Les nominations de Gina Haspel et Mike Pompeo viennent compléter une administration ouvertement composée de praticiens de la contre-insurrection : l’ex-lieutenant général de l’Armée de Terre à la retraite H.R. McMaster comme conseiller national à la sécurité, les ex-généraux quatre étoiles du corps des marines James Mattis et John F. Kelly comme secrétaire à la défense et secrétaire à la sécurité intérieure respectivement, puis comme directeur de cabinet à la Maison Blanche pour le second. Tous ont été nourris par les théories de la contre-insurrection, tous sont devenus des experts des tactiques non-conventionnelles, et certains d’entre eux les ont même perfectionnées au cours des guerres menées à l’étranger.
La détention arbitraire et prolongée à Guantánamo, inaugurée sous l’administration Bush et toujours en vigueur après les années Obama, est désormais une pratique bien établie. Donald Trump n’a pas jugé bon de pourvoir le poste du secrétariat à la défense chargé d’approuver les libérations du camp de Guantánamo. Par conséquent, même pour les hommes à qui la libération avait été promise avant l’entrée en fonction du président Trump demeurent emprisonnés pour une durée indéfinie. Cette aberration en rappelle une autre : le fait que Trump ait milité pour que non seulement des étrangers, mais également des ressortissants Américains soient envoyés de façon prolongée à Guantánamo, et obtenu gain de cause.
Les assassinats ciblés opérés par des drones, y compris contre des citoyens américains à l’étranger, sont devenus si courants que les Américains n’y prêtent plus grande attention, bien que leur nombre ait significativement augmenté sous la présidence Trump. Ces augmentations vont de pair avec une raréfaction des informations données au public sur les frappes de drones, ainsi qu’avec des opérations militaires à l’extérieur de moins en moins transparentes. Cela a eu pour effet de réduire notre connaissance du nombre de civils touchés par ces frappes. Bientôt, nous ne voudrons même plus nous étonner des exécutions sommaires, ni même reconnaître leur existence.
Deuxièmement, les tactiques et les logiques de la contre-insurrection ont désormais envahi les pratiques policière et judiciaire américaines. Les bases de cette évolution furent jetées au lendemain du 11 Septembre, lorsque des programmes tels que la Section 215 du « USA Patriot Act » et le développement d’un très grand nombre d’outils par la NSA — comme l’a mis au jour Edward Snowden — permirent la collecte massive des données téléphoniques des citoyens américains.
Le contrôle contre-insurrectionnel redoubla également avec la surveillance des mosquées et des commerces musulmans par la police new-yorkaise, les interrogatoires sans fondement de musulmans étrangers ordonnés par le secrétariat à la justice et les répressions menées par des équipes du FBI dans des quartiers pakistanais de la ville de New York. Il s’accrut ensuite avec l’hyper-militarisation de la police locale que permirent des programmes de redistribution des surplus du secrétariat à la défense, ce qui permit à une police blindée et équipée pour mener des opérations de contre-insurrection d’affronter des manifestants sans armes partout dans le pays – à Ferguson, Baltimore, Chicago, Oakland ou encore Berkeley.
La décision unilatérale prise par Trump d’autoriser le passage d’un pipeline par le Dakota et la réponse militaire brutale que rencontrèrent les manifestants à Standing Rock vinrent s’ajouter à des mois de contrôle par la contre-insurrection. Les forces de l’ordre locales, étatiques et fédérales furent dotées d’armes classées comme armes de guerre, de systèmes de son LRAD, de canons à eau et de balles en caoutchouc.
Dans ses communications internes, l’entreprise de sécurité privée TigerSwan, mandatée pour protéger le pipeline du Dakota, décrivit les mouvements indigènes de protestation comme « une insurrection au caractère idéologique, dotée d’une forte composante religieuse » qui « suivait en général le modèle de l’insurrection djihadiste ». TigerSwan comparait la situation à celle de l’Afghanistan après la chute du bloc soviétique, anticipant que le mouvement allait suivre « un modèle post-insurrectionnel une fois retombé » et préconisant d’employer « des méthodes déjà éprouvées de répression des insurrections contre les voies d’acheminement de matières premières ».
Dans la grande tradition du régime contre-insurrectionnel de la guerre, TigerSwan tenta d’exciter les divisions internes parmi les activistes de Standing Rock. Un rapport du 3 octobre décrit comment TigerSwan utilisait ses informations pour « exploiter les lignes de fracture entre Amérindiens et non-Amérindiens, et entre éléments violents et éléments pacifiques », soulignant que cela était « déterminant pour contribuer à enlever sa légitimité au mouvement anti-pipeline. » Les documents internes de TigerSwan montrent que les manifestants sont considérés comme « terroristes », leurs actions étant perçues comme des « attaques » et leurs lieux d’occupation comme des « champs de bataille ».
Dans un troisième temps, cela reflète la manière dont la pacification de la population américaine s’opère par la construction d’« ennemis internes » sur le sol national, un autre élément-clef du dispositif contre-insurrectionnel.
« Extrémistes de l’identité noire » (Black Identity Extremists) : la nouvelle catégorie développée par le FBI, transforme de simples manifestants Afro-Américains en une menace bien plus dangereuse. L’appel de Trump à « interrompre totalement l’entrée de musulmans sur le sol américain », son souhait d’infiltrer les mosquées et d’avoir des données, voire des registres sur les musulmans dans le pays, transforment des musulmans américains en insurgés violents. Les remarques désobligeantes du président à propos des Mexicains, son effort continu pour construire un mur à la frontière sud des États-Unis, transforment les Latino-Américains en des criminels nuisibles à la société.
Tout récemment, l’administration Trump a maintenu sa défense du « Muslim Ban », s’assurant quasiment de le voir ratifié par la Cour Suprême. L’avocat général Noel Francisco terminait son plaidoyer en jouant sur le double discours (conscient ou inconscient) qui nourrit un irrespect et une indifférence généralisés : « [Donald Trump] a reconnu que l’Islam était un des plus grands pays du monde. » Vous avez bien entendu : pays.
Si la Cour Suprême en venait à entériner le « Muslim Ban » le mois prochain, elle parachèverait l’édifice de la Contre-révolution américaine.
L’évidence est écrasante. Depuis le 11 Septembre et plus encore sous l’administration Trump, les États-Unis ont adopté un modèle contre-insurrectionnel de gouvernement qui opère grâce à la collecte totale d’information, la création et le ciblage d’un ennemi de l’intérieur fantasmé, et la pacification de la population civile – les trois stratégies centrales de la guerre non-conventionnelle. Nous avons ramené chez nous les mentalités, les logiques, les tactiques et les équipements des guerres en Irak et en Afghanistan.
Le recours à ces pratiques impensables n’est pas aberrant, isolé ou incohérent. Elles ne sont pas improvisées ou faites au hasard, ni encadrées par un régime d’exception spécifique, justifié par une époque violente de terrorisme mondial. Non, ces pratiques entrent en cohérence les unes avec les autres pour former un nouveau mode de gouvernement national. Il s’agit d’une vision cohérente, théorisée, systématisée de la guerre par la contre-insurrection, lavée en continu par une machine légale qui entérine sur le plan juridique ce qui ne peut être décrit autrement que comme des pratiques de terreur intolérables.
Nous vivons désormais dans une nouvelle époque, caractérisée par la normalisation de la torture, la détention prolongée, l’ultra-militarisation d’une police formée aux techniques de contre-insurrection, la surveillance totale de la NSA, le Muslim Ban et l’infiltration sans motif des mosquées — tout cela dans un pays fondé à l’origine sur un projet totalement différent, porté par l’égalité, la liberté et le droit au bonheur.
À moins que nous ne commencions à reconnaître la transformation capitale de notre temps qui a cristallisé les stratégies de guerre par la contre-insurrection en une forme de gouvernement depuis le 11 Septembre et, sous la présidence Trump, en une forme de gouvernement contre-révolutionnaire, tant que nous ne reconnaîtrons pas que nous vivons désormais dans l’ère de la Contre-révolution américaine, il sera impossible d’y résister sérieusement.