Nous rencontrons Emmanuel Todd dans un café de Cambridge à l’occasion d’une conférence qu’il est venu donner devant la Société française de l’université dont il est titulaire du prestigieux doctorat d’histoire (1976). Si Emmanuel Todd a gardé de son séjour britannique un sens aigu de la ponctualité que son interlocuteur français du Grand Continent a plus relatif, nous ne nous découvrons pas moins une admiration partagée pour John Donne, dont le vers célèbre figurant en exergue de notre manifeste aurait pu servir d’épigraphe à son dernier livre, Où en sommes-nous ?, publié fin août 2017 aux éditions du Seuil.1
Au cours de l’entretien, Emmanuel Todd revient sur le début de sa carrière en dehors des circuits universitaires traditionnels, après avoir terminé sa thèse à Trinity College, avant de livrer pour la première fois son analyse de la situation en Catalogne et de nous inviter à prendre acte sereinement de la disparition de la démocratie en Europe continentale hors d’Allemagne, naviguant avec une érudition éblouissante d’un système familial à un autre en le reliant au modèle politique auquel il prédisposerait. Dans la seconde partie de l’entretien, Emmanuel Todd reviendra sur ses études à la Sorbonne, Sciences Po et Cambridge, et sur les liens entre systèmes familiaux et idéologies en Scandinavie, en Allemagne, au Japon et au Portugal.
Emmanuel Todd, vous êtes fraîchement retraité de l’Institut national d’études démographiques (INED) dont vous avez dirigé la bibliothèque à partir de 1984 avant d’y être ingénieur de recherche. Comment expliquez-vous que vous n’ayez jamais pu mener une carrière universitaire classique en devenant professeur ou directeur d’études de l’EHESS, ce que vous reproche d’ailleurs Alain Finkielkraut ?2
J’ai mal commencé ma carrière. Juste après mon doctorat à Cambridge, j’ai écrit un essai [sur l’effondrement prévisible de l’URSS]3puis j’ai été journaliste culturel au Monde des Livres, pendant sept ans, recommandé par Emmanuel Le Roy-Ladurie. Je me suis alors fait détester de toute l’université. Je me souviens d’un article fichatoire que j’avais écrit sur un livre de Georges Duby. Je mettais un malin plaisir à scier toutes les branches sur lesquelles je pouvais m’asseoir ensuite. Hervé Le Bras m’a sauvé la vie en m’obtenant le poste de directeur de la bibliothèque de l’INED. J’ai fini par comprendre récemment que François Furet m’appréciait beaucoup. Il m’avait pris un article alors que j’avais à peu près votre âge [23 ans] dans les Annales, et avait essayé de me faire entrer à l’EHESS. Il m’avait donné un jour rendez-vous pour déjeuner, j’ai oublié et suis arrivé très en retard. Je pense que c’était pathologique. Mon cas n’est pas du tout typique. Cela s’était mal passé sur certains plans lorsque je faisais mon doctorat à Cambridge. Heureusement, mes relations avec l’Angleterre se sont améliorées. Mon fils David, lui, s’est parfaitement intégré4. Il est britannique à présent et j’ai deux petits-fils anglais. J’avais une grand-mère anglaise et je suis heureux de constater que si moi-même me suis mal adapté au pays, le relais britannique a bien été transmis.
Quand je n’ai pas eu ma Research Fellowship, ça a été un choc. Mais je pense que psychologiquement je n’aurais pas été capable de rester. Pendant toute cette période, je flottais, et j’ai connu quelques problèmes personnels dont l’un m’avait emmené en Hongrie passer quelques jours au sein de l’intelligentsia juive hongroise pour qui le communisme ne semblait absolument plus exister. En rentrant à Paris, je me balade dans la bibliothèque de l’INED où je tombe sur les taux russes de mortalité infantile, qui montent, et je me mets à prendre des notes. J’écris mon premier livre sans m’en rendre compte5 Pendant ce temps, la situation était bloquée à Cambridge parce que le Board of Graduate Studies refusait le titre de ma thèse. J’avais trois mois de libres en attendant la validation du titre, et je pouvais écrire mon premier livre. Et là j’étais hors-trajectoire, parce que je publiais un livre à 25 ans, qui a plutôt bien marché, même si les gens ne le croyaient pas sur le fond. Et puis j’ai été critique au Monde des livres et là j’étais perdu pour le monde de l’université, c’était fini.
C’est dans ce livre que vous concluez en disant que, finalement, les systèmes familiaux sont là un peu par hasard ?
Dans La chute finale, il n’y a que l’utilisation des lois historiques associant baisse de la fécondité et évolution des mentalités, etc. Je n’avais pas encore fait le lien avec les structures familiales. Je suis absolument convaincu que je n’aurais jamais eu cette idée sans Macfarlane, dont l’ouvrage date de 19786 – deux ans après la publication de La chute finale. Je suis en train de faire une grande fin de carrière en expliquant que je n’ai jamais eu une idée personnelle tout seul. Je vois de plus en plus la recherche comme quelque chose d’extrêmement individuel mais aussi d’extrêmement collectif, les deux à la fois. Ce sont des enchaînements. Il faut être tout seul, ne pas être d’accord, se révolter, mais dans des séquences de pensée collectives. Si bien que je suis un produit de l’école française des Annales dans sa floraison ultime, qui au fond incluait l’école d’anthropologie historique de Cambridge avec Laslett, Macfarlane, etc. L’école française était alors très reconnue. L’histoire telle que la faisaient les Français était vraiment prestigieuse, si bien que la première chose que le Dr Seal, mon tutor, m’ait dite sur place, c’était : « Mais pourquoi vous venez faire de l’histoire ici ? ». J’entends maintenant des journalistes de France culture dire que « le genre d’histoire que pratique Todd est totalement dépassé en France », ce qui est exact. Je dois juste préciser que le genre d’histoire que je fais fut mondialement dominant. Les tendances historiographiques récentes en France, je ne les connais pas, je suis en fin de course, mais il est clair que l’école historique française n’est pas aujourd’hui mondialement dominante.
Je disais que vous aviez vingt ou trente ans d’avance, parce que le comparatisme, puis l’histoire connectée, l’histoire globale… Alors ce n’est pas totalement ce que vous faites, c’est vrai, mais, dans la méthode et indépendamment du contenu, c’était déjà un dépassement d’une historiographie qui trouvait in fine ses fondements épistémologiques dans la nation. Vous élargissiez la démarche des Annales au-delà du cadre de facto national dans lequel elle restait tout de même, bien que généralement sans fétichisation, lovée.
J’aimerais dire oui, je suis dans coup, mais la réponse est non : ce que je faisais et ce que je fais, ce n’est pas ce que font les historiens actuels, dans le monde anglo-américain notamment, aujourd’hui dominant sur le plan de la recherche. Mon fils David fait tout à fait autre chose. Il s’agissait pour moi de prendre ensemble des structures locales différentes, définies complètement comme le faisait l’école des Annales, mais sans prétendre penser en termes d’interconnexion, sauf peut-être pour la diffusion de l’alphabétisation. Et même sur l’alphabétisation, ce qui m’a intéressé, fondamentalement, c’est le lien entre la dynamique interne des systèmes familiaux et le potentiel d’alphabétisation des sociétés. Mais quand même, si je réfléchis un peu, je dois admettre que mon travail sur l’origine des systèmes familiaux, c’est vraiment, par accident, de l’histoire super-connectée, sur les 5 000 dernières années : j’étudie la diffusion des structures familiales complexes depuis Sumer et la Chine antique, à l’échelle planétaire.
On arrive là à vos travaux les plus récents.
Mon projet actuellement est quand même d’arrêter de travailler. Je n’en peux plus ! Je me suis rendu malade à écrire mon dernier livre.
Et encore plus celui d’avant sur le phénomène Charlie, peut-être ?7
Oui, encore plus… Il m’a rendu malade, littéralement, mais ne m’a pris qu’un mois. Là, vraiment, Où en sommes-nous ? m’a pris six à huit ans, ça a été un cauchemar, une épreuve physique, surtout que l’essentiel n’est pas vraiment de la recherche, à part quelques parties spécifiques. J’ai daté le postscript du jour de mon passage à la retraite et de mon anniversaire, le 16 mai. C’était enfin fini. Et puis j’ai commencé à m’énerver, donc j’ai recommencé à re-travailloter sur le tome II de L’origine des systèmes familiaux, en me disant que j’allais le faire très lentement8. Et puis avant de venir vous voir je suis entré au magasin des Cambridge University Press, j’ai commencé à feuilleter les trois premiers tomes de l’histoire mondiale de je-ne-sais-quoi, un autre sur les Mound Builders qui construisaient d’immenses pyramides en terre dans la vallée du Mississippi. J’étais excité. Comme si je faisais une sorte d’attaque de retour à la recherche. Je me demande si je ne suis pas venu à Cambridge pour me ressourcer…
Revenons à l’un de vos ouvrages-phare, L’invention de l’Europe,9dont certains passages de la préface à la réédition de poche sont tout à fait prophétiques. Vous écriviez par exemple : « Nous devons être conscients de ce que l’expression du désespoir social par une idéologie d’extrême droite se réclamant d’une conception régressive de la nation est aussi un produit de l’unification économique de l’Europe. Légitime et nécessaire dans les années 1945-1980, le projet européen ne mène plus aujourd’hui à la paix. Il pourrait dans les années qui viennent conduire au contraire à la remontée entre les peuples de sentiments hostiles qui n’existaient plus vers 1980. » On pense tout de suite à Angela Merkel accueillie à Athènes en 2012 par des manifestants grecs déguisés en soldats nazis et brandissant des croix gammées en voulant dénoncer l’impérialisme économique allemand10. Par « unification économique », vous ne parliez alors que du franc fort, avant l’euro. Vous terminez la préface en prophétisant que si la monnaie unique est réalisée, « dans vingt ans […] une unification étatique imposée en l’absence de conscience collective a[ura] produit une jungle plutôt qu’une société »11.
Je ne me souvenais pas de la première citation, et c’est sur celle-là que j’aurais envie de réagir, parce que je crois que c’est en train de bouger très vite dans ce domaine-là – mais la deuxième est bien sûr toujours pertinente, par rapport à la jungle, au désordre, etc. Je suis en fait très inquiet à cause des réactions continentales au Brexit, à cause de la Catalogne aussi. La marche au conflit naît d’une mauvaise évaluation de la force de l’autre. J’avais un beau-père militaire qui disait que la guerre n’éclatait jamais que lorsque l’un des adversaires se trompait sur ses capacités militaires, sans cela il y aurait toujours négociation. Et là, ce qui me fait peur, c’est l’arrogance continentale et la sous-estimation du Royaume-Uni, et même de l’Angleterre devrais-je dire, en son cœur. Quand je vois la façon dont Michel Barnier parle… J’étais l’autre jour à BFM TV, où je croise un journaliste, par ailleurs très sympathique, qui me dit avec un air docte : « Emmanuel, tu devrais plus t’intéresser à ce qui se passe en Angleterre, ça va très mal là-bas. » Je lui réponds : « J’ai un fils qui a pris la nationalité britannique et j’ai deux petits-fils là-bas. J’ai un rapport direct avec l’Angleterre et suis assez au courant. Et par ailleurs vous vous trompez complètement. Ce que vous interprétez comme des difficultés de l’Angleterre, c’est le retour à un fonctionnement normalement chaotique de la démocratie et de la nation, où il y a des conflits, des discussions, où les partis se déchirent. »
Les Anglais sont toujours un peu lents à se mettre en train ! Si vraiment l’Europe continentale veut aller au conflit avec eux, il faut se souvenir de ce qu’il y a deux nations qui n’ont jamais été vaincues en Europe : l’Angleterre et la Russie. Et ça ne va pas changer vu l’état de l’Europe continentale. Parce que le jour où les Anglais comprendraient que l’on cherche à les briser, qu’il ne s’agit pas seulement de petites négociations sur quelques dizaines de milliards d’euros… S’il existe vraiment une volonté franco-allemande de briser l’Angleterre, les continentaux ne savent plus à qui ils ont affaire. Dans un pareil cas, les Anglais feront ce qu’il faut pour briser l’Europe.
Est-ce que ce n’est pas une logique, une volonté plus française qu’allemande en l’occurrence ?
Je ne sais pas, c’est exactement la bonne question. À la limite, on ne sait pas car les acteurs ne sont pas très conscients de ce qu’ils font. Dans le cas de la France et de l’Angleterre, l’un des problèmes avec tous les pays avancés c’est que l’on ne peut plus dire : « tel pays pense cela ». Sauf peut-être les Anglais, parce qu’ils ont ce Parlement où ils débattent des choses et où les désaccords sont ouverts, et où l’on parle de tout.
La mutation anglaise actuelle ne me pose pas de problème théorique majeur. Mon modèle de la famille nucléaire absolue permet de penser une Angleterre capable, comme les États-Unis, de changements de cycles très brutaux, liés à des ruptures générationnelles dont on n’a pas idée. D’un État-providence très épais après la guerre, les Anglais sont passés à un néo-libéralisme hystérique par la suite. Maintenant, ils sont en train de définir autre chose.
Tout cela ne me perturbe pas du tout, c’est la force de l’Angleterre d’être capable d’envoyer paître trente ans d’histoire pour passer à la suite… J’ai même théorisé cela sur le plan culturel. C’est-à-dire que si un Français regarde l’histoire longue, il a l’impression de se reconnaître. C’est classique depuis le Moyen Âge : lisez la poésie de François Villon, ou lisez les classiques du XVIIe, les romanciers du XIXe, c’est nous. Le jeune ambitieux qui veut du pouvoir et des femmes, c’est nous. Et les rebelles sont toujours les mêmes. Si vous prenez l’histoire culturelle anglaise… Commençons simplement par la poésie de John Donne, dont j’aime me raconter qu’il est le dernier Français des Anglais.
« No man is an Island… » ?12
Voilà ! Pour moi, c’est une phrase culte. J’ai failli la mettre en exergue…
Eh bien écoutez, c’est en exergue du manifeste de notre revue…13
C’est extraordinaire, vous voyez que vous êtes de la famille, ou que je suis de la vôtre ! J’ai failli la mettre en exergue d’Où en sommes-nous ?, en anglais et en traduction. Et cela avait été composé, et je l’ai supprimé à la dernière minute… Chez John Donne, catholique de naissance, puis converti à l’anglicanisme, il y a cette non-opposition de l’amour sentimental et de l’amour charnel, il y a cette dimension universelle. C’est pour cela que c’est un Anglais qui est encore un Français, plus l’agilité de la langue. Autrefois, je l’apprenais par cœur. « Sweetest love, I do not go, for weariness of thee… » ou « Go and catch a falling star… ».
Après la Réforme protestante, vous avez l’apparition des puritains et un style mental puritain très fort qui finit par s’imposer à partir de l’époque d’Élisabeth, et vous avez tous les symptômes d’un protestantisme dur au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, il y a un rebasculement dans une Angleterre plus joviale : Tom Jones de Fielding… À la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, il y a une remontée en puissance d’un protestantisme un peu anxieux. Je suis aussi un grand lecteur de Blake – et des personnages assez tendus, speed, avec une tension intérieure terrible. Je n’ai pas toutes les étapes. Je n’ai jamais écrit là-dessus. Je dérive librement. Dans les années 1920, on retrouve des conservateurs complètement ramollos… Je ne suis pas sûr que les Anglais se sentent à l’aise psychologiquement avec toutes les étapes de leur littérature. Quant à Cromwell, dictateur militaire, quel rapport avec la suite ?
Cela pour dire que voir basculer l’Angleterre dans autre chose que le néo-libéralisme thatchérien, j’y étais pleinement préparé par mes théories sur les structures familiales. Mais quand même, depuis peu, j’ai un doute, une peur d’être largué par l’histoire : lorsque j’ai vu arriver, au milieu des débats sur le Brexit, la question du harcèlement sexuel au parti conservateur, des histoires de vieux messieurs mettant la main sur la cuisse d’une jeune femme ou regardant un peu de porno au bureau…, j’ai arrêté de me poser des questions sur l’Europe, je me suis dit que j’étais dépassé, que je ne comprenais plus rien, qu’il fallait vraiment que je prenne ma retraite ! Mais je suis bête, un cycle puritain est peut-être en train de s’amorcer…
Pour redevenir sérieux et pour être honnête, je voyais plutôt revenir le conflit entre Français et Allemands, et ce que l’on voit sur le plan pratique c’est plutôt – on n’y est pas encore – la possibilité d’un affrontement assez violent entre l’Angleterre et les autres. La violence maintenant est économique, et si le Brexit prend la forme d’un affrontement économique violent, c’est une forme de guerre qui se prépare. Les Européens n’ont par ailleurs absolument pas compris que la zone euro était une zone de guerre économique. On n’a pas compris que la désinflation compétitive était dirigée contre les voisins de la zone euro, et pas du tout contre les Chinois. 20 % de baisse du coût du travail en Allemagne, pour les Chinois, ça n’existe pas… Mais pour les Français ! Je vois donc monter en Europe un nouveau type de conflit extrêmement menaçant.
Après avoir dit que les Français pouvaient, en littérature, très bien se reconnaître dans leur histoire culturelle de longue durée, après avoir admis un tempérament français stable, je dois ajouter une nuance : une certaine instabilité d’humeur à court terme et une capacité de retournements soudains. On ne sait jamais quand les Français vont être efficaces, ou mous… Au moment même où toute opposition à l’euro a disparu, au moment même où l’on ne peut qu’être frappé par la loyauté servile des Français envers l’Allemagne, peut-être que ces Français pourraient brusquement se réveiller. Il faudra bien un jour que les Français procèdent à un choix douloureux, mais je dirais presque traditionnel, entre les Anglo-Américains et l’Allemagne. Ils restent pour l’instant passifs, à se faire tailler en rondelles économiquement, puisqu’ils viennent de perdre Alstom sans broncher, etc. Mais le retournement pourrait être brutal. On ne sait pas. Maintenant on n’arrive plus à suivre parce qu’il y a la crise allemande, les Catalans… Comprendre ce qui est en train de se passer actuellement demande un travail de mise à jour que je n’ai pas encore fait, mais que je vais devoir faire pour la préface à l’édition allemande de mon dernier livre.
Grâce à la même préface de L’invention de l’Europe, on peut justement faire la transition entre le Brexit et la Catalogne, lorsque vous écriviez que « la déconstruction des nations par leurs classes dirigeantes produit du nationalisme, dans les sociétés secouées par une transformation économique brutale et où l’identité nationale la plus traditionnelle et la plus paisible était comme un dernier refuge »14
“Ce n’est pas tant que la Catalogne devient nationaliste que l’Espagne a cessé d’être une nation.”
Sur la Catalogne, j’ai totalement pivoté. J’étais un bon « nationiste », comme disait Pierre-André Taguieff avant qu’il ne se mette à délirer… J’aime beaucoup Chevènement en tant que personne mais sa rigidité étatiste m’a toujours gavé, ses discours jacobins, anti-régionalistes sans nuances…, même si a priori j’étais quand même plutôt sur une ligne de méfiance vis-à-vis des autonomies régionales. Et de toute façon, dans le cas de la France, la diversité régionale existant dans la réalité, c’est très bien que l’on ait un État centralisé. A priori, j’avais plutôt une sorte d’hostilité naturelle aux Basques et aux Catalans, dans leurs revendications. J’avais été pris dans un débat à Barcelone avec des ethnologues, des savants donc, qui avaient failli m’étrangler parce que j’avais osé suggérer que le castillan, le catalan, le provençal, l’italien et le français n’étaient quand même que des dérivés du bas-latin, que c’était la même langue au fond… Dans leur réaction, j’ai vu le fanatisme…
Sur mon pivotement sur la Catalogne, j’ai eu du mal à comprendre ce qu’il se passait en moi, en dehors d’une préférence pour la révolte qui est manifeste, mais je crois que j’ai fini par saisir. Quand j’entends la ligne standard à la Chevènement – « la Catalogne, c’est une révolte des riches »… En fait ce n’est plus tout à fait aussi simple. Oui, les Catalans sont riches : mais on leur demande de payer dans le contexte d’une politique d’austérité européenne et nationale totalement absurde. Le gouvernement de Madrid est simplement devenu le relais autoritaire de politiques européennes, je ne sais pas trop si je dois dire bruxelloises, berlinoises ou parisiennes, totalement absurdes, qui mènent à ponctionner sans cesse pour rester dans la récession, pour contraindre de plus en plus de jeunes Espagnols à l’émigration vers l’Allemagne qui manque de population active.
Peut-être que la bonne interprétation de la volonté d’indépendance catalane, c’est que ce n’est pas la Catalogne qui devient nationaliste, c’est que c’est l’Espagne qui a cessé d’être une nation. Le gouvernement de Madrid n’est plus un gouvernement national, alors que les Catalans avaient fait allégeance à l’Espagne, et non à Bruxelles ou à Berlin à ma connaissance. Mais les acteurs ne sont pas conscients de cela : les Catalans eux-mêmes sont toujours dans l’idée que l’Europe aime bien les régions, et sont très surpris de l’hostilité européenne à leur soulèvement. Puis tout a remonté en moi : la Catalogne, c’était l’un des piliers de la république espagnole, de la lutte contre le franquisme, du seul anarchisme qui ait jamais réussi à s’organiser.
Cela m’a amené à découvrir un oubli dans mon dernier livre – vous allez voir jusqu’où je pousse l’honnêteté intellectuelle. Je vais l’ajouter dans la postface à l’édition allemande. Je parle beaucoup de la démocratie libérale, mais j’ai oublié de parler du potentiel démocratique des petits pays de famille-souche : la Suisse, la Catalogne ; et même d’une dimension démocratique dans les grands pays, appuyée aussi, comme je le dis dans le livre, sur une certaine forme de xénophobie.
J’ai repris mes recherches sur l’Amérique latine, sur les populations indiennes pour écrire le tome II de L’origine des systèmes familiaux. Pour comprendre les Conquistadors, j’ai dû travailler sur l’Espagne médiévale et j’ai découvert que la Catalogne était l’un des lieux de survie et d’épanouissement des institutions de représentation anciennes, contre la Castille qui a, elle, initié l’absolutisme européen. Ensuite je me suis acheté Homage to Catalonia d’Orwell [1938] et j’ai sombré dans un appui sénile à la Catalogne, qui ne s’est exprimé nulle part pour le moment. Vous pouvez y aller, vous pouvez produire mon coming-out pro-catalan !
Ce sera difficile de s’en priver ! Cela veut dire que l’UE ne pousserait pas selon vous consciemment, c’est-à-dire politiquement, au séparatisme régional, comme certains peuvent le dire. Elle ne voudrait pas sciemment détruire les États-nations pour s’imposer, mais structurellement, par sa politique économique constitutionnalisée dans les traités et relayée au niveau national, elle produirait organiquement à la fois du néo-nationalisme et du nationalisme infra-étatique ?
Il y avait une idéologie qui visait à définir une entité supérieure aux nations, dans le contexte de laquelle il paraissait logique qu’une fragmentation régionale se substitue aux nations, mais ce qui se passe est que le projet européen est devenu intensément répressif et castrateur pour les nations faibles, et destructeur de ces nations relais, et que maintenant la priorité du pouvoir européen central est de garder les nations faibles intactes pour qu’elles appliquent les politiques du centre.
Dès lors, comment réussissez-vous à concilier l’appui à l’indépendantisme catalan et l’attachement à l’État-nation français dès lors qu’une partie du mouvement nationaliste catalan revendique les Pyrénées-Orientales qui recoupent l’ancienne province du Roussillon ?
En vérité, pour parler franchement, je ne m’intéresse pas du tout à la France en ce moment. Je n’ai pas à le concilier parce que j’ai acté le fait que dans l’instant la France n’existait plus en tant qu’acteur de l’histoire. C’est l’une des malices de mon livre : il n’y a pas de partie sur la France. C’est d’ailleurs sans doute l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas été attaqué. Les gens n’ont pas vu que je faisais comme si la France n’existait plus. C’est l’agression par l’absence qui n’a pas été vue. Si les classes moyennes françaises ont décidé que la France ne devait pas exister, je le déplore mais c’est leur droit le plus strict. C’est ce qui avait rendu Cohn-Bendit fou de rage dans une émission de télévision que l’on avait faite ensemble,15où il m’avait traité de germanophobe alors qu’on avait eu auparavant un échange que je croyais sympathique. Je lui avais dit que si la France, ou plutôt ses classes moyennes, voulaient devenir allemandes, je n’avais aucun droit de m’y opposer. Simplement, je viens pour l’essentiel d’une famille juive dont le contrat était avec la France, et tout ce que je demande, avec mes liens affectifs externes dans le monde anglo-saxon, c’est seulement un droit d’opting out.
Plus généralement, les Européistes aux commandes doivent être logiques avec eux-mêmes : si leur France accepte la destruction de son appareil industriel, de son monde populaire et de ses jeunes, se met dans un état de servitude volontaire et éternelle, n’a plus aucun projet collectif, alors cette France n’a plus le droit d’exiger de ses intellectuels qu’ils s’intéressent à elle en tant qu’acteur de l’histoire. Donc le Roussillon… J’ajoute pour dédramatiser qu’il n’y a aucun risque que le Roussillon fasse sécession ou que la partie française du pays basque fasse sécession. Le tissu anthropologique de la France est beaucoup plus nuancé, les liens interrégionaux sont beaucoup plus forts, et j’ajoute quand même pour me mettre à l’abri que le sentiment d’unité du territoire national français a encore de belles années devant lui. Et c’est pour cela que, ultimement, quand même, j’espère ce basculement dans un retour du national – qui pourrait être malheureusement assez violent en France, puisqu’il serait à la mesure de la servitude que la France s’est imposée.
Regardons à présent les cartes qui accompagnent votre Invention de l’Europe, notamment celle des pages 26-27. Quelle est votre base pour créer ces petites unités géographiques infranationales ?
J’ai pris des annuaires statistiques qui existaient, les découpages administratifs, et j’ai essayé de trouver des unités qui me permettent d’atteindre la diversité anthropologique interne, et qui soient à peu près compatibles en termes de taille. Tout ne va pas être complètement raccord. En Allemagne, c’est le Regierungsbezirk, en Espagne et en Italie la provincia, en France le département. C’est complètement empirique. J’ai dû retravailler un peu les counties anglais. Il n’y a pas de volonté personnelle de faire comme si les nations n’existaient pas, comme on pourrait le croire en regardant la carte.
Si, comme on le constate sur cette carte, on peut produire une cohérence politique nationale malgré la diversité des systèmes familiaux à l’intérieur même d’un État, qu’est-ce qui, théoriquement, empêche de faire la même chose à l’échelle de l’Europe ?
Quand cette cohérence nationale existe, elle a été établie de manière extrêmement violente. La France a atteint un état d’unité nationale très forte se combinant avec une diversité anthropologique maximale. C’est un pays où des systèmes de valeurs opposés coexistent : la famille souche du Sud-Ouest, la famille nucléaire et égalitaire du bassin parisien, et toute une gamme de nuances, un véritable foutoir, qui d’ailleurs constitue peut-être le liant. Mais pour en arriver là, il a fallu la croisade contre les Albigeois, les guerres de Vendée, et ultimement d’ailleurs la définition violente contre les nations externes. C’est la notion d’identité relative dont je parle au début de mon dernier livre, que j’ai empruntée à Ferguson,16qui est devenue très importante pour moi : les nations n’existent que par rapport à d’autres nations. La France a d’abord existé contre les Anglais… L’unité finale a été atteinte en 1914 contre les Allemands, lorsque la Première Guerre mondiale a ramené les Vendéens dans l’adhésion à la France républicaine.
Je pense que c’est pour cela que le vrai problème du rêve européen, ce sont les bons sentiments des européistes et l’idée qu’il peut exister un monde social et historique parfait, un système qui n’aurait que des qualités positives. L’Europe devait être un système universaliste, tolérant, dépassant les nations, moral, socialement solidaire, démocratique, libéral. C’est comme si les européistes ne voyaient pas que chacun des systèmes possibles a sa dimension trouble. Ce que je note dans mon dernier livre, c’est notamment le caractère originellement xénophobe de toutes les démocraties – ce que tous les historiens de la Grèce connaissent17 –, construites contre les autres. Cela a fini par m’apparaître comme une évidence en lisant Adam Ferguson expliquant que partout où il y a des hommes, même sur des petites îles, ils sont divisés, il y a « nous » et « eux », et les qualités morales internes du groupe sont opposées au groupe d’à côté. C’est cela qui est terrible. L’altruisme interne d’une société dépend de l’égoïsme et de l’agressivité externe. Et pour moi ce n’est ni bien ni mal. On ne voit pas ces choses cruelles, et l’on veut construire l’Europe, et l’on se dit qu’on va obtenir une nouvelle nation en faisant disparaître tout sentiment xénophobe. Mais à la fin on n’obtiendra rien, l’anarchie, l’immoralité, la jungle évoquée plus haut. Ou alors, par défaut, et en cédant à nouveau à nos instincts primitifs, nous allons construire l’Europe dans l’anti-islamisme, ou la russophobie. Contre. L’univers facile des bons sentiments va nous empêcher de comprendre que Trump et le Brexit, qui ont une bonne base xénophobe, anti-mexicaine ou anti-polonaise, sont en fait des regains démocratiques ! Et l’on va oublier, à l’inverse, que ce qui est universel c’est l’empire, c’est la négation de la démocratie. L’universel de base, c’est Rome ; et Rome ce n’est pas la démocratie libérale. Je n’aimais pas trop Raymond Aron, mais il faut reconnaître qu’il avait raison lorsqu’il suggérait inlassablement que ce ne sera jamais tout blanc d’un côté, tout noir de l’autre, et qu’il faut naviguer entre les deux pour obtenir le moins pire.
Dans cette tension que vous décrivez entre l’universel impérial et le démocratique national, la construction européenne semblerait en fait en elle-même xénophobe au sens strict et ne pourrait se poursuivre que sous la menace prétendue d’un péril islamiste, chinois, russe, ou même américain depuis l’élection de Donald Trump ?
Les Français, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, en termes de systèmes de mœurs, sont si évidemment différents que l’anarchie est notre indépassable horizon… Surtout si l’on ajoute que la tentative d’unification économique a fait de la zone euro le lieu du conflit fondamental qui dresse les gens les uns contre les autres – alors que nos sous-élites se racontent encore que l’union fait la force, contre la Chine, les États-Unis, etc. Mais je ne suis plus du tout militant là-dessus, c’est fini, j’ai perdu tous mes combats, et quand on a perdu il faut savoir l’admettre. La quille !
De quoi renverser dialectiquement l’argumentaire de ceux qui vous accusent d’être un « nationiste » ou un nationaliste forcené ?
Je suis tellement peu nationaliste qu’actuellement je dis tout haut que si la France veut cesser d’exister, cela ne me pose pas de problème. Si j’étais plus jeune, je partirais probablement vivre en Californie. Et il y a des jours où je me demande pourquoi la famille de ma mère est revenue d’Hollywood en 1945. S’ils avaient su !
Dans quel cadre, dès lors, résoudre les problèmes évidemment transnationaux comme le changement climatique, la crise des réfugiés ou la fraude fiscale ? L’Union européenne est-elle le cadre pertinent ?
« L’Union européenne est un cadre pertinent », c’est ce que l’on va dire. Ce que l’on constate en pratique, c’est que cela ne se passe pas, parce que d’abord il y a des peuples. Un sentiment national instinctif peut résister à tout. Mais les élites françaises sont vraiment capables de penser l’universel et de s’imaginer que leur pays n’existe plus. C’est grandiose d’une certaine manière, quoiqu’un peu embêtant pour les classes populaires. Non, c’est grandiose quand on est Rome, mais c’est irresponsable et immoral quand on est un pays de taille moyenne… Si la France était la puissance dominante du continent, alors l’Europe existerait, parce que les élites françaises seraient capables de s’oublier. Mais ce n’est pas le cas, c’est l’Allemagne le leader, et les Allemands jouent perso.
Ce serait pour cela que l’on a si souvent des Français à la tête de grandes organisations internationales, parce qu’ils sont d’une certaine manière les plus universalistes et les plus naïfs ? Au FMI, à l’OMC…
Cela me gêne de devoir citer Éric Zemmour que je ne peux pas supporter idéologiquement – bien qu’il soit tout de même beaucoup moins bête que Finkielkraut –, qui dit que l’on place des Français partout dans les grandes organisations internationales parce qu’ils sont capables d’oublier qu’ils sont français. Je suis d’accord avec cela, même si c’est Zemmour qui le dit. Si l’on pense à des gens comme Trichet, Pascal Lamy… Pas Strauss-Kahn, qui est quelqu’un d’intelligent. C’est un altruisme national qui est sacrificiel pour la nation, mais qui en termes d’intérêt personnel n’est pas sacrificiel pour eux. Leur altruisme national leur a quand même permis de très bien gagner leur vie personnellement !
Comment caractériseriez-vous le régime politique actuellement en place au niveau de l’Union européenne ? S’agit-il d’une réelle démocratie ou d’une « démocratie limitée » s’apparentant à une forme de « despotisme éclairé », comme le déplorait Tommaso Padoa-Schioppa, l’un des initiateurs de la monnaie unique dans un article paru dans Commentaire en 1999 ?18
J’ai fait un débat débile avec mon frère de lait Bernard Guetta – on a quasiment été élevés ensemble – au grand théâtre de Strasbourg. J’adore rendre Bernard fou. À la fin, j’ai amené la discussion sur le terrain de ce qu’est la démocratie, pour sortir de la bien-pensance des mots, agités comme des moulins à prière tibétains mais qui ont perdu leur sens. J’étais parti de l’idée que les gens pensent aujourd’hui que la démocratie, ce n’est que lorsque l’on vote. Non, ce n’est pas quand on vote, c’est quand on vote et que les décisions des électeurs sont relayées et appliquées par les élites. J’ai donné l’exemple du Danemark en 1943, qui a pu tenir des élections gagnées par le parti social-démocrate ; et la Wehrmacht n’était pas du tout gênée. C’est pour moi l’archétype de l’élection à laquelle on vote sans qu’il y ait d’effets. J’avais aussi mis en opposition l’image que l’on pouvait avoir du Parlement britannique, intime, où des gens argumentent face-à-face dans une langue commune qu’ils comprennent, et j’avais évoqué ensuite par un contraste parlant le Parlement européen.
Je disais que pour qu’il y ait démocratie, il faut une liberté de la presse, une liberté d’expression, d’information, mais surtout il faut le droit de vote, et des gens qui appliquent le résultat du vote. Il y a plusieurs types de démocratie. Ce que l’on trouve au Japon est ce que j’appelle une démocratie de type vertical où les électeurs ont la liberté d’information, le droit de vote, mais reconduisent inlassablement le parti libéral-démocrate au pouvoir, parce qu’en fait cela n’intéresse pas les Japonais d’avoir le pouvoir, qu’ils délèguent vraiment aux élites, qui elles-mêmes considèrent qu’elles ont des devoirs vis-à-vis du peuple japonais. Jusqu’aux dernières élections, je considérais l’Allemagne comme un exemple de démocratie verticale, mais aujourd’hui je ne suis plus sûr… J’ajoute un développement sur la Russie. Il est clair que les Russes peuvent s’informer à peu près, que le niveau de liberté de l’information n’est pas parfait, mais suffisant ; ils ont le droit de vote, et il y a des endroits où des maires hostiles au pouvoir sont élus. Dans l’ensemble, le gouvernement de Poutine fait ce que les Russes veulent. Je conclus en disant que selon ces critères de définition un peu stricts – considérant que la démocratie ce n’est pas être gentil et sympa – je suis obligé de me demander si la Russie n’est pas plus démocratique que l’Union européenne, où les résultats des votes ne sont pas appliqués. Bernard signale son désespoir devant mes errements, je suis heureux. La salle était avec lui, j’en suis sûr ; nous étions à Strasbourg.
Et c’est profondément ce que je pense, pour peu que l’on sorte de l’idée que la démocratie c’est juste « sympa ». La démocratie athénienne n’était pas « sympa », c’était un système terrible pour les non-Athéniens. Et l’Europe n’est absolument plus un système démocratique. On peut en revanche considérer qu’au cœur de l’Europe l’Allemagne reste une démocratie ethnique, dont on ne sait pas si elle va garder son équilibre. Jusqu’à nouvel ordre, les dirigeants allemands font ce que les Allemands désirent. On peut encore décrire l’Allemagne comme une démocratie – c’est dire à quel point je suis anti-allemand… En France, c’est clair que ce n’en est pas une ; on fait semblant, on a de grosses élections municipales. Macron est une sorte de gouverneur, un peu comme le gouverneur américain : il n’a pas le pouvoir de création monétaire. Il était Inspecteur des Finances, on pourrait l’appeler « Inspecteur Macron »… Mais il faut être positif : le gros de l’histoire humaine, ce n’est pas la démocratie. Il y a une vie avant et une vie après la démocratie.
Voilà pour la partie « Où en sommes-nous ? ». Mais que nous est-il permis d’espérer ?
On peut peut-être espérer de l’Europe qu’elle se stabilise comme un système oligarchique libéral décent. Cela n’en prend pas le chemin cela dit, dès lors que des pays développés acceptent de vivre avec 10 % de chômage structurel ou plus. Quand on voit ce qui se passe en Italie et en Espagne… On devrait revenir, sous d’autres formes que par le passé, à une liquidation des procédures de vote. C’est un système dynamique, mais avec des populations tellement vieilles et des indices de fécondité tellement bas que l’on n’a pas de précédents. Mais il ne faut pas dramatiser.
Vous parliez d’une crise du langage politique, de ce que l’on n’avait plus les mots pour nommer précisément ce que l’on vivait. L’Europe se présente comme démocratie, mais les « européistes », pour reprendre le terme sans esprit de polémique, reconnaissent en fait eux-mêmes plus souvent qu’on ne le pense qu’elle n’en a pas tous les atours, pour revenir à cette citation de Tommaso Padoa-Schioppa, longtemps en poste à la BCE.
Oui, très bien, vous êtes au courant. Mais moi, en fait, l’européisme ne m’a jamais intéressé. Je suis sur un modèle extrêmement simple. Il y a eu une époque où le pays dominant en Europe était la France, et les valeurs démocratiques françaises dominaient plutôt. Dans la mesure où le continent était de plus sécurisé par des troupes américaines, partie du système démocratique impérial américain, tout allait bien. Mais pour moi, la grande escroquerie est l’idée que l’histoire de l’Europe continentale a quelque chose à voir avec l’émergence de la démocratie. L’histoire de l’Europe continentale est l’histoire de l’absolutisme, des dictatures, des fascismes. La tendance historique de l’Europe continentale est à la disparition des institutions représentatives et libérales : montée des absolutismes espagnol, français, suédois, prussien… Et à présent que les Américains et les Anglais se sont retirés ou se retirent du continent, ça promet ! On pourrait discuter cette formule de « despotisme éclairé » : despotisme, certainement ; éclairé, non, quand on voit les performances économiques et démographiques ! Qu’ils se sentent despotes éclairés, pourquoi pas ? Je me prends bien pour un rebelle éclairé.
Comment vous définiriez-vous professionnellement ? Historien-démographe, démographe, anthropologue, historien tout court ? Laquelle des traditions historiographiques française et britannique vous a-t-elle le plus influencé ?
Je suis historien de l’école des Annales, une sorte d’éléphant du genre, élève d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, ayant un grand respect pour Pierre Chaunu pour ses travaux d’histoire religieuse et d’histoire des mentalités. J’ai trouvé tous les grands dans mon berceau intellectuel : Pierre Goubert, Michel Vovelle… Mais celui qui m’a donné ma vocation d’historien-démographe, c’est quelqu’un qui est considéré comme mineur mais qui était un très grand technicien de la démographie historique : Jacques Dupâquier, dont j’ai suivi les cours un trimestre pendant ma licence d’histoire à Paris I à côté de mon cursus à Sciences Po. Tout ce que j’ai appris d’important, à quelques exceptions près, c’était en fac d’histoire, où étaient les bons profs. J’ai été vraiment démographe-historien très tôt, j’étais fasciné par exemple par le fait qu’à travers les indicateurs démographiques on pouvait comprendre les mentalités. On suivait le nombre de naissances mensuelles et l’on voyait si les gens respectaient ou non l’interdit sexuel du Carême ; c’était un indicateur de déchristianisation. J’avais par exemple dû faire un devoir sur l’étude de la mortalité aux XVIIe et XVIIIe siècles pour Marcel Lachiver, un pur technicien : l’essai que j’avais fait était de niveau recherche, Lachiver m’avait dit que c’était un modèle du genre, et c’est grâce à ce devoir, je pense, que j’ai été pris à Cambridge.
Emmanuel Le Roy-Ladurie m’a donc envoyé faire un doctorat d’histoire à Cambridge. Moi je venais surtout pour apprendre l’anglais ! Et parce que je n’en pouvais plus de l’université en France après mai 68. On était alors en 1971. Il m’avait mis en contact avec Peter Laslett et le groupe de Cambridge, très pointu sur la connaissance des structures sociales. Malgré mes parents bilingues, mon anglais était vraiment mauvais. Je suis arrivé à Cambridge pour l’interview et je ne savais plus ce que j’étais venu faire ici. C’était au printemps. Cambridge avait l’air humain. On me fait rencontrer un étudiant de Laslett, Keith Wrightson, aujourd’hui grand nom de l’histoire anglaise du XVIIe siècle, qui vient de prendre sa retraite après avoir terminé sa carrière à Yale. C’est lui qui m’emmène voir Dr. Seal dans la Nevile’s Court de Trinity College19 Celui-ci me parle, me fait signer des papiers, mais comme pendant l’interview j’avais été très mauvais, je me disais que c’était une blague, que je faisais tout cela pour la forme. On me demande quel collège je veux : je choisis par ordre de préférence Trinity, King’s, puis Corpus Christi, le collège de mon père. J’oublie. Je reçois un courrier quelque temps après : j’étais pris, on me donnait la Knox scholarship20. Et c’est là que mon calvaire a commencé et que ma vie a basculé, sur un malentendu. Je suis arrivé à Cambridge un peu par hasard. J’étais très mal psychologiquement. Mon directeur de recherche sur place, Peter Laslett, m’a toujours un peu énervé.
On dit que vous vous entendiez mal avec lui ? Qu’il vous prenait vos idées ?
Je sais que cela a été écrit, mais ce n’était pas ça. J’étais très bien avec lui, mais j’étais très méfiant. Je ne voulais simplement pas devenir l’un de ceux qui travaillaient pour vérifier les idées de Laslett. Donc je faisais tout ce qu’il fallait pour éviter cela. Il avait ce truc de la liste d’habitants rédigée par un prêtre qui permettait de reconstituer les familles. Il me demandait : « Vous avez onze listes d’habitants, est-ce que vous pourriez faire quelque chose d’équivalent à ce qu’a fait Yves Blayo dans un article de Population, qui a mesuré la mobilité géographique de la population dans un village de la Brie au XIXe siècle ? »21. Pas de problème ! « Est-ce que vous pourriez calculer la densité du réseau de parenté en croisant les listes d’habitants et la reconstitution des familles faite par une étudiante, si je vous passe les données ? » No problem ! Cela prend des mois mais je calcule des indices de densité de parenté, absolus, relatifs. J’étais un très bon technicien. Il m’avait dit qu’il y avait des choses intéressantes à voir en Italie, en Suède, donc j’y suis allé, de plus en plus content parce que j’y trouvais des familles énormes, en Italie surtout, qui ne correspondaient pas à son modèle nucléaire. J’ai été pris dans une sorte de frénésie pour démontrer que la famille n’était pas nucléaire partout comme le croyait Laslett. C’est pour cela qu’on avait des rapports difficiles ! Mais il a été un excellent directeur de thèse, parce qu’il s’intéressait à mon travail, parce que je le voyais régulièrement. Et puis il y avait l’ambiance du groupe de Cambridge, et je m’entendais très bien avec Tony Wrigley, qui était à Peterhouse22et a écrit une monumentale histoire de la population anglaise avec Schofield. 23 Il m’a beaucoup protégé aussi. On était gentil avec moi, en fait. J’étais un introverti un peu fou mais techniquement très fort. Je n’étais pas ce qu’on attend d’un Français, pas une sorte de hâbleur prétentieux ; dans ma façon d’être, je devais être un cas-limite d’Anglais coincé – et donc finalement, cela passait assez bien, les Anglais avaient une place pour cela.
Quels étaient sinon vos plans en France si vous n’aviez pas eu cette bourse ?
Je ne sais pas. À Sciences Po, j’avais été un étudiant extrêmement médiocre. Je n’ai pas fait la section sérieuse comme mon fils David, service public, mais politique économique et sociale, j’étais médiocre en économie, j’ai eu 1,5 à mon devoir sur la monnaie. C’est l’année préparatoire qui a été la pire à Sciences Po. On nous avait un jour demandé : « Quelle réforme envisagez-vous pour la société française ? ». J’étais membre du Parti communiste à l’époque, donc j’ai recopié le Manifeste de Champigny, vous imaginez ma note ! J’avais abandonné Sciences Po après le deuxième trimestre, mais une dame du secrétariat m’a incité à tenter l’examen de fin d’année préparatoire en septembre. J’ai été pris finalement, mais ma plus mauvaise note avait été en histoire où j’étais normalement très bon. J’ai finalement eu le diplôme. J’ai tout de même eu deux maîtres de conférences vraiment bons. Guy Hermet, qui m’avait félicité de la critique que j’avais faite d’un cahier de la Fondation des sciences politiques de François Goguel, l’un des papes de la science politique française. J’avais fait ma fiche de lecture sur le thème : « ses graphiques sont pourris ». Hermet lit la fiche et me dit quelque chose comme : « ça c’est du bon esprit de recherche ! ». J’ai eu Henri Mendras aussi, un professeur de sociologie très ouvert, qui adorait la contradiction.
C’est lui et Hermet qui m’ont permis de terminer et d’avoir le diplôme assez facilement. Mais il n’y avait pas de dissertation d’économie de mon temps, seulement des questions.
Alors qu’aujourd’hui une dissertation d’économie permet de faire le tri et d’évacuer les esprits un peu trop originaux ?
Je viens d’apprendre qu’aujourd’hui il faut cinq ans pour faire Sciences Po. Cela peut s’interpréter. J’ai maintenant une vision critique radicale des études supérieures actuelles. Je considère que c’est quelque chose qu’on essaie de faire durer suffisamment longtemps pour s’assurer que tout l’espace de liberté intellectuelle que les jeunes ont entre 20 et 25 ans est occupé par un apprentissage, et que lorsque celui-ci est terminé ils ont perdu l’énergie de réfléchir. Je considère maintenant la longueur exagérée des études supérieures comme une technique de stérilisation des cerveaux. C’est une idée toute neuve pour moi qui suis un vieil étudiant. Entre 20 et 25 ans, c’est le moment où l’esprit se forme, les idées viennent. Ce n’est pas le moment de bachoter !
Ce que vous avez soutenu comme doctorat en Angleterre n’aurait pas pu être accepté en France ?
En France, ça ne serait jamais passé. Même ici, à Cambridge, c’était limite. Parce que c’était une juxtaposition d’études locales qui n’avait pas de sens global, mais qui montrait une grande virtuosité technique en démographie historique, et un intérêt pour la comparaison qui était totalement original. Personne n’avait jamais tenté cela, comparer la mobilité géographique en Toscane et en Artois. J’étais en rapport avec Alan Macfarlane, l’internal examiner de ma thèse, l’un des fondateurs de l’anthropologie historique dont je ne suis qu’un continuateur pour l’idée d’un rapport entre la famille et l’idéologie, qui avait écrit cet ouvrage extraordinaire sur la sorcellerie en Angleterre sous les Tudor et les Stuart24. Quand j’ai soutenu ma thèse, les examinateurs m’ont juste demandé de rectifier la bibliographie, parce que je manifestais une certaine légèreté dans le traitement de mes prédécesseurs… Mais ils m’ont donné mon doctorat.
En cours de route j’avais eu ici des épisodes affreux. Je n’ai pas eu de Research Fellowship, malgré deux candidatures à Trinity. L’une des fois, j’avais trois rapports : un de Tony Wrigley, un autre de l’américain Lutz Berkner – qui avait démontré contre Laslett que la famille souche existait en Autriche et n’apparaissait qu’à certaines phases de son cycle de développement25 – et un dernier d’Edmund Leach, le pape de l’anthropologie sociale, à l’époque provost de King’s College (Cambridge). Ce dernier m’avait fait un rapport immonde, auquel je n’avais pas accès, disant que si je continuais comme cela il ne fallait pas me donner mon doctorat. C’est là que j’ai failli abandonner. Mes premiers ennuis ont donc commencé à Cambridge. Mais mon tutor, le Dr. Seal, qui n’était pas trop sympa avec mes amis américains, m’avait pris en affection, je crois. J’arrivais pour le voir l’air complètement fou, me baladant avec un réveil matin dans la poche, à l’époque du terrorisme irlandais, et tout d’un coup je le vois s’inquiéter d’entendre tic-tac, tic-tac ! Il m’a vraiment protégé. Pour que je n’abandonne pas, il m’a donné les rapports de Wrigley et de Berkner, que j’ai toujours, et qui sont prophétiques d’une certaine manière. Wrigley voit que je vais devenir un vrai chercheur. Berkner dit très bien au début de son texte que ma fellowship dissertation n’a ni queue ni tête en tant que telle, mais que c’est totalement original par son comparatisme. Moi, à l’époque, je n’avais retenu que le début, parce que j’étais totalement parano. Quand je le relis maintenant, je me dis que j’aurais dû avoir plus confiance en moi et être plus calme. Mais je suis resté et j’ai terminé mon doctorat26. J’ai une dette immense envers Seal.
On est notamment frappé du fait que vous ayez choisi de vous intéresser à la Suède dès votre thèse de doctorat. Et c’est un spécialiste de la Scandinavie qui vous dit cela. Dans vos travaux de manière générale, vous prêtez beaucoup attention aux « petits pays ». Vous écriviez en 1996 que « les grandes nations traditionnelles de l’Europe sont en train de devenir petites, à l’échelle mondiale, et ont désormais beaucoup à apprendre de pays habitués depuis longtemps à une certaine modestie diplomatique et militaire »27. La Suède est l’un des trois pays dont vous étudiiez les structures familiales dans votre thèse de doctorat. C’est très intéressant ce tropisme suédois chez les intellectuels français, chez Foucault, chez Dumézil…
Ça, je n’en étais pas conscient. Mais il y a un certain nombre de pays qui ont beaucoup compté dans mon existence intellectuelle. J’ai toujours été plus intéressé par les pays plus avancés que la France que par l’inverse, les pays du tiers-monde. C’est venu parce que j’étais élève au lycée international de Saint-Germain-en-Laye, et que j’y avais des amis néerlandais. Mon premier voyage autonome a donc été le tour des Pays-Bas en mobylette avec un copain hollandais. C’était un pays plus avancé, c’est là que j’ai vu mon premier four à micro-ondes, vers 1966. Ensuite j’ai fait le tour de Scandinavie en mobylette après le bac : Copenhague, Stockholm, Oslo… Je me suis passionné pour l’histoire de l’Allemagne, particulièrement depuis la Réforme. Ensuite cela a été sublimé par mon intérêt pour le Japon, qui en termes de modernité est un pays stupéfiant. Ce n’est donc pas tant les petits pays qui m’intéressent – bien que je sois très fier de pouvoir parler des spécificités du protestantisme danois au XIXe siècle ou de connaître la géographie politique interne de la Finlande – qu’en tant que Français, avoir été capable de m’intéresser aux pays les plus avancés, c’est-à-dire de m’être mis moi-même en situation de fragilité. Parce que bien entendu celui qui se pense, avec de grands et bons sentiments, défenseur des pays sous-développés, sans en être forcément conscient, se met en situation de supériorité ; c’est auto-gratifiant. C’est certes de l’altruisme, mais un altruisme qui vous met clairement vous-même du côté des dominants. Alors que s’intéresser à la Suède, aux Pays-Bas, à l’Allemagne, au Japon, c’est se mettre en situation d’être petit et respectueux.
Sur la question de la Scandinavie, Dorian Bianco, spécialiste du Danemark, dont le travail introduit vos études des structures familiales dans l’analyse du système économique et social danois, critique l’idée d’une persistance dans le Danemark actuel de la famille nucléaire absolue. Le système d’aides sociales danoises permettant une autonomie financière des étudiants vis-à-vis de leurs parents aurait peut-être permis de changer petit à petit les structures anthropologiques de la famille, en l’amenant vers davantage d’égalité en structurant la nature de la relation parent-enfant en affaiblissant voire en supprimant la transmission des biens matériels. Un montant unique généralisé d’allocation produirait des comportements égalitaires dans une société fortement individualiste, et tendrait à faire sortir le Danemark du groupe de la famille nucléaire absolue.
C’est une excellente question, mais qui tombe en fait un peu à plat. La famille nucléaire absolue ne peut jamais fonctionner sans l’appui de la collectivité. Dans une partie de mon dernier livre Où en sommes-nous ? – j’allais dire Où j’en suis ?, mais c’est pareil –, je m’interroge sur les origines de la famille nucléaire absolue, et j’explique très spécifiquement, à la suite de l’école de Cambridge28, qu’on ne l’a jamais vue avant le XVIIe siècle, ou la fin du XVIe, et que l’une des caractéristiques de l’Angleterre de l’époque, c’est une sécurité sociale précoce. Je note, reprenant toutes sortes d’études anglaises, que la famille nucléaire absolue anglaise n’a pu exister dans cette forme qu’à partir des lois élisabéthaines sur les pauvres29, et je donne le nombre de personnes de plus de 60 ans qui touchaient une pension de la collectivité locale, sans oublier l’assistance aux orphelins. La famille nucléaire absolue implique que le réseau de parenté flexible de la famille nucléaire indifférenciée – la forme naturelle pour homo sapiens – soit détruit. Mais elle présuppose aussi une organisation économique et un État qui se substitue à ce réseau de parenté flexible pour encadrer les familles nucléaires.
Le modèle danois a été très bien étudié par Cécile Van de Velde30, qui a comparé l’arrivée à l’âge adulte des jeunesses danoise, française, espagnole et anglaise, je crois. Je connais parfaitement les mécanismes institutionnels qui permettent la nucléarité absolue de la famille danoise. C’est grâce à l’État que la famille danoise peut rester nucléaire absolue car les enfants ont des allocations pour partir de chez eux, tout comme dans la famille anglaise du XVIIe siècle il y avait la pratique du sending-out des enfants comme domestiques sur une autre grande ferme. Actuellement, je note dans le livre que l’un des effets pervers du néo-libéralisme thatchéro-reaganien est d’affaiblir la famille nucléaire dans sa dimension absolue. Le repli de l’État ramène les jeunes chez eux ! Un phénomène qui ne se produit pas ou moins au Danemark et en France, où l’État continue d’assurer sa fonction.
En tant que famille nucléaire absolue, le type d’extrême-droite produit par le modèle danois devrait être de type libéral-isolationniste, si l’on suit votre modèle, comme on l’observe au Royaume-Uni ou en Norvège. Or, si le Danemark a suivi cette tendance jusque dans les années 1980, les dernières élections municipales montrent que les populistes danois sont devenus les défenseurs d’une sorte d’assimilation des immigrés, d’une forme de lepénisme social mélangé à un modèle assimilationniste proche du modèle français.
Je ne suis pas encore à jour sur les derniers développements danois. Mais, a priori, une identité nationale extrêmement forte, et même un peu xénophobe, n’est pas incompatible avec l’assimilationnisme.
Si l’on se prend au jeu de votre modèle de transposition possible du modèle anthropologique au modèle politique, que l’on fait une lecture du Brexit en termes de modèle familial, et que l’on constate qu’au Danemark c’est le même type de famille, est-ce que l’on peut se lancer dans une prophétie en annonçant que le prochain pays à sortir de l’UE sera le Danemark ?
Le Danemark est entré dans l’UE à cause des Anglais quand ils ont vu qu’ils étaient entrés. Les Danois ont négocié un statut particulier pour ne pas être envahis par les Allemands sur le plan immobilier, mais ils sont entrés parce qu’ils avaient besoin de continuer à exporter du porc en Angleterre. Le Danemark de l’époque était largement fondé sur une agriculture hyper-productive et efficace. Sa paysannerie était, au XIXe siècle, de gauche et libérale, très originale. Les Danois ne pouvaient pas se couper du marché britannique. Je me disais donc qu’ayant le même tempérament que les Anglais, les Danois seront tentés eux aussi de sortir de l’UE. Mais j’ai lu des choses récemment, trop brièvement, qui suggèrent que l’intégration à l’UE a mené à des phénomènes de restructuration économique et à une dépendance accrue du Danemark vis-à-vis de l’Union. Il faudrait l’étudier plus précisément, mais la situation économique est nouvelle et le Danemark ne peut pas se suicider, étant donné sa taille, en sortant de l’union commerciale. À ma connaissance, cela dit, contrairement à ce que croit Laurent Joffrin, le Danemark n’est pas dans l’euro.
On voit trop, de façon stratégique, des sorties de l’UE comme mues par ceux qui sortent. Il faut plutôt penser en termes de crise du système européen qui fait fuir les pays. Si les Danois voient à leur frontière sud l’Allemagne tourner mal politiquement, je pense qu’ils voudront sortir. Si l’Allemagne garde une certaine forme d’équilibre politique, ce que nous souhaitons tous, il est moins évident qu’ils cherchent à fuir. De même, la Catalogne fuit l’Espagne parce que l’Espagne semble ne plus exister ; et les Anglais sont en fuite d’un système mortifère. Le problème, ce n’est ni le Brexit ni la Catalogne, mais pourquoi est-ce qu’auparavant toutes les nations voulaient « entrer », et pourquoi à présent elles veulent « sortir ».
Croyez-vous à une reconfiguration en Europe du Nord autour du Conseil nordique ou du ‘Northern Group’ qui réunit onze États tout autour de la mer du Nord et de la Baltique ?31
Pour ce qui concerne les vrais pays scandinaves, le Danemark, la Suède et la Norvège, oui, peut-être. Mais la Finlande n’est pas un vrai pays scandinave. Pas simplement linguistiquement, mais aussi culturellement. C’est un pays assez violent en réalité, qui est dans la zone euro, qui pose le rapport à la Russie de façon différente…
Un rapport de plus en plus conflictuel d’ailleurs…
Le plus grand mystère est surtout la russophobie renaissante des Suédois32. Ce qui est vraiment très inquiétant dans ce monde unifié par Internet, c’est l’incapacité à se placer du point de vue de l’autre. On parlait tout à l’heure de l’incapacité à se figurer ce que sont les Anglais, leur rapport à la nation, la démocratie… ; l’incapacité à imaginer que les Anglais pourraient être sincèrement attachés au principe de la souveraineté du Parlement. Les Suédois ont historiquement des raisons d’être russophobes – ils n’ont toujours pas digéré la Grande guerre du Nord qui les a réduits au statut de nation naine, et puis la pollution radioactive de la Baltique est inquiétante –, mais tout de même… C’est un peuple d’un très grand réalisme stratégique, c’est le seul pays d’Europe en dehors du monde anglo-saxon capable de produire de la théorie économique – autrefois le théorème de Heckscher-Ohlin. Les Suédois sont des gens qui pensent tout seuls dans un monde mimétique. Et l’idée que les Suédois puissent faire comme si la Russie avait la moindre envie ou le moindre intérêt à les attaquer militairement me dépasse ! C’est un problème psychiatrique, car s’il y a une chose que les Russes comprennent, c’est qu’ils ont besoin d’avoir des voisins prospères qui les aident à se développer, et qu’ils n’ont aucun intérêt à envahir. Et les Suédois sont maintenant plus hystériques que les Finlandais.
Les Finlandais n’ont jamais aboli la conscription, les Suédois l’ont rétablie récemment.
Il y a peut-être chez eux un besoin intrinsèque de se sentir agressé. Psychologiquement, cela peut aider.
La Finlande pourrait peut-être bientôt entrer dans l’OTAN. Cela fait longtemps que nombre de dirigeants finlandais le souhaitent, contre l’avis de la population33, et que l’armée participe aux exercices et aux opérations militaires menés par l’OTAN sans en faire partie. Notamment, récemment – nous étions les seuls en France à en parler34 –, alors qu’il y avait, de l’autre côté de la Baltique, en Biélorussie, l’exercice militaire russe « Zapad 17 », dont les médias ont pour le coup beaucoup parlé, l’OTAN réalisait un exercice en miroir qui s’est déroulé précisément en Suède sur l’île de Gotland. Cette opération, « Aurora 17 », vit 1 000 Marines américains rejoindre d’autres troupes de pays européens autant otaniens que non (Finlande, Suède).
Je comprends que l’on puisse avoir peur des Russes, qui eux n’ont plus peur de rien depuis qu’ils ont les S-400. Mais on sait tellement quelles sont les ambitions et les craintes russes, la conscience qu’ils ont de leurs limites démographiques, que cette auto-agitation traduit une maladie interne des Scandinaves, qui finira d’ailleurs comme toutes les psychoses politiques par créer un risque qui n’existait pas au départ.
C’est donc que la Baltique est peut-être le miroir de ce qu’il va se passer dans les prochaines années de manière plus large géopolitiquement ?
Peut-être, il faut que je réfléchisse. Mais l’endroit qu’il faut regarder c’est l’Allemagne avant tout. Pour cela, nous devons tous être humbles, nationalement et devant l’histoire. Une fois que l’on a admis que l’Allemagne est redevenue économiquement maître sur le continent grâce à la servitude volontaire de la France… Mais l’Allemagne elle-même entre en crise, pour des raisons que je suis encore incapable de donner. J’ai ramassé des données sur le vote par CSP. Pour le moment, je ne vois pas. Sur le plan géopolitique en Europe, la situation est optimale pour les Allemands. Une attitude rationnelle et raisonnable devrait amener les Allemands à faire le minimum de concessions qui permettent de faire durer le plaisir. De même qu’ils ont accepté certains assouplissements de politique monétaire, ils devraient accepter une dose de transfert fiscal pour donner l’illusion que quelque chose se passe.
Mais le vrai génie de l’Allemagne, c’est malheureusement de se ficher en l’air quand elle a toutes les cartes en main. Cela fait longtemps qu’elle aurait dû dominer le continent. Si elle n’avait rien fait en 1914, elle aurait dominé le continent. De même, si elle n’avait rien fait en 1933, en 1939, elle aurait à nouveau dominé le continent. Si elle ne faisait rien maintenant, elle dominerait à nouveau le continent. Mais on n’a pas d’exemple historique d’une Allemagne qui tienne en place. Aujourd’hui, elle est vieille et cela devrait l’y inciter, mais précisément parce qu’elle est vieille elle accepte une grande quantité d’immigrés qui déséquilibrent le système et instaurent une certaine fébrilité. Honnêtement, je considère que sa politique économique est démesurée, et que contrôler économiquement un continent, avoir un excédent commercial de 8 % du PIB avec un trou pareil au bas de la pyramide des âges, qui oblige à prendre sans cesse quantités d’immigrés, c’est déraisonnable. Il y a déjà un élément d’hybris dans la politique économique allemande.
Le Japon, lui, accepte la diminution de sa population. Les Japonais acceptent de prendre un peu d’immigrés mais ça les ennuie ; ils n’ont plus envie d’être puissants, ils ne peuvent pas. Une amie japonaise m’explique que le premier souci des Japonais est de maintenir l’autonomie de leurs chaînes de production, de rester capables, mis à part l’énergie, de produire tout eux-mêmes. C’est un nationalisme défensif. C’est pour cela qu’ils gardent leurs centrales nucléaires : ils préfèrent risquer Fukushima que tomber dans la dépendance de la Chine – ce qui me paraît tout à fait honorable.
Il y a quelques années, lors d’un débat sur l’avenir du Japon (en anglais pour certains, en japonais pour la majorité) auquel je participais à Tokyo, un Allemand s’était levé de son siège, posé sur le devant de la scène à la Johnny et avait commencé à expliquer, après m’avoir entendu relayer cette idée d’un Japon renonçant à la puissance, qu’il n’était pas d’accord avec mon pessimisme, que le Japon avait un grand avenir devant lui si, comme l’Allemagne, il partait à la conquête économique du monde ! Alors je me suis dit qu’il fallait que je reprenne la parole, ce qui n’est pas facile parce que lorsque l’on est Français, sur le plan technologique on n’est pas forcément pris au sérieux au Japon… Le culturel, les parfums, les femmes françaises, oui, mais la haute technologie en dehors du nucléaire, non. Mais je me suis dépassé, et j’ai cité devant l’Allemand et l’assistance japonaise ce que m’avait dit un ami grand éditorialiste japonais, auquel je recommandais de suivre les exemple de la France et de l’Allemagne et de lâcher les États-Unis sur l’Irak : « Tu sais Emmanuel, la dernière fois que nous avons suivi les Allemands, ça ne nous a pas réussi ! ». Sur ces entrefaites, l’Allemand s’est décomposé, il a repris la parole, et pour rétablir le lien avec l’audience qui était tétanisée, il est passé de l’anglais au japonais. Je soupçonne que l’un des principes non-dits de la conscience de l’histoire et de la stratégie des Japonais est de ne plus jamais faire comme les Allemands.
Le Japon partage-t-il en tout point le système familial de l’Allemagne ?
Oui, avec une nuance qui était autrefois la capacité de fermeture par un certain nombre de mariages entre cousins. Mais sans ce côté un peu plus endogame, c’est structurellement identique. Et les Japonais eux-mêmes sentent très bien qu’ils ont quelque chose en commun avec les Allemands, bien qu’ils le reçoivent maintenant comme une menace pour eux-mêmes.
Pour revenir à l’un des « petits pays », actuellement du moins, qui vous intéressent, quelles sont les structures familiales du Portugal, et notamment de la région d’origine de José Manuel Barroso ? Peut-on jouer à faire le lien entre la structure familiale dominante de sa région d’origine et son idéologie ?
Il y a trois zones. Salazar, c’était le Nord catholique : famille souche sur la côte, famille nucléaire et égalitaire à l’intérieur mais avec une forte imprégnation catholique ; c’est le cœur de la réaction et du pouvoir de Salazar. Le centre autour de Lisbonne est plutôt nucléaire égalitaire et laïque. Le Sud est un peu mystérieux, c’est la zone qui votait communiste très fortement, mais qui dans les recensements apparaissait nucléaire plutôt que communautaire. L’une des particularités du Portugal reste le matriarcat : mais on n’a plus tellement le droit de parler librement sur les questions de « genre » comme il faut dire maintenant. J’ai quand même le sentiment vague que le matriarcat a un peu tendance à être associé à des formes politiques autoritaires. Un monde matriarcal serait-il un univers d’hommes qui ont inconsciemment peur de leur maman et acceptent un haut niveau d’autorité ? Dans les monographies locales, on voit très bien la prédominance maternelle au Portugal. J’en avais parlé avec des psychiatres de Saint-Étienne il y a longtemps, qui voient pas mal de cas d’inceste père-fille dans des familles portugaises, cas qui ne résultent pas d’un vice particulier mais, selon ces psychiatres, de ce que dans ces familles les hommes sont infantilisés et ramenés au niveau généalogique de leurs filles. Les régions à tendance matriarcale font souvent apparaître des modèles autoritaires, communistes ou autres, qui semblent ne pas avoir grand-chose à voir avec la structure des ménages. Encore des recherches inachevées… Je pense qu’elles le resteront. Après avoir été accusé de menacer la liberté humaine par mon hypothèse d’une détermination des idéologies par les structures familiales, après avoir été accusé d’islamophilie et de germanophobie, j’ai trop peur de finir accusé de misogynie. Ce serait le comble, après avoir montré qu’un statut raisonnablement élevé des femmes était la condition d’un décollage culturel précoce !— Emmanuel Todd, mille mercis
[1] Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Le Seuil, 2017.
[2] Anil Seal, Fellow de Trinity College, est un spécialiste de l’histoire indienne. Il était alors Tutor for Advanced Students à Trinity College, c’est-à-dire responsable de l’accueil et du bon déroulement de la scolarité des étudiants de master et de doctorat.
[3] La Knox scholarship est une bourse d’études permettant à un étudiant français par an en moyenne de venir effectuer un master, un doctorat ou un séjour de recherche à Trinity College, en prenant en charge tous ses frais de scolarité et en lui versant une allocation lui permettant de vivre confortablement sur place.
[4] Yves Blayo, « La mobilité dans un village de la Brie vers le milieu du XIXe siècle », Population, 25/3, 1970, p. 573-605.
[5] Peterhouse est le plus ancien collège de l’université de Cambridge, l’un des plus riches et l’un des plus traditionnels.
[6] Tony Wrigley, Roger Schofield, The Population History of England, 1541-1871 : a Reconstruction, Londres, 1981.
[7] Alan Macfarlane, Witchcraft in Tudor and Stuart England : a regional and comparative study, Londres, Routledge, 1970.
[8] Voir Lutz Berkner, « The Use and Misuse of Census Data for the Historical Analysis of Family Structure », Journal of Interdisciplinary History, 5, 1975, p. 721-738 ; Id., « Inheritance, Land Tenure and Peasant Family Structure : a German Regional Comparison », in Jack Goody, Joan Thirsk, E.P. Thompson (dir.), Family and Inheritance : Rural Society in Western Europe, 1200-1800, Cambridge University Press, 1976, p. 71-95.
[9] La thèse de doctorat d’Emmanuel Todd est librement consultable en ligne : E. Todd, Seven peasant communities in pre-industrial Europe. A comparative study of French, Italian and Swedish rural parishes, 18th and 19th centuries, thèse soutenue à l’université de Cambridge le 29 juillet 1976.
[10] E. Todd, L’invention de l’Europe, Paris, Le Seuil, 1990, 2e éd. 1996, p. 15.
[11] Peter Laslett, The World We Have Lost : England before the industrial age, Londres, Methuen, 1965 ; Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism, Oxford, Blackwell, 1978.
[12] Après plusieurs lois limitées, essentiellement dans la seconde moitié du XVIe siècle, une Poor Law plus générale est promulguée par Élisabeth Ire en 1601. Elle est abrogée en 1834.
[13] Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF, 2008.
[14] Voir Elisabeth Braw, « Europe’s Northern Group », World Affairs, 11 juin 2015, accéder à l’article.
[15] La Suède a rétabli la conscription obligatoire à l’été 2017, après l’avoir supprimée en 2010, et participe activement à des activités militaires visant en creux la Russie, en s’associant à des exercices de l’OTAN et en les accueillant sur son propre territoire.
[16] L’ancien Premier ministre finlandais, le conservateur Alexander Stubb (juin 2014-mai 2015) n’a jamais fait mystère de ses positions pro-OTAN. Le Premier ministre actuel, le centriste Juha Sipilä, a quant à lui annoncé le 31 mai 2017 que « la Finlande est un État non-aligné militairement engagé dans un partenariat pragmatique avec l’OTAN et qui maintient ouverte la possibilité de demander l’adhésion à l’OTAN » ; 59 % des Finlandais y demeuraient cela dit opposés en novembre 2017.
[17] Opération « Aurora 17 » en miroir du « Zapad 17 », voir nos Lettres hebdomadaires nos 34, 36 et 43. Réception sur abonnement gratuit. Lire la Lettre no 34 ici.
[18]
Propos recueillis par Pierre Salvadori,
aidé dans l’édition par Dorian Bianco.
[1] Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Le Seuil, 2017.
[2] Alain Finkielkraut sur Emmanuel Todd dans L’esprit de l’escalier sur France culture, le 3 mai 2015, à partir de 7’30’’ : « Emmanuel Todd est ingénieur de recherche à l’INED. J’adore cette expression. Il faudrait Philippe Muray pour commenter chacun de ces termes. Ce statut d’ingénieur de recherche l’autorise à dire : “À la suite des travaux de Durkheim sur le suicide et ceux de Max Weber, mon but est de faire comprendre aux gens les valeurs profondes qui les font agir et qui ne sont pas celles qu’ils imaginent.” C’est extraordinaire ! […] En lisant cette phrase, j’ai pensé au chapitre que, dans la Cité de l’homme, Pierre Manent consacre au point de vue sociologique : “Pour que la sociologie soit possible, il faut que la raison soit chassée des actions humaines réelles et concentrées dans le regard du spectateur savant. Ainsi a été déchiré le tissu de l’implicite délibération commune qui rattache tout homme aux hommes qu’il veut comprendre. Tandis que l’orgueilleux philosophe est supérieur aux autres hommes, le modeste sociologue est supérieur à l’humanité même de l’homme.” », citant Pierre Manent, La Cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994, p. 108.
[3] Emmanuel Todd, La chute finale : essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Paris, 1976.
[4] Après avoir fait sa thèse à Trinity College, l’un des piliers du système universitaire anglais, David Todd a été Research Fellow au collège voisin, Trinity Hall, et est aujourd’hui Senior Lecturer in World History à King’s College London.
[5] E. Todd, La chute finale, op. cit.
[6] Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism : The Family, Property and Social Transition, Oxford, Blackwell, 1978.
[7] E. Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Le Seuil, 2015.
[8] E. Todd, L’origine des systèmes familiaux, t. I, L’Eurasie, Paris, Gallimard, 2011, t. II, L’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, en cours de rédaction.
[9] E. Todd, L’invention de l’Europe, Paris, Le Seuil, 1990, 2e éd. 1996.
[10] Voir l’article d’Arrêt sur images.
[11] E. Todd, L’invention de l’Europe, op. cit., p. 10-11.
[12] John Donne, « Meditation XVII », Devotions Upon Emergent Occasions, 1624.
[13] https://legrandcontinent.eu/qui-sommes-nous/.
[14] E. Todd, L’invention de l’Europe, loc. cit.
[15] L’émission politique, France 2, 28 septembre 2017, visionner en ligne.
[16] Adam Ferguson, An Essay on the History of Civil Society, Dublin, 1767.
[17] François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980 ; Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989 ; Nicole Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Le Seuil, 1996.
[18] Tommaso Padoa-Schioppa, « Les enseignements de l’aventure européenne », Commentaire, vol. 22, n° 87, automne 1999, p. 575-584, accéder à l’article : « Œuvre inachevée sur le plan institutionnel aussi, car l’Union européenne – dont les instances constituent pourtant un système constitutionnel doté de tous ses organes (un exécutif, un Parlement élu, une “Chambre des États” et une Cour de justice) – n’applique pas encore intégralement les principes fondamentaux qui constituent le patrimoine de la culture politique occidentale : prise de décision à la majorité, ancrage de l’exécutif et du législatif au vote populaire, équilibre des pouvoirs. Tout citoyen européen considérerait inadmissible que, dans son pays, on puisse – comme cela est encore possible dans l’Union européenne légiférer contre la volonté du Parlement, ou qu’une minorité, voire le plus petit État membre, puisse empêcher, par son vote, des décisions respectant pourtant ses droits fondamentaux. Pendant de nombreuses années, les avancées de l’Europe ont été favorisées par ce despotisme éclairé et cette démocratie limitée. Des décisions plus audacieuses, plus rapides, souvent déformées par les ressorts ordinaires de la politique (le filtre des partis, les compromis), justifiaient peut-être un inachèvement constitutionnel ; cela était toujours préférable au fer et au sang avec lesquels Napoléon et Hitler avaient cherché à unir l’Europe, ou avec lesquels se sont formés les États modernes durant les siècles passés. Maintenant, cet inachèvement est devenu un frein. » (p. 578)
Sources
- Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Le Seuil, 2017.
- Alain Finkielkraut sur Emmanuel Todd dans L’esprit de l’escalier sur France culture, le 3 mai 2015, à partir de 7’30’’ : « Emmanuel Todd est ingénieur de recherche à l’INED. J’adore cette expression. Il faudrait Philippe Muray pour commenter chacun de ces termes. Ce statut d’ingénieur de recherche l’autorise à dire : “À la suite des travaux de Durkheim sur le suicide et ceux de Max Weber, mon but est de faire comprendre aux gens les valeurs profondes qui les font agir et qui ne sont pas celles qu’ils imaginent.” C’est extraordinaire ! […] En lisant cette phrase, j’ai pensé au chapitre que, dans la Cité de l’homme, Pierre Manent consacre au point de vue sociologique : “Pour que la sociologie soit possible, il faut que la raison soit chassée des actions humaines réelles et concentrées dans le regard du spectateur savant. Ainsi a été déchiré le tissu de l’implicite délibération commune qui rattache tout homme aux hommes qu’il veut comprendre. Tandis que l’orgueilleux philosophe est supérieur aux autres hommes, le modeste sociologue est supérieur à l’humanité même de l’homme.” », citant Pierre Manent, La Cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994, p. 108.
- Emmanuel Todd, La chute finale : essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Paris, 1976.
- Après avoir fait sa thèse à Trinity College, l’un des piliers du système universitaire anglais, David Todd a été Research Fellow au collège voisin, Trinity Hall, et est aujourd’hui Senior Lecturer in World History à King’s College London.
- E. Todd, La chute finale, op. cit.
- Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism : The Family, Property and Social Transition, Oxford, Blackwell, 1978.
- E. Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Le Seuil, 2015.
- E. Todd, L’origine des systèmes familiaux, t. I, L’Eurasie, Paris, Gallimard, 2011, t. II, L’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, en cours de rédaction.
- E. Todd, L’invention de l’Europe, Paris, Le Seuil, 1990, 2e éd. 1996.
- Voir l’article d’Arrêt sur images.
- E. Todd, L’invention de l’Europe, op. cit., p. 10-11.
- John Donne, « Meditation XVII », Devotions Upon Emergent Occasions, 1624.
- https://legrandcontinent.eu/qui-sommes-nous/.
- E. Todd, L’invention de l’Europe, loc. cit.
- L’émission politique, France 2, 28 septembre 2017, visionner en ligne.
- Adam Ferguson, An Essay on the History of Civil Society, Dublin, 1767.
- François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980 ; Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989 ; Nicole Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Le Seuil, 1996.
- Tommaso Padoa-Schioppa, « Les enseignements de l’aventure européenne », Commentaire, vol. 22, n° 87, automne 1999, p. 575-584, accéder à l’article : « Œuvre inachevée sur le plan institutionnel aussi, car l’Union européenne – dont les instances constituent pourtant un système constitutionnel doté de tous ses organes (un exécutif, un Parlement élu, une “Chambre des États” et une Cour de justice) – n’applique pas encore intégralement les principes fondamentaux qui constituent le patrimoine de la culture politique occidentale : prise de décision à la majorité, ancrage de l’exécutif et du législatif au vote populaire, équilibre des pouvoirs. Tout citoyen européen considérerait inadmissible que, dans son pays, on puisse – comme cela est encore possible dans l’Union européenne légiférer contre la volonté du Parlement, ou qu’une minorité, voire le plus petit État membre, puisse empêcher, par son vote, des décisions respectant pourtant ses droits fondamentaux. Pendant de nombreuses années, les avancées de l’Europe ont été favorisées par ce despotisme éclairé et cette démocratie limitée. Des décisions plus audacieuses, plus rapides, souvent déformées par les ressorts ordinaires de la politique (le filtre des partis, les compromis), justifiaient peut-être un inachèvement constitutionnel ; cela était toujours préférable au fer et au sang avec lesquels Napoléon et Hitler avaient cherché à unir l’Europe, ou avec lesquels se sont formés les États modernes durant les siècles passés. Maintenant, cet inachèvement est devenu un frein. » (p. 578)
- Anil Seal, Fellow de Trinity College, est un spécialiste de l’histoire indienne. Il était alors Tutor for Advanced Students à Trinity College, c’est-à-dire responsable de l’accueil et du bon déroulement de la scolarité des étudiants de master et de doctorat.
- La Knox scholarship est une bourse d’études permettant à un étudiant français par an en moyenne de venir effectuer un master, un doctorat ou un séjour de recherche à Trinity College, en prenant en charge tous ses frais de scolarité et en lui versant une allocation lui permettant de vivre confortablement sur place.
- Yves Blayo, « La mobilité dans un village de la Brie vers le milieu du XIXe siècle », Population, 25/3, 1970, p. 573-605.
- Peterhouse est le plus ancien collège de l’université de Cambridge, l’un des plus riches et l’un des plus traditionnels.
- Tony Wrigley, Roger Schofield, The Population History of England, 1541-1871 : a Reconstruction, Londres, 1981.
- Alan Macfarlane, Witchcraft in Tudor and Stuart England : a regional and comparative study, Londres, Routledge, 1970.
- Voir Lutz Berkner, « The Use and Misuse of Census Data for the Historical Analysis of Family Structure », Journal of Interdisciplinary History, 5, 1975, p. 721-738 ; Id., « Inheritance, Land Tenure and Peasant Family Structure : a German Regional Comparison », in Jack Goody, Joan Thirsk, E.P. Thompson (dir.), Family and Inheritance : Rural Society in Western Europe, 1200-1800, Cambridge University Press, 1976, p. 71-95.
- La thèse de doctorat d’Emmanuel Todd est librement consultable en ligne : E. Todd, Seven peasant communities in pre-industrial Europe. A comparative study of French, Italian and Swedish rural parishes, 18th and 19th centuries, thèse soutenue à l’université de Cambridge le 29 juillet 1976.
- E. Todd, L’invention de l’Europe, Paris, Le Seuil, 1990, 2e éd. 1996, p. 15.
- Peter Laslett, The World We Have Lost : England before the industrial age, Londres, Methuen, 1965 ; Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism, Oxford, Blackwell, 1978.
- Après plusieurs lois limitées, essentiellement dans la seconde moitié du XVIe siècle, une Poor Law plus générale est promulguée par Élisabeth Ire en 1601. Elle est abrogée en 1834.
- Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF, 2008.
- Voir Elisabeth Braw, « Europe’s Northern Group », World Affairs, 11 juin 2015, accéder à l’article.
- La Suède a rétabli la conscription obligatoire à l’été 2017, après l’avoir supprimée en 2010, et participe activement à des activités militaires visant en creux la Russie, en s’associant à des exercices de l’OTAN et en les accueillant sur son propre territoire.
- L’ancien Premier ministre finlandais, le conservateur Alexander Stubb (juin 2014-mai 2015) n’a jamais fait mystère de ses positions pro-OTAN. Le Premier ministre actuel, le centriste Juha Sipilä, a quant à lui annoncé le 31 mai 2017 que « la Finlande est un État non-aligné militairement engagé dans un partenariat pragmatique avec l’OTAN et qui maintient ouverte la possibilité de demander l’adhésion à l’OTAN » ; 59 % des Finlandais y demeuraient cela dit opposés en novembre 2017.
- Opération « Aurora 17 » en miroir du « Zapad 17 », voir nos Lettres hebdomadaires nos 34, 36 et 43. Réception sur abonnement gratuit. Lire la Lettre no 34 ici.