Climatologue, membre de l’Académie des sciences et directeur de recherches au CNRS, Hervé le Treut est surtout directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace où il dirige le laboratoire de météorologie dynamique. Dans ce cadre, il contribue de longue date aux travaux du GIEC et a eu à cœur, à travers ses livres, de rendre les questions climatiques accessibles au grand public. Nous avons eu la chance de le rencontrer pour l’interroger sur l’articulation difficile entre communication scientifique et décision politique, ainsi que sur l’impact du changement climatique sur le continent européen.
Vous avez participé à la rédaction de plusieurs rapports du GIEC. Quelle vision avez-vous de cet organisme aujourd’hui ? En particulier, que pensez-vous de l’impact de ses rapport successifs sur les décisions politiques en Europe et dans le monde ?
Je pense que sans le GIEC, la problématique du changement climatique aurait été très difficile à faire venir au niveau des politiques publiques. Il faut comprendre que c’est un sujet assez difficile. Le GIEC a mis de l’ordre non seulement dans l’articulation entre la science et le monde de la décision mais aussi dans la science elle même. Ces exercices de synthèse réguliers ont obligé à mettre de l’ordre, à hiérarchiser, à classer dans des sujets pour lesquels la production d’articles est considérable. Cela a donné une assise à ce corps de connaissances et a obligé à définir des consensus. Ces rapports ont de plus une visibilité que n’ont pas les programmes de recherche. Cela a été une aide considérable ensuite, au moment d’affronter des lobbys, des désinformations. Il y avait une base de connaissance extrêmement forte, ancrée et c’est pourquoi le GIEC a résisté à toutes sortes de manœuvres de déstabilisation.
Par ailleurs, le GIEC a une autre force qui réside dans sa conception même. Au départ le premier rapport a été demandé par un gouvernement américain, le gouvernement Reagan en l’occurrence. Vous savez, on demande souvent un rapport quand on n’a pas envie de prendre des décisions. Cette demande venait après les premiers constats scientifiques, le rapport Charney en 1979 par exemple, et c’est parce que la communauté scientifique avait anticipé cette demande que cela s’est passé différemment. Les gens qui ont imaginé le GIEC ont mis au point un processus extrêmement subtil : les scientifiques sont là en tant que personnes, signent en leur nom et ont la responsabilité de ce qu’ils signent. Et il y a également des experts nommés par les gouvernements, qui ont aussi une responsabilité. Le rapport est écrit sous une demande gouvernementale. Les scientifiques rédigent et la validation se fait avec un mélange entre auteurs et experts gouvernementaux pendant une réunion où le texte est déroulé 10 lignes par 10 lignes et à la fin il faut qu’il y ait un consensus. De part et d’autre il y a un contrôle du texte. L’indépendance est conservé pour les auteurs et les experts gouvernementaux sont supposés être d’accord avec ce qui est écrit. Cela aurait pu générer des textes langues de bois mais cela n’a pas été le cas. La profondeur des rapport va au delà d’une somme d’article. Je crois que cela a été une idée remarquable.
Mais le GIEC a une limite : comme il est basé sur le consensus, lorsqu’il va falloir dire à des pays : vous vous moquez du monde, vous faites trop peu par rapport à ce que vous avez promis, le GIEC ne saura pas faire. On a besoin d’autres formes d’expertises que celle du GIEC, par exemple à un niveau national. Ce qu’a fait le GIEC a vraiment été remarquable, sans le GIEC les débats se seraient embourbés.
Donald Trump a annoncé récemment qu’il retirait les États-Unis, l’un des plus gros émetteurs mondiaux de gaz à effet de serre, des accords de Paris malgré une unanimité scientifique sur la cause anthropique du changement climatique. Que pensez-vous de cette décision ? Est-ce un échec de la communication entre le monde scientifique et les citoyens ?
Je pense qu’il y a deux choses : la personnalité de Trump, très inattendue à tout point de vue. Moi, ce qui me préoccupe, c’est plutôt le lien avec la société : il y a des gens qui ont voté pour Trump. Je sens, parce que je fais souvent des exposés sur le changement climatique, que l’on, et je m’inclus dans ce on, n’a pas bien réalisé que le discours sur le changement climatique pouvait être anxiogène pour un certain nombre de gens. Par exemple : on dit aux gens que les Chinois font une centrale à charbon par semaine, que c’est ennuyeux, que ça émet beaucoup de gaz à effet de serre et donc qu’il faudrait qu’ils prennent plus leur vélo. Il y a une sorte de distanciation entre les maux dont on les menace et les remèdes qui sont à leur portée qui crée de l’angoisse. Cette angoisse est associée au mot de transition. Les gens se disent : on va peut-être créer des emplois pour les autres mais moi je vais perdre mon emploi.
Cela s’est fait petit à petit mais on n’a pas assez réfléchi dans les dernières années. On est trop avancé aujourd’hui dans le changement climatique : les modèles disent que pour rester sous les 2 degrés il faudrait avant la fin du siècle avoir supprimé tous les gaz à effet de serre et toutes les émissions. On a déjà trop émis, on ne peut plus se permettre d’émettre encore. On a 20 ans pour arrêter complètement. Cela veut dire avoir fait des diminutions drastiques : le GIEC donne des chiffres de 40 à 70 % d’ici 2050, ce qui est considérable à l’échelle de la planète. Et cette fourchette est une fourchette de risque. On est trop avancé pour que le sujet puisse être traité uniquement par des injonctions venant de la communauté scientifique, cela doit être partagé par la société et va demander des formes de compromis. Il faut mettre en relation le risque climatique et les risques sociaux. Réduire à rien les émissions de gaz à effet de serre dans les temps impartis cela implique des taux de changements économiques à 2 chiffres qui ne se sont jamais vus au niveau mondial, ce sont des choses brutales. L’impact social, sûrement, et l’impact économique, certainement, seront énormes. Et il faut le faire avec des contraintes. Les biocarburants de première génération par exemple cela ne va pas : cela agit contre la biodiversité, que l’on veut probablement protéger en premier.
Tout cela a fait que c’est quelque chose de large qui doit être accepté et débattu largement et qu’il faut éviter de voir sous un angle catastrophiste pour pouvoir agir. Aujourd’hui on a plutôt des injonctions qui stressent les gens. Je vois les journaux qui disent il faut agir. Oui bien sûr, mais il faut faire quoi ? On n’est même pas d’accord entre la France et l’Allemagne. Il y a un passage de l’alerte à l’action qui ne se fait pas très bien parce que l’on est une société Twitter dans laquelle on raisonne sur 140 caractères, ce qui est un peu court pour envisager la complexité de ces problèmes.
Pourquoi cet objectif de 2°C est-il si important ?
En fait la limite des 2 degrés n’est pas un seuil, c’est un objectif qui est venu de Bruxelles essentiellement. Il fallait un objectif chiffré. Celui-la est raisonnable. On est actuellement à 1 degré. On a déjà des changements, ça commence. On a des modèles qui vont jusqu’à 5 degrés si on ne fait rien. La réflexion première qui fixait des objectifs s’est au fil du temps transformée en seuil. Il y a des études qui montrent que plus il fait chaud plus il y a des impacts et que cela n’est pas complètement linéaire. Mais il n’y a pas vraiment d’effet de seuil ou en tout cas il n’y a pas qu’un seuil. La transformation de cette valeur en un seuil est un peu problématique parce que les modèles montrent que la transformation est plus grave à 1 degré qu’à 0,5, à 1,5 qu’à 1, à 2 qu’à 1,5… Il y a une progression avec par moment des accélérations que l’on ne peut pas définir parfaitement. Je prends souvent l’analogie des 50 km/h en ville : c’est raisonnable mais c’est un peu arbitraire.
Ce seuil des 2 degrés, c’est une déformation opérée au fil du temps. En gros ce qu’il se passe physiquement c’est qu’on sort d’un équilibre du système climatique pendant l’holocène – des niveaux de CO2 constants, des températures un peu moins constantes mais qui sont restées confinées dans une fourchette de 0,4 degrés – pour une situation où brusquement tout change. Mathématiquement on sait traiter la sortie de l’équilibre mais plus on sort de l’équilibre plus il est difficile de prédire. Quand on dit que les changements seront maîtrisables en dessous de 2 degrés, le mot est impropre : c’est maîtriser intellectuellement puisque maîtriser physiquement on ne saura pas faire dans tous les cas. Donc le langage modifie un peu les choses. Je me suis rendu compte que c’était ennuyeux quand j’ai entendu des élus dans certaines métropoles régionales dire que de toute façon l’adaptation au changement climatique ne servait à rien : soit on est en dessous des 2 degrés et il n’y aura aucun problème, soit on est au dessus et ce sera tellement grave qu’il n’ y aura aucun problème non plus car on ne pourra pas s’adapter. Ça c’est dangereux parce qu’on a énormément besoin de s’adapter
Dans votre ouvrage Nouveau climat sur la Terre (2009), vous insistez sur les incertitudes qui pèsent sur les conséquences exactes des changements climatiques ainsi que sur le fait que toutes les régions du monde ne sont pas égales face à ces changements. Est-il possible aujourd’hui de donner un aperçu des changements climatiques qui affecteront le continent européen dans les années à venir ? Quelles sont les régions européennes les plus susceptibles de subir les effets négatifs du changement climatique ?
On a appris pas mal de choses depuis 2009. A titre personnel j’ai appris qu’il ne faut pas parler d’incertitudes mais de risques. En termes scientifiques le mot est exact : on a un résultat et il est affecté par des incertitudes. Mais le grand public comprend ça assez mal : pour lui, les incertitudes, c’est quand on ne sait pas. Il y a des incertitudes qui mesurent la portée du risque parce que l’on est face à une planète dont une partie de l’évolution est imprévisible pour des raisons presque épistémologiques : la nature partiellement chaotique des évolutions qui vont venir.
A titre personnel, pour répondre plus spécifiquement à votre question, j’ai été sollicité par la région Aquitaine pour coordonner un rapport sur le changement climatique dans ce qui est ma région d’origine. On a essayé de faire un GIEC aquitain même si on ne l’a pas appelé comme ça. Ce qui m’a frappé sur l’Aquitaine c’est que les dangers sont importants, même si moins vitaux que ceux qui toucheront des régions comme l’ouest africain, le Pakistan… Des régions où on s’attend à ce qu’il puisse y avoir 50 degrés, qu’elles deviennent inhabitables à cause de la sécheresse. Choses que l’on n’a pas en Europe. On a quand même des zones sensibles, par exemple les zones littorales affectées par le relèvement du niveau de la mer, l’érosion via le vent et les courants.
On a un problème de gestion de l’eau. Les cycles de l’eau sont perturbés. Il y a des effets de système, les bassins d’alimentation sont perturbés parce que l’arrivée d’eau via les montagnes est perturbée, la neige fond plus tôt par exemple et les rivières sont asséchées en été. On se rend compte petit à petit que les dérèglements qui se mettent en place ont un effet systémique. L’importance que cela a dans nos régions renvoie à quelque chose d’essentiel : des problèmes de conflits entre personnes. Cela va créer des injustices. Nos modèles agricoles, viticoles seront perturbés par exemple. Le changement climatique est un vecteur de nécessités nouvelles qui sont des dangers parce que les changements seront très rapides.
Dans ce même ouvrage, vous montrez que des mesures urgentes doivent être mises en place. Selon vous, quelle échelle est la plus pertinente pour mettre en place des politiques de lutte contre le changement climatique ? Locale, nationale, continentale, mondiale ?
Il faut bien réfléchir à la gouvernance. Il faut diminuer les émissions de gaz à effet de serre, ce qui relève de politiques nationales et internationales et il est assez difficile de les concevoir dans un cadre régional. Par exemple sur l’Aquitaine, il y a une chose qui est frappante quand on pense au taux d’auto-pollution de cette région : 0,15 % des gaz à effet de serre au dessus de cette région sont produits par les Aquitains. C’est assez difficile à ce niveau là de motiver des politiques d’atténuation.
Par contre je crois que les régions et les territoires en général sont le bon niveau pour avoir un regard citoyen sur les problèmes, les évolutions, les changements. Au niveau d’une région, on peut mettre en accord les politiques d’adaptation qui sont nécessaires avec les politiques d’atténuation. Dans des régions, privilégier les mesures d’atténuation qui vont dans le sens des ressources que l’on a régionalement. Cela se marque par des choix qui sont constants. En Aquitaine une centrale solaire a été installée à un endroit où la forêt avait été déforestée par la tempête. Est-ce que c’est bien ? En tout cas cela prête à débat et je pense que pour tout ces problèmes-là l’échelle des territoires est la bonne échelle pour décider. Parce que les choix sont concrets, ils ont une vertu pédagogique, ils impliquent les gens. C’est un lieu intéressant pour générer une prise de conscience qui est assez mal partagée sur ces sujets.
Que pensez-vous des difficultés rencontrées par l’Allemagne, première économie européenne, à respecter ses engagements en termes d’émissions de gaz à effet de serre ? La sortie du nucléaire était-elle irrationnelle du point de vue du changement climatique ?
C’est un sujet délicat, et je ne peux m’exprimer qu’à titre personnel. J’ai été nommé au Conseil d’Administration du CEA par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et la Recherche, j’ai accepté cette nomination, et je ne suis pas « anti-nucléaire », même si je pense que le nucléaire pose des problèmes, en particulier dans les pays où l’appareil d’État est fragile, qui sont en conflit, ou en risque de conflit. Surtout je pense que quand on regarde l’équation aujourd’hui, on a 80 % de l’énergie à l’échelle de la planète qui est produite par la combustion des énergies fossiles. Les énergies renouvelables aujourd’hui sont de l’ordre de 1 % et le nucléaire est en-dessous de 10 %. Donc ce qu’il faut, c’est avoir une solution qui occupe les 80 % ! Curieusement, comme le prix du pétrole est bas, comme c’est lui qui fixe le marqueur de ce qui est possible comme développement technologique, là où il ne devrait pas y avoir de concurrence entre nucléaire et énergie renouvelables, il y a une certaine concurrence parce que le mécanisme des prix bas du pétrole fait se battrent entre elles les énergies alternatives.
Je crois qu’aujourd’hui le problème n’est pas tant de réduire le nucléaire à tout prix. Je ne pense pas que le nucléaire peut prendre la place des énergies fossiles. On n’arrive pas trop à imaginer un monde avec 80 % d’énergie nucléaire, ne serait-ce que parce que cela poserait des problèmes qui ne me paraissent pas gérables aujourd’hui. A court terme ce qu’a fait l’Allemagne est problématique surtout pour l’ordre dans laquelle elle a fait ça : on réduit tout de suite le nucléaire donc on utilise tout de suite du charbon. Ce qu’elle a fait de bien malgré tout c’est son implication majeure dans les énergies renouvelables, ce que ne fait pas la France.
Le marché européen des permis carbone (EU Emission Trading Scheme), initié en 2005, est actuellement dans sa troisième phase. Malgré le bas prix du carbone sur ce marché, peut-on considérer que cette initiative européenne est efficace dans la lutte contre le réchauffement climatique ? L’échelle continentale est elle pertinente pour un tel marché ?
Deux choses : premièrement je crois à l’échelle européenne pour beaucoup de raisons qui n’ont pas de lien direct avec le changement climatique. Donc la création d’un marché du carbone à un niveau européen me paraît pertinente, indépendamment de toute analyse climatique. Ensuite, je crois que le prix faible sur ce marché carbone le rend plutôt inutile, le laisse dans un mode exploratoire. Mais si l’on va au-delà du domaine de l’Europe, j’ai du mal à croire à un prix du carbone unique avec les économies et les problèmes aussi divers rencontrés par les États nationaux. Je ne sais pas si on aura un marché mondial unique. J’ai du mal à croire à ça. C’est une solution qui ignore un peu trop la diversité du monde pour fonctionner comme il faut. Le signal pris n’a pas une valeur universelle : quand on l’analyse par ce qu’il représente physiquement on simplifie à l’extrême. Gérer sous un même système de prix le CO2 et le méthane, ou encore des actions en direction de certaines formes d’agriculture, n’est pas neutre. Ce signal-prix est nécessairement confiné à des environnements où les problèmes se posent en des termes similaires. Je pense que le signal prix est indispensable mais qu’il faut des prix plutôt qu’un prix.
Les travaux de T. Piketty et L. Chancel (2014) ont souligné que l’Europe émet considérablement plus lorsqu’on prend en compte non pas la production mais la consommation ; que peut faire l’Europe pour réduire les émissions liées aux produits importés ?
Ne pas délocaliser ses industries ! La première des choses est de faire un diagnostic précis de cette situation. Je crois que ça devrait être pris en compte beaucoup plus que ça ne l’est aujourd’hui. On observe actuellement une stabilisation des émissions des pays européens, si on réintègre tout ça ce sera plutôt une ré-augmentation. C’est un petit peu un jeu de passe-passe, notamment avec la Chine. Mais je juge plutôt en tant que citoyen, ce n’est pas mon domaine de compétence.
Si vous aviez des mesures à proposer à la Commission européenne pour les 10 ans à venir, quelles seraient-elles ?
Je peux réagir en tant qu’universitaire et enseignant : je pense que l’éducation du plus grand nombre est un facteur essentiel. On a une communication sur ces problèmes qui est surtout confinée à un registre un peu anxiogène, même si l’éducation qui se fait dans les écoles apporte un regard différent. Mais il y a encore beaucoup à faire. Si l’on veut avancer il faut un processus éducatif qui doit être basé sur des éléments de compréhension. C’est très difficile de savoir aujourd’hui ce qui, dans ce qu’apprend un enfant, lui sera nécessaire pour affronter des questionnements dans 20 ans. On doit avoir une éducation basée sur la compréhension de fond de ce qu’il se passe.
Le projet « La Main à la Pâte » géré par une fondation portée par l’Académie des Sciences et les Écoles Normales Supérieurs est un exemple d’éducation scientifique citoyenne qui vient compléter le travail de l’Éducation Nationale. Son responsable, Pierre Lena, cherche à le décliner sous une forme dédiée à l’étude du climat, en s’appuyant sur l’IPSL en France et le Pik en Allemagne, et en s’ouvrant aux pays du Sud. Je pense que ce genre de projet peut avoir un rôle majeur. Mon réflexe de chercheur universitaire me pousse vers ce type de solutions. Mais il faut bien sûr aussi penser aux infrastructures de transport, d’urbanisme, etc… Ça prendra énormément de temps et donc il faut le faire dès maintenant.