Nous avons rencontré lundi 27 février 2017 au matin Gaël Giraud, figure de référence au sein de la pensée économique de gauche aujourd’hui, jésuite, aujourd’hui économiste en chef de l’Agence française du développement. Il reçoit l’un d’entre nous dans le bureau qu’il occupe rue Roland Barthes, à l’occasion d’un rendez-vous de travail macroéconomique. Nous republions aujourd’hui cet article à l’occasion de la COP23, et lui adjoignons de nouvelles réponses de Gaël Giraud sur l’actualité.
Les grandes conférences climatiques semblent pour le moment chercher à promouvoir au-dessus des souverainetés nationales l’idée d’un intérêt général mondial. Le niveau européen pourrait-il constituer une médiation pertinente là où l’unanimité mondiale se fait attendre et risque de se dissoudre là où elle semblait atteinte ?
Aucun doute, et ce, pour deux raisons : Les seules “régions” susceptibles de mener à bien la transition énergétique (et plus globalement, écologique) sont celles qui ont un besoin intrinsèque en approvisionnement en énergie (faute de disposer de ressources suffisantes sur leurs territoires), qui ont les moyens de financer cet effort conséquent, qui disposent des ingénieurs et du savoir-faire technique idoines, et qui ont une population éduquée capable de surmonter l’effet rebond. Je ne vois que deux grandes régions qui réunissent ces ingrédients : l’Europe et le Japon.
En outre, et presque indépendamment de la contribution effective de l’Europe au stock de gaz à effet de serre accumulé jusqu’à présent dans l’atmosphère terrestre, une bifurcation européenne aurait une valeur d’exemplarité considérable au sein du concert international et placerait notre continent en position de pouvoir “apprendre” au reste du monde comment faire. (Une posture dont il ne faut pas abuser mais que l’Europe a “aimé” adopter au cours des siècles passés.)
Je souscris largement au verdict exprimé par Hubert Védrine dans son petit livre, Le Monde au défi. Son diagnostic est que les institutions onusiennes et le droit international post-Bretton-Woods ont échoué à constituer une véritable “communauté internationale”. C’est-à-dire, de mon point de vue, à favoriser l’identification de biens communs, dont les différents acteurs de ladite communauté pourraient choisir de partager le gouvernement. Or le climat et, plus généralement, l’environnement, est évidemment éligible à devenir l’un de ces communs mondiaux. C’est autour de leur préservation et de leur développement (durable) que des commun-autés dignes de ce nom pourraient s’instituer.
Le projet politique européen a été largement dévoyé et détourné par l’utopie néo-libérale d’un gouvernement par la liberté du capital (cf mon entretien avec Marianne, Capital Rules de Rawi Abdelal et Le Viol d’Europe de Robert Salais) et la règle bureaucratique (cf La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot et The Utopia of Rules de David Graeber). Il ne pourra pas, à mon sens, se réformer par un surcroît de bureaucratie favorable à la haute finance (publique ou privée). La seule manière, donc, de refonder ce projet politique, à mon sens, consiste à identifier les communs “auxquels nous (Européens) tenons”. Dans mon livre, Illusion financière, j’en ai proposé trois, qui reprennent, bien sûr, la triade de Polanyi : les ressources naturelles, le travail et la monnaie.
À l’intérieur de l’Europe, il existe une très grande hétérogénéité, du niveau le plus géologique avec l’inégale répartition des réserves de charbon, et donc l’inégale tentation de les consommer jusqu’au bout, au niveau le plus culturel avec une imprégnation très variable de l’écologie dans les configurations politiques et partisanes nationales. Comment échapper au dilemme entre un autoritarisme énergétique intra-européen du Nord-Ouest et un consensus de l’inaction ?
En aidant à la prise de conscience (surtout au niveau des élites, qui comprennent moins vite que le “peuple”) de la gravité des conséquences du dérèglement climatique et de l’urgence nécessaire d’un bannissement définitif du charbon comme combustible (stranded asset). L’Europe aussi est touchée par le dérèglement : toute sa frange méditerranéenne va évoluer vers un climat semi-désertique en moins d’une génération. Le littoral commence déjà à être abîmé par la montée des eaux. L’érosion des sols en Italie s’accélère d’une manière extrêmement impressionnante. Je travaille actuellement au calcul de l’excès de pression anthropique sur les écosystèmes de la planète, en essayant de quantifier cet excès sous la forme d’une production excessive d’entropie (sans doute l’unité de mesure la plus universelle, ce qui suppose de réconcilier la macro-économie et la thermodynamique, tâche difficile). J’espère être en mesure, dans quelques mois peut-être, de fournir des chiffres un peu précis sur la manière dont l’Europe (mais aussi les autres continents, bien sûr) détruit à grande vitesse, et dès à présent, le substrat écosystémique sur lequel nous vivons. La prise de conscience de la gravité de cette situation peut amener, je crois, j’espère, les sociétés européennes à trouver des compromis démocratiques afin d’avancer à marché forcée vers une économie zéro carbone (net) et afin de s’adapter au réchauffement déjà en cours.
En tant qu’économiste en chef de l’AFD, vous êtes confronté à la réalité du changement climatique dans le monde entier, tout particulièrement sensible dans les pays en développement. Que fait aujourd’hui l’Europe pour ces pays et que pourrait-elle faire ? Existe-t-il une opportunité stratégique de se faire des alliés climatiques ?
L’Europe finance des bailleurs financiers qui, eux-mêmes, financent des projets de réduction des gaz à effet de serre et d’adaptation au dérèglement climatique. L’AFD fait partie de ces institutions financières, la KfW en Allemagne, le DFID au Royaume-Uni également. L’Italie est en train de créer l’équivalent de l’AFD au sein de la Cassa di depositi. L’Espagne ne devrait plus guère tarder à lui emboîter le pas. Enfin, au niveau communautaire, la Banque Européenne d’Investissement, qui est longtemps restée focalisée sur le périmètre européen, élargit à présent son champ d’action aux pays du Sud de manière très volontariste. Bien sûr, la crise terrible des réfugiés favorise la compréhension de cette vérité toute simple : en aidant les pays du Sud, les Européens s’aident eux-mêmes.
En effet, nous devons construire des alliances stratégiques avec les pays du Sud frappés par le dérèglement climatique. J’ai signé, l’an dernier, un mémorandum de dialogue stratégique avec le gouvernement ivoirien, dans le cadre duquel nous allons notamment étudier l’impact du changement climatique sur la culture de cacao en Côte d’Ivoire. Nous le ferons en partenariat scientifique avec la Chaire Energie et Prospérité (qui est hébergée par l’ENS Ulm, l’X et l’Ensae) et avec l’Institut Pierre Simon Laplace. Mais le Vietnam est également demandeur d’une collaboration plus étroite pour comprendre comment lutter contre l’engloutissement du delta du Mekong sous les eaux salées de la mer et la destruction du littoral autour de Hoïan, au sud de Hué. Et je pourrais multiplier les exemples.
Ce sur quoi nous devons travailler davantage, c’est l’adaptation. Il s’agit d’un sujet bien plus complexe que la réduction des émissions (bien que cette dernière question ne soit elle-même pas simple). Exemple : pour limiter l’impact de la montée du niveau de la mer (+ 2 mètres à la fin de ce siècle ?) autour de Danang et Hoïan, on pourrait envisager de construire des digues à la manière des Néerlandais. Seulement, l’augmentation du niveau de la mer peut également modifier le sens des courants et des vagues. Ce qui veut dire que des digues correctement placées aujourd’hui pourraient s’avérer inutiles ou contre-productives dans vingt ans ! Vous voyez que le sujet n’est pas simple…
Plus globalement, ma conviction est que nous devons travailler à l’émergence de communautés capables d’administrer intelligemment des communs, à égale distance de la gestion bureaucratique soviétique ou néo-libérale. Ce qui suppose un gros travail en termes de ce que les anglo-saxons appelleraient la gouvernance, et que nous pourrions nommer le gouvernement. La survie de l’humanité sur cette planète est en jeu (car si l’augmentation de la température moyenne s’envole au-dessus de, disons, + 4°C, la libération possible du méthane piégé dans le permafrost sibérien pourrait la faire s’élever bien davantage encore et compromettre nos chances de survie) mais aussi la démocratie (qui, comme vous le savez, est un projet métaphysique à-venir et non pas un état de fait juridique réalisé). Car, comme vous le pressentez, il existe des “solutions”, hors de l’impasse physique vers laquelle nous avançons résolument et qui consiste à faire assumer la “facture écologique” par les plus pauvres (50 % de l’humanité, qui ne possède à peu près rien) afin d’aider les autres à traverser cette épreuve sans trop de souffrance. Le grand camp planétaire vers lequel nous évoluons (cf Giorgio Agamben et Denis Dupré) est une illustration de cette tentation terrible.
Nous recontactons Gaël Giraud en novembre pour savoir comment il interprète, à la lumière des analyses conceptuelles proposées lors de notre précédent entretien certaines évolutions récentes de la politique européenne.
Quels espoirs placez-vous dans la participation de Nicolas Hulot au gouvernement français actuel ?
Les marges de manœuvre du Ministre des Solidarités Écologique et Sociale, Nicolas Hulot, sont très étroites compte tenu des contraintes budgétaires qui pèsent sur lui. Pourtant, il y a des moyens de dégager des marges budgétaires pour agir : par exemple, la France pourrait demander que les bénéfices de la Banque Centrale Européenne sur les prêts qu’elle accorde aux banques commerciales et sur ses opérations d’open market servent à financer la transition écologique au sein de la zone euro. C’est tout à fait compatible avec les Traités européens.
Il est possible qu’à l’issue des élections fédérales allemandes, le parti des Grünen [Verts] entre dans le gouvernement le plus puissant de l’Union européenne : est-ce un épiphénomène interne à l’”utopie libérale” que vous dénonciez lors de notre précédent entretien ou l’amorce du projet commun que vous appelez de vos vœux ?
L’entrée des Grünen au Parlement allemand est essentielle car elle va permettre de rééquilibrer un gouvernement qui, sans cela, risquerait d’afficher bien peu de conviction en faveur de la transition écologique. Outre-Rhin, la fermeture des centrales nucléaires après Fukushima a conduit l’Allemagne à renouer avec le charbon et, pire, la lignite.
Si les Verts n’en avaient pas fait partie, la coalition « jamaïcaine » (qui rassemble donc la CDU-CSU, les « libéraux » de la FDP et les Grünen) n’aurait eu aucun état d’âme à passer outre l’invitation formulée par le Président de la République, le 26 septembre dernier, à mettre en place un prix plancher pour le carbone. C’est pourtant la recommandation essentielle de la Commission Stern-Stiglitz, à laquelle j’ai contribué. Plusieurs industriels allemands, liés notamment à la chimie, y sont farouchement opposés. La présence des Verts devrait permettre de faire en sorte que ce débat ne soit pas forclos.
Est-ce suffisant ? Non, bien sûr. La social-écologie européenne est encore aujourd’hui orpheline d’un programme politique charpenté. Et je crois que c’est la raison principale pour laquelle elle peine à se faire entendre sur la scène politique. Un authentique projet articulé autour de la construction des institutions qui permettront de « gérer » les ressources naturelles, le travail et la monnaie (à la fois l’euro et le crédit bancaire) comme des communs, voilà une véritable alternative à la tentation terrible de la privatisation absolue des êtres et des choses.