Nous rencontrons Olivier Vallée, économiste et consultant international, auteur de plusieurs livres importants sur l’armée et sur l’Afrique, ainsi que d’une série de travaux sur la dette. Très subtil connaisseur des contradictions illimitées des politiques françaises sur le grand continent, il nous propose de comprendre avec les petits signes de la mode, le système du monde françafricain. Si l’héritage hollandais sera partiellement repris, une génération de diplomates va être remplacée. Dès lors, quelle sera la stratégie d’Emmanuel Macron, le « bel enfant » ?
Le roi Baudouin a découvert l’Afrique en 1955, lors de son premier voyage au Congo belge. Appelé Mwana Kitoko, ce qui veut dire en lingala « le bel enfant ». On aurait presque dit que le peuple belge voulait renchérir sur ses frères colonisés. Le 16 décembre 1959, on apprenait que le Roi partait, sans en informer le gouvernement, au Congo. L’histoire du nouveau président français est-elle la répétition de celle du bel enfant, venu interrompre le monde crépusculaire de la Françafrique ?
La jeunesse, la séduction et l’élégance du président Macron lui donnent une aura incomparable par rapport à ses prédécesseurs. Chirac était familier et physiquement impressionnant mais sans distinction. Mitterrand était tout le contraire, mais son tailleur Marcel Lassance, très connu des sapeurs congolais, lui apporta une popularité aristocratique sans précédent. Sarkozy et Hollande, chacun à leur manière discréditèrent la prestance que veut la « fashion battle » par leurs prétentions au magistère et à la guerre. Le capital symbolique du président Macron est élevé ; puissant, jeune, en permanence bien mis, et ajoutant à cela la simplicité d’un buffet où l’on se sert à Tombouctou, sans chapeau colonial comme Mitterrand ou emphase essoufflée à la Hollande. Le bel enfant est là.
Le monde de la Françafrique est donc mort ?
Absolument. Roland Dumas a lancé Berlutti, Robert Bourgi a actualisé le mythe Arnys et initié François Fillon. Si François Hollande régnait encore tel un Zeus tonnant sur les déserts et les forêts de l’Afrique dans des costumes de bonne coupe, Macron est crédité d’un remaniement de la France et son corps est investi de la beauté d’une couture anonyme mais irréprochable. Elle est synonyme de respect, de modernité en finissant par représenter un imaginaire démocratique en Afrique.
Macron peut-il rénover les relations usées et discréditées avec l’Afrique ?
Difficile à dire. On peut cependant passer en revue son nouveau dispositif pour deviner ses intentions. Annick Girardin est née le 3 août 1964 à Saint-Malo. Titulaire d’un diplôme d’animatrice socioculturelle, elle devient en 1999 conseillère d’éducation populaire et de jeunesse, en charge de la jeunesse, de la culture, de la communication et de la francophonie à Saint-Pierre-et-Miquelon. Elle est en charge, dans le gouvernement Philippe II, des outre-mer. Ce qui ne désigne que des espaces vagues et oubliés qui ne sont pas africains.
On a parfois l’impression de rencontrer un abstrait géographique, un refoulement géopolitique dans les derniers étages de la haute administration, Macron échappe-t-il à ce défaut ?
Pas tout à fait. L’illustration vénielle des trous noirs dont vous parlez est donnée par la géographie parfois un peu aventureuse de Macron qui, dans une déclaration récente, conférait le statut d’insularité à la Guyane, dans une sorte de rémanence dreyfusarde de l’Île du diable. Comme pour mieux oublier l’au-delà de la terre métropolitaine, Annick Girardin s’installe dans la citadelle de la coopération, rue Oudinot avec son expérience de ministre du terrain africain de Hollande. Son programme semble porté par ce choix. Compenser par la posture du plaidoyer, avec la quête des financements internationaux pour les pays en crise du pré carré, le rétrécissement de la coopération technique et financière française.
Que reste-t-il de la politique africaine de François Hollande ?
Le politique avait été d’abord confié par Hollande à Fabius en le réduisant à la valorisation du marché africain. Fabius pouvait disposer d’un réseau socialiste sur le continent, pourtant fragilisé, depuis la rupture du PS avec son affilié Gbagbo, président de la Côte d’Ivoire jusqu’à son arrestation en 2011. Par la suite, pour les situations de crise, Hollande s’est reporté sur Le Drian, ministre de la Défense tout au long du quinquennat passé, actuel ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Il continuera à remplir son ancienne fonction dans l’ère Macron, à travers son directeur de cabinet, d’autant plus que le départ de la ministre de la défense et son remplacement par une personne qui n’a pas de passé africain laisse à l’entourage de Le Drian une ample marge. Franck Paris, le conseiller Afrique du Président, en est l’exemple le plus visible.
En quel sens ?
Franck Paris a 39 ans, tout comme le nouveau Chef d’État français, est issu de la promotion Senghor de l’ENA, dont il est sorti conseiller pour les Affaires étrangères. Aussitôt diplômé, il rejoint le Quai d’Orsay où il a travaillé à l’administration centrale et à la direction Afrique et océan Indien (DAOI) comme rédacteur. Il a ensuite été envoyé à la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne à Bruxelles. Il y travaille sur différents dossiers (défense, gestion de crises, pays d’Afrique Caraïbes et Pacifique), notamment comme premier secrétaire. Ensuite, il rejoint le cabinet de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, comme conseiller Europe, avant de le quitter en 2015. On lui prête depuis un passage à la DGSE qui ne figure pas dans son CV officiel.
Le bloc d’anciens fonctionnaires africains tient-il donc le choc ?
A Bruxelles, Jean-Christophe Belliard tient la main à l’Union européenne sur de nombreux dossiers brulants, de la Syrie à la Somalie, avec un réseau d’amis influents en Afrique de l’Est et en Afrique du Sud. Chez les horribles développeurs, Macron ne peut s’empêcher de lorgner vers de vieux inspecteurs des finances comme Severino et Châtaignier, ce dernier étant pressenti pour remplacer George Serre, un protégé de François Mitterrand qui s’accroche à son poste d’Abidjan, malgré son souci de renouvèlement pour les autres. Une génération de diplomates français en Afrique va cependant disparaitre.
Comment prépare-t-on la relève en Afrique ?
Il semble que l’impulsion donnée par Hollande et ses ministres des affaires étrangères de réduire la voilure de la représentation française et de faire payer l’assistance technique à l’Afrique par l’UE et les institutions financières internationales et régionales va perdurer. Le président garde dans son domaine réservé la sphère hybride d’acteurs privés et publics qu’il a formée lorsqu’il était ministre de François Hollande. Ce dernier martelait une injonction : « la France doit doubler ses échanges avec l’Afrique ! » Un objectif sorti tout droit du rapport Védrine-Zinsou, sorte de socle de sa stratégie africaine, qui proposait une panoplie de mesures pour « partager un agenda de croissance commun ».
Et en France ?
Macron a exécuté la mise en spectacle de cette ambition de croissance commune par des colloques plus parisiens qu’africains et s’est peu préoccupé de sa mise en œuvre effective pour le moment. On peut le comprendre : Védrine ne s’est pas expliqué sur son comportement dans le génocide rwandais (ndlr. le lendemain de la publication de l’entretien, Hubert Védrine était directement mis en cause par un article du magazine XXI pour son rôle présumé dans le génocide au Rwanda). Et Zinsou, dont on apprécie la fondation artistique à Cotonou, n’a pas su être le symbole d’une Afrique en marche, en continuant en incarner plutôt l’étrange étrangeté de cette nomenklatura franco-africaine, entre le bottier Céline et les cercles d’initiés (ndlr. le lendemain de l’entretien Lionel Zinsou a été nommé président de Terra Nova, le think tank progressiste qui parait ainsi s’éloigner définitivement du PS). Le seul briseur de fétiches semble le président lui-même, mais encore une fois selon sa propre topographie phénoménologique de l’Afrique.
La déclaration à Alger sur la colonisation comme « crime contre l’humanité » joue-t-elle un rôle de rupture ?
Oui, bien entendu, le candidat Macron taxait la colonisation de barbarie, mais en même temps s’agissait-il des excès dans l’exploitation des hommes et des ressources naturelles, de la terreur comme système, de la brutalité comme quotidien, du racisme contradictoire avec les principes de la République ? Rien n’était explicité, et surtout le foyer central de cette criminalité politique se situe davantage dans ce que l’on nommait l’Afrique équatoriale française, pas loin de la propriété domaniale du bon roi Léopold et des fantômes étudiés par Hochscild. Mwana Kitoko Emmanuel était attendu comme celui qui panserait à jamais les plaies des oreilles coupées et remémorerait les souffrances des esclaves coloniaux. Il est resté, tel Philippe II, dans le « marais » nostrum de la Méditerranée, ce flanc sud, si proche et si déroutant maintenant que Sarkozy a mis le feu à la Libye. La rédemption d’Alger visait donc plus la négociation, avec un puissant voisin, d’une relative tranquillité que l’analyse des guerres d’Indépendance dont l’Algérie n’a pas le monopole ? En tout cas, les Africains noirs de l’ex-Empire connaissent aussi l’interaction de la répression dans leur propre pays et de l’émergence de la Françafrique.
Qu’en est-il, alors, de l’armée ?
Il s’agit sans doute de la partie de la nation la plus choquée par la déclaration d’Alger, bien qu’elle ne se soit pas clairement exprimée sur ses sentiments : par convention elle serait muette. Il faut comprendre que les militaires français contemporains sont les descendants de l’armée d’Afrique qui en ces temps commençait bel et bien en Algérie. L’infanterie de marine, la cavalerie, les parachutistes (nommés un temps parachutistes coloniaux) sont les héritiers des conquêtes et des faits de gloire en Afrique. Le déplacement de Macron à Tombouctou a suscité le tollé des caciques africains de la politique et de leurs médias stipendiés, mais son impertinence a rendu encore plus populaire auprès des populations africaines le président aux yeux aussi bleus que ceux de Bouteflika.
Quel était le but de ce voyage ?
Sa véritable cible, à Tombouctou, était la fusion avec les nouveaux « marsouins » qui se battent dans les opérations extérieures de par le monde, mais en première ligne au Sahel. Le grand protecteur veut une armée forte mais qu’il ne va pas compromettre. Le souverain moderne veut, comme ses prédécesseurs, ménager ses centurions plutôt qu’en finir avec la nuit postcoloniale. Il va concentrer son action là où il y aura des gains pour la France car il sait ses ressources limitées. Il est tenté d’inciter les Nations-Unies et l’UE de mettre en place une force contre-terroriste au Sahel qui se battrait à côté des 4000 militaire français pour contenir l’hydre des séparatismes, de l’État islamique et de Boko Haram. Mais peut-on retrouver de la confiance en s’en tenant au primat sécuritaire ?
Le Centrafrique a-t-il disparu du champ d’intervention de l’équipe africaine de Macron ?
Le départ de la force militaire française Sangaris du Centrafrique se passe lors de la présidence Hollande lors de son basculement de moyens et de priorités pour sauver le Mali d’une protestation nordiste qui n’est pas encore qualifiée de terroriste. L’intérêt stratégique de la RCA avait disparu depuis que les troupes françaises avaient fermé les bases de Bangui et de Bouar à la fois en raison du comportement erratique du président centrafricain Patassé et des réformes internes de l’armée française. Le pic de violence de l’année 2013 cristallise la répétition de conflits, de violences et de coups d’État, inaugurée dès l’Indépendance. Il intervient lors du renversement du régime Bozizé par la Seleka, une coalition de forces rebelles, en grande partie originaires de zones d’influence musulmane. Cependant, les exactions de la Seleka à l’égard des populations civiles, entre fin 2012 et fin 2013, ne suscitèrent pas de volontés et d’actions d’ingérence humanitaire au sens premier. Par contre à l’apogée du drame centrafricain, les ONG présentes en RCA, pour beaucoup françaises, et certaines depuis longtemps, comme MSF par exemple, intervinrent auprès de François Hollande et du système humanitaire des Nations Unies.
Ainsi l’humanitaire vient au secours des limites du politique…
La souffrance humaine s’avère le levier par lequel la morale internationale déclenche, non plus une ingérence momentanée en raison de la défaillance ou de la répugnance de l’État à agir pour les victimes, mais en fonction d’un droit souverain d’immixtion élargie. La configuration de l’opération de maintien de la paix, très indécise, de plus, intervenait donc sur la base d’une requête humanitaire. L’opération des Nations Unies en RCA se revendiquera d’emblée intégrée et multidisciplinaire (MINUSCA : Mission Multidimensionnelle Intégrée de Stabilisation des Nations Unies en Centrafrique). Elle va d’ailleurs intervenir dans de nombreux domaines : tels que le retour à l’ordre constitutionnel, le processus électoral, le redéploiement de l’administration, le désarmement et la démobilisation des combattants, l’instauration d’une cour pénale spéciale, etc. Sur tous ces points les Nations Unies et la MINUSCA ont complètement échoué sans que la France au conseil de sécurité ou à travers sa diplomatie ne marque sa préoccupation. De Hollande à Macron, on apprécie le soulagement de la charge financière par la mutualisation onusienne de la dépense militaire et la décharge de la responsabilité politique par la confusion dans des organes mixtes où l’on retrouve les EUA, la Banque mondiale, l’Union africaine, et très discrète la France. Elle voulait la fin de la transition par des élections sans se préoccuper de la paix entre les belligérants qui à présent sont de retour et exercent leur pouvoir sur les 90 % du territoire.
Le bel enfant, à l’ENA, fait un stage africain. Quel rôle faut-il attribuer à cette expérience ?
Le jeune Macron a fait son stage de l’ENA au Nigéria à l’ambassade de France dirigée par Jean-Marc Simon. Ce dernier a été élevé à la dignité d’ambassadeur de France pour avoir cautionné l’arrestation de son voisin, le président Gbagbo par le détachement français de Côte d’Ivoire. Le président français aujourd’hui reste un homme des rives africaines, là où semble prospérer une économie des comptoirs avec Bolloré et Canal +. Se dessinent les frontières à conserver pour les grands groupes français, loin d’un agenda pro-pauvres pour les pays de l’hinterland comme le Tchad, la RCA ou le Burkina Faso.
La structure finira-t-elle par l’emporter sur l’événement ?
Emportée par la multiplication des conflits et des désastres humanitaires, frappant spécialement l’Afrique, la France laisse à la communauté internationale un rôle prépondérant dans le rétablissement de la paix et le sauvetage des populations. La question de l’humanitaire (8) supplante dans beaucoup de pays considérés comme « fragiles » la préoccupation du développement et la recherche de la croissance économique comme de l’émancipation sociale. L’ambition de Ségolène Royal était d’occuper un poste dirigeant au Programme des Nations Unies pour le Développement. Le président et ses aides n’ont plus les moyens de contrer le machin de la bureaucratie des NU et l’ancienne ministre devra sans doute errer entre Arctique et Antarctique [ndlr. le lendemain de la publication de l’entretien, Ségolène Royal était bien nommée ambassadrice pour l’Arctique et l’Antarctique].
L’échelle française a cessé de jouer un rôle suffisant en Afrique ?
Le Centrafrique est le modèle de la fin d’un système de relation bilatérale entre l’ex-puissance coloniale et un État membre de la zone franc. La dernière bataille de la bureaucratie étatique sera de caser à Bangui des colonels en surnombre dans les officines de la MINUSCA ou d’y orienter des magistrats qui auraient pourtant du travail en France. L’essentiel est le semblant d’influence que le drapeau tricolore peut garantir dans une Babel onusienne en pleine décomposition, dans un pays menacé d’implosion. Mais l’évacuation du politique laisse l’humanitaire impressionner les bonnes consciences de l’Occident et de régler en permanence les conflits sous le mode de l’accumulation des réfugiés et des déplacés en leur donnant un assistanat néfaste.
Le bel enfant serait-il dépourvu de vision politique ?
Pourquoi dénier au président, en particulier à partir de sa déclaration d’Alger, une distance vis-à-vis d’un bloc national de certitudes sur les bienfaits de la civilisation française et donc du colonialisme. Il est capable de saisir le phénomène de la barbarie et de le séparer de l’ontologie d’un costume immaculé. Autant le gestionnaire s’avère capable de confier le fardeau postcolonial aux institutions de Bretton Woods et à l’UE, autant l’homme reste empathique avec les souffrances et les aspirations des hommes et s’efforce de les moduler. Ce n’est donc pas un politique de la violence mais de la pluralité mêlée de consensus pour une cité libre et libérale. Il considère, comme son maitre Paul Ricœur, « Soi-même comme un autre ».
Ricoeur est-il suffisant pour parvenir à articuler la politique française et africaine ?
Sans doute pas, car on ne sais pas comment parvenir à ouvrir par là sur une philosophie de l’autorité qui réponde à la coalescence politique des Afriques. L’Etat y est invisible et présent mais moins que le téléphone mobile ou la religion. L’individu africain, qui ne serait pas rentré dans l’histoire, ne s’en est pas encore séparé car la tradition, la religion et l’Etat forment un triptyque sur le mode envisagé d’Hannah Arendt qui le triangule. Le Nigéria moderne que connait Emmanuel Macron est encore l’articulation de formes historiques et politiques hétérogènes où le califat de Sokoto a encore toute sa place et nourrit des énoncés contemporains réactivés ou contredits par Boko Haram et l’Etat islamique. Ainsi pour beaucoup de musulmans la religion et la sharia ne sont pas exclusives de la démocratie qui leur donne des gouvernements locaux et une représentation nationale. Les excès de l’autoritarisme militaire ou de la violence du marché ont ravivé l’expérience de la tradition et du culte chez beaucoup d’Africains, tout en relativisant de plus en plus la place de l’État bureaucratique. Cela ne veut pas dire que le retour au califat originel est souhaité mais plutôt que l’administration se perçoit comme une construction hybride dont les ressources sont un enjeu, donc une source de conflits.
Moins Paul Ricoeur, donc, que Thomas Hobbes ?
Les mondes africains semblent de plus en plus obéir avec la globalisation à l’accroissement de la segmentation que les situations du Mali, du Centrafrique, mais aussi du Soudan et de l’Éthiopie illustrent tristement. Plus que la philosophie du soi, celle de Hobbes incarne bien la nécessité d’une communauté générale qui subordonne les églises particulières. En voyant le terrorisme comme son ennemi principal, le guerrier et philosophe Macron fait peut-être la bévue qu’il est pour beaucoup le nouveau Léviathan qui abolira au moins temporairement la division et le combat de tous contre tous.