01
avril 2025
De 19:30 à 20:30
École normale supérieure
45 rue d'Ulm - 75005 Paris
Langue
FR
Bienvenue à ce nouveau mardi du Grand Continent, qui parachève un cycle mensuel où nous avons essayé de prendre un peu la mesure des différentes facettes du projet trumpiste et des manières de se positionner pour y faire face.
Nous avons voulu terminer ce cycle en mettant en avant l’un des objets intellectuels les plus intéressants de ce mois-ci : Cluster 17, le fameux Eurobazooka — la réponse du Grand Continent à l’Eurobaromètre.
Jean-Yves Dormagen ne pouvait pas être là ce soir, mais nous avons le plaisir d’accueillir Emmanuel Rivière, politologue français, qui nous aidera à le présenter très clairement. Marie Krpata, chercheuse au comité d’étude des relations franco-allemandes, car la dimension allemande est très importante pour comprendre la réponse européenne. Enfin, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur de 2019-2024. Vous êtes aussi quelqu’un qui, d’une certaine manière, a anticipé le barycentre des Européens. Nous verrons cela dans les sondages.
Nous allons maintenant passer au premier tour de table. Je vous propose de rentrer dans le vif du sujet. Emmanuel Rivière, pouvez-vous nous aider à y voir plus clair ? Quel est le portrait qui ressort à chaud de l’Eurobazooka ? Que pensent les Européens aujourd’hui face à Trump ?
On constate d’abord que, contrairement à une idée parfois bien trop véhiculée, il y a des opinions publiques européennes sur les enjeux internationaux, qui sont loin de laisser les Européens indifférents. Les conversations des Européens portent sur la situation internationale, sur l’élection de Trump et sur la Grande-Bretagne. Ces conversations sont émaillées d’inquiétudes.
Nous allons voir un premier résultat concernant la manière dont on se représente la possibilité d’une guerre sur le territoire de l’Union européenne.
Nouus avons travaillé dans 9 pays : la France, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Pologne et la Roumanie. On voit que la perspective d’une guerre sur le sol de l’Union européenne semble élevée, voire très élevée aux yeux de plus de la moitié des personnes interrogées. Cela dépend des pays, car certains sont en première ligne.
Il est fascinant de voir comment se mêlent des perceptions géopolitiques, géostratégiques et géographiques, en Roumanie et en Pologne. Évidemment, la Pologne a un rapport particulier à la menace que représente la Russie. La Roumanie est encore plus en première ligne puisque très proche de la Moldavie, où se trouve la Transnistrie avec une présence militaire russe.
Si l’on considère rapidement quelques autres résultats qui montrent à quel point le paysage international et géopolitique a changé, l’élection de Trump a changé la donne. C’est absolument fascinant. Il est donc très utile de se doter d’un tel outil.
En effet, d’autres outils ont leur rôle à jouer. L’Eurobaromètre est l‘ensemble des systèmes d’enquête produits pour la Commission et le Parlement européen, mais qui n’ont pas la réactivité qui permet de coller à une actualité étourdissante à dessein.
Par ailleurs, dans les Eurobaromètres pour lesquels j’ai une grande affection et pour lesquels j’ai beaucoup travaillé, il est impossible de poser une question sur Donald Trump. Dans Eurobazooka, nous avons cette question qui montre que pour les deux tiers quasiment des personnes interrogées, l’élection de Donald Trump rend le monde moins sûr. On avait posé la même question en décembre après son élection. Son investiture, dans la plupart des pays, a accentué ce sentiment.
Les points communs que révèlent le sondage Eurobazooka suggèrent que, sous nos yeux, on voit se dessiner les contours d’une opinion publique européenne.
Cependant, il existe aussi des logiques qui montrent qu’il y a à la fois une combinaison de réactions à l’actualité et un certain nombre de fondamentaux. Le Danemark, pour des raisons évidentes, considère par exemple particulièrement dangereuse l’élection de Donald Trump. Dans d’autres pays, comme la Pologne et la Roumanie, l’opinion est beaucoup plus partagée.
L’Italie fait partie de ces pays partagés. On peut ainsi observer une opposition entre différents pays européens. Il faut également considérer, au sein de ces pays, l’opposition entre deux perceptions : alors que la Pologne était extrêmement atlantiste, le revirement opéré par Donald Trump, qui a quasiment changé d’alliance, a considérablement fait bouger les lignes.
Pour conclure, je voudrais revenir sur le sentiment, partagé par 70 % des habitants de ces neuf pays, selon lequel l’Europe doit désormais compter avant tout sur elle-même pour assurer sa propre défense. C’est extrêmement important. Trois scénarios ont été testés : Est-ce qu’on compte sur une défense européenne ? C’est la réponse qui l’emporte très largement avec 60 %. Ou bien doit-on compter sur une armée nationale ?
C’est beaucoup moins répandu, avec 19 %. Ou bien faut-il continuer à compter sur l’alliance de l’OTAN, qui offre, d’une certaine manière, une prolongation de la protection américaine ? On voit progresser l’idée d’une autonomie européenne, ce qui entraîne des conséquences en cascade : les discussions actuelles, qui ne vont pas de soi d’un point de vue stratégique, diplomatique et industriel.
On constate également que les logiques varient en fonction de l’histoire de chaque pays. La France n’a jamais été très atlantiste dans le baromètre de l’OTAN. Les Français étaient souvent les derniers à avoir une bonne opinion de l’OTAN et figurent aujourd’hui parmi les plus hésitants à renoncer à l’idée que leur armée nationale constitue leur principale défense.
La France a un rôle à jouer parce qu’il y a par ailleurs une autre question qui concerne l’extension à l’ensemble de l’Union européenne du parapluie nucléaire français. C’est un scénario qui est favorablement regardé par d’autres pays européens.
Je crois qu’il n’a pas échappé en tout cas à un certain nombre de leaders européens qu’il y avait des opportunités à saisir. D’un point de vue plus national, la France a aussi des occasions à saisir, un moment à ne pas rater pour ce qu’elle veut représenter à l’échelle de l’Europe.
Une manière de réconcilier les Français qui ont souvent une mauvaise image de l’Europe consiste à les amener à réfléchir à ce que leur pays peut représenter pour les autres pays. Quand on réfléchit trop exclusivement à ce que l’Europe nous fait, le bilan n’est pas génial.
En revanche, si l’on réfléchit au rôle que peut jouer un pays comme la France au sein de l’Europe, les choses sont beaucoup plus intéressantes. Nous sommes donc aussi dans un moment passionnant.
Quand on a obtenu les résultats de l’Eurobazooka et notamment les résultats qui concernaient Donald Trump et Elon Musk — le fait qu’une majorité d’Européens considère désormais Donald Trump comme un ennemi — j’ai eu très envie d’envoyer ce ce PDF sous embargo à Thierry Breton.
Nous pensions que si l’on passe trop de temps sur X, notre impression de la structuration de l’opinion est différente.
Je vous ai donc envoyé le PDF que vous avez apprécié. Je me suis dit qu’il serait intéressant que vous partagiez aujourd’hui votre lecture et votre analyse des raisons pour lesquelles les Européens semblent être davantage de votre côté que de celui d’Elon Musk.
Je voudrais commencer par remettre en perspective ma réponse. Cela permettra de faire la jonction avec ce que vous venez de dire.
Nous vivons un moment historique. C’est un moment de bascule comme on n’en a jamais connu — en tout cas, comme notre génération n’en a pas connu. Ce moment historique, je dirais que le mot « confiance » le caractérise.
Depuis l’élection de Donald Trump, nous avons ce sentiment, dans 26 pays sur les 27, et plus encore en Allemagne, que la pierre angulaire qui soutenait l’architecture de sécurité, sous laquelle nous étions abrités depuis maintenant plus de 70 ans, vient de s’effondrer.
Ce sentiment est extraordinairement profond et brutal. Il traduit exactement ce que vous dites, Emmanuel Rivière. Il est homogène au niveau de l’Europe. En arrière-plan, évidemment, on trouve des figures emblématiques qui vont le représenter. Je ne suis donc pas surpris — même si j’aurais pensé qu’il y aurait un peu plus que les 51 % d’Européens qui considèrent que Donald Trump est un ennemi de l’Europe. Beaucoup pensent encore que Trump est pro-européen…
Ce que je viens de dire est incarné par trois personnalités — Trump, Musk et J.D. Vance, le vice-président des États-Unis. Ce trio a, en quelque sorte, fait basculer le monde. Parce que c’est bien de cela dont il s’agit. Et encore une fois, votre sondage le reflète très précisément.
En ce qui concerne Elon Musk : je l’ai connu profondément démocrate, un peu moins démocrate, puis commençant à devenir républicain et enfin farouche libertarien. Tout ça en l’espace d’à peu près douze mois. Par conséquent, je nuance légèrement la personnalité qu’il représente. Combien de temps tout cela va durer ? On verra bien.
Je vais vous raconter une petite anecdote, importante pour comprendre le moment que nous vivons. Je vais notamment parler du socle numérique, que nous avons constitué au cours de la dernière mandature de la Commission avec mes équipes.
Ce socle numérique nous a permis, pour la première fois, de reprendre notre destin en main dans l’espace informationnel et de faire en sorte que nous ne soyons plus à la main des GAFAM qui imposaient jusqu’alors leurs règles dans l’espace informationnel dans lequel nous évoluons tous, nos enfants en particulier. Il s’agissait de créer un vrai marché intérieur intégré du numérique, avec une réglementation unique et commune pour les 27.
Je viens de l’Assemblée nationale, où j’ai été auditionné aujourd’hui, et le Rassemblement national disait : « C’est un scandale ces lois liberticides, le DSA [Digital Service Act] contre la liberté d’expression… » Je voudrais vraiment vous rappeler, parce que ce n’est peut-être pas assez connu : ces six lois sont les lois qui ont été votées avec le plus grand soutien de nos législateurs européens — c’est-à-dire le Parlement européen qui représente nos concitoyens et le Conseil européen qui représente les 27. Seulement entre 5 et 7 % des députés européens ont voté contre — je rappelais d’ailleurs, étant interpellé par des représentants du Rassemblement national, que M. Bardella ne s’y était pas opposé. Cela veut donc dire que ces lois bénéficient d’un très fort soutien populaire et démocratique, car nous avons repris notre destin en main.
Elon Musk, je l’ai vu à de très nombreuses reprises, pour expliquer pourquoi nous faisions ça et comment il devait s’adapter. Ces lois sont faites pour que les très grandes plateformes, celles qui ont plus de 45 millions d’utilisateurs, soit 10 % de nos concitoyens européens, qui sont considérées comme des plateformes systémiques, quelle que soit leur origine, les respectent.
J’ai donc discuté très souvent avec lui, il était d’accord, il comprenait, etc. Et puis, il y a le 12 août. Que s’est-il passé le 12 août ?
À cette époque, en tant que régulateur européen, j’ai reçu la délégation des co-législateurs pour mettre en place ces lois qui ont été votées par nos institutions. Avec mes équipes, on a donc recruté environ 200 personnes au sein de la Commission — des docteurs, des spécialistes du numérique, de l’intelligence artificielle, des données, etc et également d’excellents juristes.
Avant tout, ma façon de progresser ne consiste pas à mettre des amendes pour le plaisir, mais à expliquer précisément à toutes ces plateformes pourquoi nous avons fait ça. J’explique comment elles doivent éventuellement modifier leur comportement, leurs règles de modération, bien vérifier que leurs algorithmes ne sont pas manipulés. C’est ce qui compose ces règlements et qui les corrige, si l’on voit qu’il y a des problèmes, des déviances ou des risques.
Ce 12 août donc, Elon Musk a déclaré urbi et orbi qu’il s’apprêtait à devenir profondément républicain. Il n’a pas encore tout à fait basculé, mais il va proposer à Donald Trump, candidat à un deuxième mandat, de lui offrir sa plateforme, afin d’avoir ce qu’il appelle « une discussion ».
Il avait à l’époque 196 millions de followers. Mes équipes et moi avons quelques doutes sur la façon dont ça a pu arriver naturellement en six mois. Y a-t-il eu des modifications d’algorithme ? En tout cas, on se posait des questions et nous avons lancé des enquêtes. Quand on a 196 millions de followers, on est soi-même un algorithme. On va amplifier un contenu par le simple fait de retweeter.
C’était précisément la première fois, dans l’histoire des plateformes, qu’une d’entre elles allait être utilisée à des fins politiques, pour une expression politique.
C’est très important de rappeler que nous n’intervenons absolument pas sur les contenus. Les contenus ne sont pas régulés. Nous, nous régulons les algorithmes. Nous vérifions que les lois de la vie physique sont transposées dans la vie numérique : pas de propos antisémites, pas d’apologie du terrorisme, pas de propos racistes, etc.
Je lui ai écrit une lettre, cinq heures avant, en lui disant : « Cher Monsieur Musk, j’ai donc compris que vous alliez organiser cet événement. » Il déclare que c’est l’un des événements les plus importants qui se soit déroulé dans l’espace Internet au cours des dernières années. Il fait donc des tests techniques toute la journée pour vérifier que la plateforme va pouvoir supporter les millions, voire les dizaines de millions, peut-être même les centaines de millions d’individus attendus, qui vont se connecter pour assister à cet événement.
Mon propos, consiste à dire : « Vous avez choisi une plateforme pour cette expression. C’est votre droit. Il se trouve que cette plateforme est régulée en Europe. Cela signifie qu’en même temps que vous allez émettre un contenu, quelle qu’en soit l’origine — ça peut être un match de cricket, une conversation politique, n’importe quel type d’événement — dont vous avez annoncé qu’il va être extrêmement médiatisé dans l’instant, il vous revient de vérifier qu’il ne contient pas de propos illégaux au regard du droit européen, notamment selon les trois axes que j’ai rappelés précédemment.
Je vous rappelle aussi que vous devez veiller à respecter les régulations de la plateforme durant ce moment, car celle-ci compte 175 millions d’utilisateurs en Europe, où elle est donc régulée. »
Je savais bien ce que je faisais. Que n’avais-je dit ! Comment ? Pour la première fois, voilà donc des lois d’extraterritorialité, qui plus est, pendant une campagne présidentielle ? Et c’est l’Europe qui nous dit ça ? — c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles je peux vous parler librement ici ce soir, en tout cas, je ne suis plus commissaire.
Cela a été un bouleversement. Musk a contrôlé très précisément sa parole — avec mes équipes, on y était attentifs. Il n’a pas du tout été excessif.
J’ai ajouté deux éléments supplémentaires dans la lettre que je lui avais adressée : « Je vous rappelle que vous avez 196 millions de followers » — il en a maintenant 216 millions, donc cela continue à croître — « Et à grand nombre de followers, grande responsabilité — sous-entendu : vous êtes un algorithme vous-même. Surtout, je vous rappelle que pour nous, en Europe, la diversité des opinions fait partie des règles d’utilisation de nos plateformes. Autrement dit : d’autres personnes pourraient peut-être bénéficier de ce vous faites. »
Il a tellement compris que ses avocats le lui disent, ses premiers propos étant : « J’ai fait cela, mais bien entendu, si madame Kamala Harris souhaite bénéficier de la même chose, je lui offrirai. » Ce qui n’a pas été le cas.
Je vous cite cet événement car cela a été un tournant. Avant ce 12 août et cette discussion, Musk émettait à peu près dix tweets par jour.
Le lendemain, j’assurais la présidence par intérim de la Commission européenne. On avait ce qu’on appelle des mid-days : à 12 h, on s’exprime devant la presse, et évidemment ma lettre avait fait du bruit — elle avait été vue 100 millions de fois. Encore une fois, j’intervenais sur le fait qu’on ne devait pas intervenir sur les contenus, mais sur l’amplification et le respect des régulations. La porte-parole de la Commission, sans doute instruite par je ne sais quelle main invisible, a dit : « La présidente n’était pas au courant. Elle se dissocie de ce qu’a fait le commissaire » — alors que je suis évidemment responsable intuitu personae de l’application de la régulation et que c’est une responsabilité directe qui ne doit répondre à personne.
Que fait Musk à ce moment-là ? Ça y est, pour Thierry Breton, le pouce a été baissé. Je ne sais pas s’il y a une corrélation, mais à partir du 14 août, il va émettre 107 tweets par jour, et notamment en poussant son candidat.
Ceci a-t-il permis d’avoir le résultat que nous connaissons ? Personne ne le saura. Je veux juste vous rappeler que le président des États-Unis a été élu, certes avec la majorité populaire, mais pas avec les 4 millions de voix dont on parlait. Après tous les recomptages actuels, il finit en fait à 49,8 %, avec seulement trois sénateurs et quatre membres de la Chambre des représentants de plus.
Musk a-t-il joué un rôle ? Certainement. A-t-il été décisif ? Personne ne le saura.
À ce moment-là, je constate que l’importance de nos actions apparaît peut-être de façon exacerbée aux yeux d’une partie des libertariens. On pense évidemment à Peter Thiel, l’inspirateur de tout cela, et à celui qui en est très proche et qui en est peut-être même l’instrument — je pense évidemment, avec le respect qu’on doit au vice-président des États-Unis — à J.D. Vance.
C’est alors qu’on va voir progressivement se développer ce langage : « On nous contraint, on contraint la liberté de parole, la liberté d’expression etc. Il faut mettre fin à tout cela ». S’il y a cette volonté de mettre fin à tout cela, c’est parce que l’Europe, en se dotant de ce corpus législatif, a repris son destin en main.
Combien de fois ai-je eu des réunions avec les autorités américaines, y compris des Démocrates, qui disaient qu’on faisait cela contre eux. Non, on fait cela pour l’Europe. C’est un thème que vous connaissez bien et qui ressort de votre sondage : le sentiment d’émergence d’une Europe puissance, d’une Europe qui s’est dotée de ses propres instruments.
J’ouvre une petite parenthèse : juste avant que je décide de démissionner de la Commission, une très haute représentante du gouvernement américain est venue me voir, accompagnée de l’ambassadeur des États-Unis. Elle m’a dit : « Monsieur le commissaire, au nom des États-Unis d’Amérique, j’aimerais vous dire merci. » Elle était numéro deux du département d’État. Je lui réponds : « C’est gentil, merci. Mais merci pour quoi ? ». Elle répond : « Merci pour tout ce que vous avez fait dans l’espace numérique. C’est vous qui aviez raison. Ce que vous avez fait va nous aider, parce que nous, on n’a pas réussi à le faire aux États-Unis ».
Je vous livre cette anecdote pour vous donner un autre regard, modeste, sur ce qui se passe aujourd’hui et sur la lecture que vous pouvez avoir, amplifiée par ceux qui portent le discours autour de la « liberté d’expression », qui serait brimée et contrôlée — je parle évidemment des extrêmes, et notamment de l’extrême droite.
Les choses pourraient se répéter quand Musk offrira la même plateforme à Alice Weidel, la présidente du parti AfD — après que J.D. Vance l’a déjà mise en avant lorsqu’il est allé à la Conférence de Munich sur la sécurité, alors qu’il a omis de s’entretenir avec le chancelier Scholz.
Cette fois-ci, en tant que simple citoyen car j’avais démissionné de la commission, j’écris une lettre à Alice Weidel. Je lui dis : « J’ai constaté que vous avez utilisé une plateforme. Deuxièmement, je vous rappelle que cela vous donne un avantage très important. J’espère que vos concurrents en tiendront compte. Deuxièmement, je vous rappelle que la plateforme est régulée et que vous devrez donc veiller à ce que vous suiviez ces réglementations. » Elon Musk a réagi en me traitant de : « Thierry Breton, le tyran de l’Europe », et j’en passe.
À travers ce prisme, on constate que ceux qui font aujourd’hui partie des libertariens vont faire de leur combat la lutte contre ces réglementations. Ils s’abritent derrière le premier amendement, qui n’est pourtant absolument pas remis en cause — je rappelle que nous l’avons inventé bien avant 1793, date du début de la Constitution des États-Unis, et que nous sommes très attachés à la liberté d’expression et à la liberté de parole.
Effectivement, pour la première fois, nous, Européens, sommes parvenus à nous mettre d’accord et à créer un espace numérique, le premier espace numérique du monde libre, qui compte 450 millions d’utilisateurs, alors que les États-Unis en comptent 330 millions. Nous sommes 1,5 fois plus importants. Les États-Unis ne peuvent évidemment pas se permettre de ne pas être présents sur ce marché, mais sur ce marché, ce sont nos règles qui ont été dictées.
Merci, Thierry Breton, c’est un tour d’horizon qui permet aussi de pointer l’un des moments clés des dernières semaines : la conférence de Munich. Vous avez d’ailleurs été cité, d’une façon indirecte, par J.D. Vance, le vice-président des États-Unis, en tant que « Kommissar » — prononcé à l’allemande, mais avec un arrière-goût de bolchévisme — qui aurait défendu la destruction de la démocratie en Europe.
Le plus marquant dans cette scène est que le probable futur chancelier allemand, Friedrich Merz, se trouvait à quelques mètres de lui. Il aura, le soir des résultats des élections allemandes, des mots très durs, en ciblant directement Elon Musk et en mettant sur le même plan les ingérences américaines et russes. C’est quelque chose de proprement inédit dans l’histoire politique allemande.
Marie Krpata, c’est pour cela que cela serait très intéressant de faire un focus sur l’Allemagne. On a l’impression que la Constitution européenne a été élaborée au rythme de l’opinion publique de la classe moyenne allemande — l’élargissement européen, l’euro, la réaction face à la crise de l’euro. Comment interprétez-vous dans ce résultat, la position de l’Allemagne par rapport à l’opinion publique européenne ? Pensez-vous qu’il y a assez d’énergie et de force pour que le leadership de Friedrich Merz puisse effectivement porter des résultats, face à cette demande d’une offre de direction politique qui, pour le moment, semble relativement manquer ?
Je vais présenter l’état des lieux du débat public en Allemagne et évoquer ainsi ce que mentionnait Thierry Breton, à savoir la dégradation des relations transatlantiques. Un deuxième point qui me semblait particulièrement intéressant est celui de l’hésitation entre, d’un côté, une assertivité et, de l’autre, une prise de conscience des liens de dépendance par rapport aux États-Unis.
On peut rappeler que trois jours après le début de la guerre en Ukraine, Olaf Scholz avait évoqué la « Zeitenwende », c’est-à-dire le changement d’époque. Il avait prononcé ce discours devant le Bundestag, la chambre basse du Parlement allemand. C’était la prise de conscience que le monde d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier : c’est le retour de la realpolitik, de la politique des grandes puissances et des zones d’influence.
Il y avait donc déjà eu un grand bouleversement côté allemand. L’Allemagne s’est engagée à consacrer 2 % de son PIB à ses dépenses militaires et a créé un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr. Elle a également procédé à un découplage de sa politique énergétique par rapport à la Russie, et a dû se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement. L’Allemagne a enfin procédé à un changement de sa conception de la politique économique et commerciale : la doctrine Wandel durch Handel (le changement à travers le commerce) a été remise en question.
La Zeitenwende était finalement très transatlantique. Il y a eu une parfaite connivence entre Olaf Scholz et Joe Biden, et c’est en cela que la situation actuelle contraste avec l’intense dégradation des relations transatlantiques.
Cela rejoint un point intéressant dans votre sondage : 71 % des Allemands ont déclaré que le monde était moins sûr avec Donald Trump. Je pense que c’est effectivement le point de vue qu’on a en Allemagne, à savoir un abandon des États-Unis. On se sent orphelin des États-Unis.
L’Allemagne s’était construite sur un lien transatlantique très fort après la Seconde Guerre mondiale. La Westbindung désigne l’ancrage dans le camp occidental et l’appartenance aux institutions euro-atlantiques, au premier chef desquelles l’OTAN. Les États-Unis constituent le principal garant de la sécurité de l’Allemagne, grâce à la présence de 37 000 soldats en Allemagne et à la dissuasion nucléaire.
Or, Thierry Breton avait commencé à l’évoquer : il existe un certain nombre de prises de position de la nouvelle administration américaine qui suscitent des inquiétudes en Allemagne. Le ministre américain de la Défense, Pete Hegseth, a par exemple déclaré à Bruxelles que l’on ne pouvait plus compter sur les États-Unis comme principal garant de la sécurité conventionnelle. Les États-Unis ont engagé un tournant et un pivot asiatique vers l’Indo-Pacifique. D’autre part, J.D. Vance intervient lors de la Conférence de Munich sur la sécurité et affirme que la première menace pour l’Europe ne vient ni de la Russie ni de la Chine, mais de l’intérieur. Selon lui, il s’agit de la limite à la liberté d’expression.
À cela s’ajoute le soutien d’Elon Musk à Alice Weidel, la cheffe du parti d’extrême droite. Il livre lui-même une tribune en l’invitant sur son réseau social X pour présenter son programme et sa vision du monde. À l’issue des élections fédérales, l’AfD arrive deuxième, avec 20 % des voix, et double ainsi son score par rapport à 2021. Il s’agit là d’une ingérence manifeste dans les élections allemandes.
Il y a également le rapprochement entre Moscou et Washington, avec une rencontre entre Sergueï Lavrov et Marco Rubio à Riyad, en vue de potentielles négociations de paix ou de cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie. Reste à savoir si l’Europe et l’Ukraine participeront aux négociations.
Enfin, il y a eu cette scène d’humiliation de Volodymyr Zelenksy dans le bureau ovale de la Maison Blanche par Donald Trump et J.D. Vance. Mais aussi la suspension des aides militaires américaines pour l’Ukraine, la suspension des aides au renseignement… Tout ceci suscite des inquiétudes.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les mesures qui ont été prises à l’initiative de Friedrich Merz et du SPD. Ce dernier, qui pourrait devenir le futur chancelier, soutient la future coalition en Allemagne. Il s’agit là du fameux « bazooka fiscal », soit les 500 milliards d’euros qui seront investis dans les infrastructures allemandes, mais aussi du fait que toutes les dépenses en matière de défense excédant 1 % du PIB ne seront pas soumises au frein à l’endettement.
Cela fait aussi écho au plan européen : 150 milliards d’euros de prêts européens pour débloquer de l’argent pour les capacités militaires, qui aideront particulièrement les États membres qui ont moins de capacité budgétaire, et le fait d’exempter des règles du pacte de stabilité et de croissance les dépenses militaires.
Un deuxième point sur lequel je pensais revenir dans votre sondage : le fait que 53 % des Allemands ont déclaré être en faveur d’une situation de compromis ou d’une attitude de compromis par rapport aux États-Unis, et 34 % qui étaient pour une opposition, donc quelque chose de plus musclé.
Cela reflète aussi le fait que l’Allemagne a conscience de ses liens de dépendance envers les États-Unis, ainsi que de sa dépendance en matière de sécurité et de défense. Ce lien de dépendance s’est accru depuis le début de la guerre en Ukraine, période durant laquelle les achats d’armement américain ont augmenté.
Deuxièmement, sur le plan de l’énergie, on a pris ses distances par rapport à la Russie, on s’est découplé de la Russie. On s’est aussi tourné vers d’autres sources d’approvisionnement en matière de gaz naturel liquéfié, et notamment vers les États-Unis. Enfin, depuis 2024, les États-Unis sont devenus le principal partenaire commercial de l’Allemagne.
Ces trois leviers permettent aux États-Unis de mettre la pression sur l’Allemagne. Acheter davantage d’armes aux Américains, ou davantage de gaz naturel liquéfié, ou encore s’aligner en matière de politique vis-à-vis de la Chine, faciliter l’accès à des entreprises américaines sur le marché européen en assouplissant les règles relatives au climat ou au numérique.
Le dernier point, qui me semblait également intéressant dans votre sondage, concerne le partage nucléaire français pour que l’Allemagne puisse en bénéficier. 69 % des personnes interrogées y étaient favorables, 31 % y étaient opposées.
Cela fait écho à ce que Friedrich Merz avait évoqué. Avoir fait un appel du pied à Emmanuel Macron pour enclencher un débat, une discussion sur la possibilité pour la France d’assurer sa protection. Il faut aussi rappeler que la dissuasion nucléaire dont bénéficie l’Allemagne dépend du fait que les F-35 américains portent la bombe américaine.
Par conséquent, en l’absence d’un accord de partage nucléaire, comme celui qui existe entre l’Allemagne et les États-Unis, la dissuasion nucléaire française ne sera pas équivalente à la dissuasion nucléaire américaine. Il s’agit plutôt d’un complément.
On touche vraiment ici au cœur du sujet. On est rentrés dans le cœur de ce qui fait qu’on change de monde. D’abord Friedrich Merz, deux jours avant le 23 février, date des élections en Allemagne, se présente à la télévision allemande et dit, alors qu’il est le plus atlantiste de tous. Puis il va dire pour la première fois : « Jamais je n’aurais pensé dire cela. L’Allemagne doit désormais reprendre intégralement son destin en main en matière de défense. »
Prenons un peu de recul. L’OTAN a été créée avec trois objectifs. D’abord, se protéger contre la Russie soviétique. Deuxièmement, éviter que l’Allemagne ne se réarme. Troisièmement, limiter au maximum l’arme nucléaire et la laisser entre les mains des Américains, parce que c’est trop sérieux pour que les Européens s’en mêlent.
Ce triptyque a volé en éclats.
Il a volé en éclats parce que Friedrich Merz déclare : « Je me mets sous parapluie français et britannique — pas uniquement français, il ne faudrait quand même pas exagérer. » C’est essentiel, car on retrouve justement en tête des discussions, en tant qu’interlocuteur de Donald Trump, les deux puissances dotées : le Premier ministre britannique et le président de la République française.
Derrière cette situation, nous sommes évidemment dans une logique transactionnelle.
Depuis longtemps, les États-Unis souhaitent que l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne, et notamment les 22 États membres de l’OTAN en Europe, augmentent leur budget de défense à 2 %, ce qui est le minimum requis quand on est membre de l’Alliance atlantique. Cependant, ni l’Allemagne ni les autres pays européens n’ont suivi.
En janvier 2020 a eu lieu la première rencontre, à Davos, entre Ursula Von der Leyen, nouvellement élue, et monsieur Trump. Cette première rencontre commence ainsi : « Vous me devez des centaines de millions de dollars. Parce que vous, les Allemands, vous n’avez pas payé ce que vous deviez. Si vous croyez que nous allons venir pour vous défendre, oubliez. » « Si vous croyez que nous allons venir pour vous défendre, oubliez. Vous payez, on le fait. Vous ne payez pas, je ne le ferai pas. » Il veut simplement forcer les États membres à atteindre les 2 % du PIB.
C’était encore la phase du racket de protection. Ne sommes-nous pas dans une phase un peu différente ?
Je me suis battu à Bercy pour réduire la dette. Mais j’ai fait un petit calcul : si l’Allemagne avait dépensé ces 2 %, et que tout le monde avait payé ces 2 % depuis le début de la zone euro, la dette allemande ne serait pas de 62 % mais de 85 %. Je ne dis pas ça pour jeter la pierre, mais pour souligner qu’il n’y a pas de bon élève et de mauvais élève.
Maintenant, nous sommes dans le même bateau et nous avons un destin commun. Il faut arrêter de se dénoncer. Oui, certains ont mieux travaillé que d’autres — c’est ce que Friedrich Merz dit quand il reconnaît que la France a investi depuis 1962 pour l’arme nucléaire.
À présent, tout le monde augmente ses dépenses militaires, même au-delà des 2 % — les Polonais sont à 4,7 %. Le problème reste de faire augmenter les dépenses ensemble. Il faut éviter que les pays augmentent leurs dépenses de façon séparée, faute de quoi on risque de fragmenter le marché intérieur.
C’est pour cela que je plaide beaucoup pour la mise en place d’un instrument permettant de cofinancer en amont des projets communs, à condition qu’ils soient menés par trois ou quatre pays — comme je l’ai fait, par exemple, pour augmenter la capacité de production de munitions. Nous n’y sommes pas encore parvenus, mais c’est une idée que j’ai défendue avec d’autres, comme Kaja Kallas, alors Première ministre estonienne.
Il faut aller plus loin. Draghi le demande dans son rapport. Pour l’instant, la Commission a fait la sourde oreille parce que Scholz n’en voulait pas et que Merz ne veut pas en parler pour l’instant. Mais nous espérons y parvenir.
Nous sommes aujourd’hui dans une logique transactionnelle. Parce que Trump dit : « Je vous mets des droits de douane si vous ne me faites pas ci ou ça. » Nous ne sommes pas uniquement dans une logique d’équilibrage du déficit de la balance commerciale.
Ce déficit est en fait artificiel. On échange 1 500 milliards de chaque côté de l’Atlantique, entre l’Europe et les États-Unis. Le déficit de la balance commerciale en marchandises est certes de 256 milliards au bénéfice de l’Europe, en particulier pour les véhicules. Mais en revanche, les États-Unis ont un excédent de 100 milliards sur les services, ce qui ramène le différentiel à 50 milliards seulement. Trump essaie d’abord de réduire ces déficits, et ensuite, il espère qu’il obtiendra autre chose.
En tant que commissaire, je l’ai beaucoup vécu. On essaie en permanence de faire plus d’Europe ; on veut effectivement acheter plus en Europe. Cependant, il est vrai qu’en 2024, 63 % des équipements militaires seront achetés aux États-Unis. Pourquoi ?
Parce que lorsque les Européens envisagent d’acheter davantage en Europe, ils reçoivent immédiatement un coup de fil de l’ambassadeur américain local ou éventuellement du secrétaire d’État américain. Ils déclarent : « Attendez, n’oubliez pas que la protection ultime, c’est nous. »
Ce sera le cas tant qu’il y aura 26 pays européens dépendant totalement de la protection ultime des États-Unis dans le cadre de l’OTAN — et cela va encore durer un certain temps. Selon l’article 42.7 des traités, en Europe, nous devons aller défendre un pays s’il est attaqué, mais le nucléaire n’est pas mentionné. En revanche, l’article 5 de l’OTAN le précise évidemment dans toutes les conditions. Mais comment faire si la confiance n’est plus là ?
Oui, nous allons sans doute augmenter nos capacités de production militaire — en Europe, on sait tout faire en termes de défense, mais on ne va pas assez vite. Selon moi, le sujet est le suivant : nous entrons dans un monde où les superpuissances nucléaires vont jouer un rôle encore plus important.
Lors du sommet de l’OTAN à Vilnius, il y a 18 mois, Vladimir Poutine a déclaré : « Une puissance super dotée ne peut pas perdre une guerre conventionnelle. » Tous les soirs à la télévision russe, les agitateurs russes vous disent : « Moscou-Paris : douze minutes ; Moscou-Berlin : huit minutes ; Moscou-Madrid : seize minutes. » Ils vous disent que nous sommes à portée de main. Il y a quand même 7 000 missiles nucléaires en Russie. Nous ne savons pas si tous fonctionnent, mais au moins 2 000 fonctionnent. C’est déjà beaucoup.
Les Chinois ne veulent pas en entendre parler du tout. Ils vont donc faire pression sur Poutine avant le sommet de Vilnius pour signifier que c’est leur ligne rouge. Les Américains communiquaient aussi avec les Russes par l’intermédiaire de Jake Sullivan. Ne croyez pas que les Américains ne parlent à Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, que depuis que Trump est arrivé au pouvoir. Ils vont se mettre d’accord à trois : trois puissances nucléaires. Pour apaiser les tensions avec la Russie, ils ont convenu que l’Ukraine n’entrera jamais dans l’OTAN avant très longtemps. C’est ce que Biden a dit au sommet de Vilnius, provoquant l’ire de Zelensky, qui attendait autre chose. Depuis, vous aurez constaté que la Russie s’est calmée et ne parle plus de ce risque.
Ce risque existe toujours. Il est rappelé évidemment à partir du moment où une décision ultime est prise. C’est le cas par exemple pour le Danemark, qui voit tout de même son intégrité territoriale menacée, même si c’est à travers un territoire associé.
Sur ce point-là, j’ai l’impression que vous continuez à penser qu’il y a de la place pour du transactionnel avec Trump aujourd’hui ? Pourtant, dans une demande d’annexion de territoire, on n’est plus dans le transactionnel. On est quand même dans une disposition asymétrique unilatérale plus profonde.
Certes, mais là, on est dans la logique des barons voleurs, des présidents des États-Unis de la fin du XIXᵉ siècle.
Selon moi, l’important aujourd’hui est que nous devons nous organiser. Comment pouvons-nous être opérationnels dans ce monde que je vous décris ? Nous devons à la fois augmenter notre autonomie et notre autonomie stratégique, tout en sachant que le problème du nucléaire que j’ai évoqué ne pourra pas être résolu très facilement.
Depuis le général de Gaulle, tous les présidents de la République française ont toujours dit que l’arme nucléaire n’était utilisée que si les intérêts fondamentaux de la France étaient attaqués. Il fallait donc comprendre qu’il y avait une dimension européenne, sans jamais — ambigüité stratégique oblige — préciser ce que cela voulait dire. Il va donc être très difficile d’affirmer que nous pouvons en faire bénéficier les Européens.
Pensez-vous que l’offre politique actuelle est à la hauteur de la demande ?
Non. D’ailleurs, je vois dans votre sondage que seulement 14 % des Européens pensent que l’OTAN peut jouer un rôle. J’étais moi aussi comme les Européens. Depuis que je vois le monde changer si rapidement, je sais qu’il faut que nous organisions cette transition.
D’abord, Trump veut qu’on augmente nos dépenses de défense pour être à peu près à égalité avec les États-Unis. Aujourd’hui, dans le cadre de l’OTAN, les États-Unis dépensent 66 % et nous, Européens, 33 %. Avec l’augmentation des dépenses, on va sans doute monter à 50 %. Nous devrons donc déjà contribuer davantage.
Mais il faut aussi commencer à bâtir un pilier européen de l’OTAN, car ce pilier européen préserve le parapluie nucléaire qui est vital. Si on ne le fait pas, alors tout devient possible. Nous allons le faire en augmentant les dépenses et en commençant à travailler sur l’interopérabilité, comme on sait le faire au sein de l’OTAN. Si nous assumons le leadership, nous pourrons traiter de ces questions éminemment stratégiques dans le cadre d’un pilier européen de l’OTAN. Nous sommes donc parfaitement lucides sur la situation, mais cela prendra du temps.
C’est un sujet qui me semble absolument essentiel et fondamental. J’étais en Asie du Sud-Est il y a quelques semaines et je peux vous dire que la perte de confiance dont nous parlons ce soir est aussi très fortement ressentie en Corée du Sud. Certes, il y a 28 000 GI en Corée du Sud, mais ils dépendent de la protection absolue du parapluie nucléaire américain. Elles se disent en effet qu’elles peuvent être attaquées du jour au lendemain.
De même que Friedrich Merz a dit que jamais de sa vie il n’aurait pensé dire ces mots que j’ai évoqués tout à l’heure, jamais je n’aurais pensé entendre les autorités coréennes dire : « Peut-être faut-il que nous aussi, nous fassions ce que vous disiez, qu’on ait une deuxième sécurité, et que nous commencions à réfléchir à la possibilité de posséder notre propre arme nucléaire. »
Le Japon, qui s’est développé sans se réarmer, un peu comme l’Allemagne, uniquement avec des forces d’auto-défense et en limitant les dépenses à 1 % du PIB, a vu ce pourcentage passer à 2 %, et il devrait atteindre 3 %.
Ce que je veux dire, c’est qu’en l’espace de quelques semaines, la confiance a volé en éclats. Ce sera très difficile à rétablir.
De nombreux États sont concernés. Notamment la Corée du Sud, qui est tout de même en guerre avec un autre pays qui ne s’embarrasse pas — 196 missiles tirés depuis que Kim Jong Un est au pouvoir. Tous ceux qui s’étaient abrités derrière ce parapluie nucléaire américain sont concernés.
Je pense donc que la prolifération nucléaire est un élément qu’il va falloir contrôler de façon très sérieuse.
Notre enjeu est donc d’organiser cette transition sans naïveté et d’augmenter au maximum notre capacité à répondre par nous-mêmes à nos propres besoins. La question la plus complexe est de réfléchir à cette double sécurité, car tant que Vladimir Poutine est au pouvoir, ces risques sont extrêmement importants.
À ce propos, nous avions publié en mai 2024 un article qui faisait l’hypothèse d’un monde à 20 puissances nucléaires dans le cadre d’une victoire de Donald Trump. On avait donc pressenti la chose, mais c’est effectivement un sujet très urgent.
S’il fallait, à partir de ce portrait de la demande de l’opinion publique européenne, formuler une offre, quelle serait-elle ? Que serait l’Europe qui pourrait intercepter cette demande qui émerge, mais n’est pas encore transformée en projet concret ?
Thierry Breton a dessiné en creux ce que représente le défi des Européens. Vladimir Poutine peut livrer à son opinion publique le récit d’une fierté retrouvée, d’un pays qui tient la dragée haute à l’Occident et qui raconte à longueur de chroniques qu’on peut bombarder Varsovie, Paris et Londres en quelques minutes.
Donald Trump a à peu près la même possibilité aujourd’hui. Il a un discours extrêmement cohérent et construit, qu’il livre non pas à son opinion publique, mais à ses électeurs. Il leur dit : « On va récupérer l’argent que tous ces profiteurs, en particulier européens, nous ont pris. Nous devons défendre nos intérêts. »
Les Européens n’ont pas ce luxe. Les dirigeants des différents pays n’ont pas le luxe de se contenter de parler à leur opinion publique. C’est pourquoi il est nécessaire de construire un récit fédérateur paneuropéen dans ce moment très troublé.
C’est un bouleversement pour tout le monde. D’un côté, les Atlantistes (les Polonais, par exemple, ou les Allemands) sont chahutés par la période. De l’autre, dans un certain nombre de nos pays, qui étaient assez poutinophiles, c’est-à-dire rejetaient le poids et le rôle des États-Unis, je ne suis pas certain que tous les électeurs de l’AfD voient d’un très bon œil le fait d’être soutenus par un milliardaire américain.
C’est un moment crucial où les dirigeants européens, déjà fragilisés, commettent une erreur. Je pense notamment au président de la République en France, qui a fait le choix de parler d’abord à son opinion publique, alors que l’enjeu crucial aujourd’hui est de profiter de ce moment historique pour comprendre ce que serait le narratif fédérateur européen. Ce sondage montre qu’il existe des éléments permettant de construire ce narratif. On voit aussi qu’il y a des clivages historiques qu’il s’agira de dépasser.
J’aimerais insister sur le fait qu’il ne faut pas oublier les questions sociales. En réalité, il faut se demander quelles sont les priorités et vers où le curseur va se positionner.
En effet, lorsqu’on observe l’électorat de l’AfD et celui du BSW, à l’extrême gauche de l’échiquier politique, on constate une volonté de renouer avec la Russie. Il faut aussi prendre en compte la situation économique difficile dans laquelle on se trouve en Allemagne, avec une deuxième année de récession consécutive en 2024. Les investissements reculent. Il y a aussi un recul de la production industrielle depuis 2018. L’industrie automobile, qui avait fait la fierté de l’Allemagne, est aujourd’hui aussi à la peine, ainsi que les industries énergivores qui sont impactées par la hausse des coûts énergétiques. Par conséquent, la base industrielle allemande est en difficulté, et le pouvoir d’achat est impacté.
C’est pour ça qu’il a été important, dans la proposition faite par Merz et le SPD, d’assouplir le frein à la dette concernant les dépenses en matière de défense, mais aussi d’ajouter les 500 milliards d’euros relatifs aux infrastructures, qui ont un effet multiplicateur dans d’autres domaines que la défense. Cela concerne notamment les hôpitaux et les écoles. Il ne faut jamais perdre de vue ce côté social non plus.
Thierry Breton, nous avons besoin non d’une lettre, mais d’un tweet.
Leadership. Il nous faut du leadership. C’est vraiment ce dont nous aurons besoin pour répondre précisément à tout ce que nous venons d’aborder.
C’est possible, mais il faut se mettre en mouvement, il faut de la force, de l’énergie, il faut savoir convaincre.
Marie Krpata, vous parlez des résultats de la grande coalition, parce que les 500 milliards consacrés aux infrastructures proviennent peut-être davantage du côté de Monsieur Pistorius que de celui de Monsieur Merz. Ce sont les deux jambes. L’Allemagne a cette culture du consensus. C’est une force — quand on sait bien la régler. Il va falloir faire la même chose en Europe.
Cela nécessite d’abord de bien savoir où doit être notre transition, afin d’avoir une potentialité d’autonomie stratégique. Nous devons utiliser nos atouts, notamment le marché intérieur, le plus grand marché du monde, qui doit être pris en compte dans les discussions transactionnelles.
Il faut aussi que nous disions de façon très claire ce qui est non négociable en Europe, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes. Notre intégrité territoriale, évidemment. Mais aussi notre intégrité démocratique. Ce qui fonde notre vivre ensemble, ce que nous avons construit ensemble — y compris les lois sur le numérique, l’objectif de 2050, l’appartenance au traité de Paris, notre lutte contre le réchauffement climatique. C’est notre patrimoine commun.
Nous pourrons peut-être discuter du reste, mais avant cela, soyons bien conscients de ce qui fonde notre identité. C’est ce que l’on retrouve peut-être instinctivement dans les réactions de nos concitoyens européens.
Il faut aussi que nous soyons forts dans cette guerre de narratifs, avec toujours cette incertitude sur le caractère sérieux ou non des propos. Trump est le champion du monde en la matière. Il n’arrête pas de dire qu’il veut prendre le Groenland. Je me suis alors demandé quelle était la situation de l’Alaska aujourd’hui, que les États-Unis ont acheté il y a déjà longtemps. Comment vivent les 700 000 habitants de l’Alaska aujourd’hui ? J’ai regardé : c’est dramatique. Le taux de suicide est le plus haut du monde — après le Groenland (rires). Il y a donc un blocage. J’ai ensuite regardé pour le Canada : formidable, trois fois moins de taux de suicide. Les gens sont-ils heureux de vivre ? Et pour nous, en Europe ? Quel est le pays où l’on est le plus heureux au monde ? Je vois que c’est la Finlande ! La Finlande monte pourtant aussi au cercle arctique. Nous savons peut-être donc mieux nous traiter les uns les autres.
En Alaska, ils font de la pêche, du tourisme, de l’exploitation pétrolière et du forage, mais pour que les grandes entreprises américaines puissent s’y rendre et tout emporter sans laisser la moindre valeur ajoutée. Je pense qu’il faudrait aller voir nos amis Canadiens et leur proposer un très bon deal : « Nous voulons acheter l’Alaska ». J’ai calculé que ça vaudrait 77 milliards de dollars.
Mais qui peut porter cela ?
C’est bien la question : leadership, c’est ce qu’il nous faut. Il faut trouver la personne qui a le courage de porter cela, et on rééquilibrera peut-être les choses.
J’ai l’impression qu’on a un programme, en tout cas.
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