08

avril 2025

De 19:30 à 21:00

École normale supérieure

45 rue d'Ulm - 75005 Paris

Langue

FR

Rencontre avec Dominique de Villepin : le pouvoir de dire Non

Dominique de Villepin
Dominique de Villepin
David A. Bell
David A. Bell
Anna Colin Lebedev
Anna Colin Lebedev
Céline Marangé
Céline Marangé
Patrick Weil
Patrick Weil
Gilles Gressani
Gilles Gressani

Mardi du Grand Continent du 8 avril à l’École normale supérieure, avec Dominique de Villepin, en discussion avec David Bell, Anna Colin Lebedev, Céline Marangé et Patrick Weil, modéré par Gilles Gressani.

Citations à retenir

Dominique de Villepin
Nous sommes dans ce moment du monde où, tout à coup, il n'y a plus que Donald Trump, plus que les États-Unis. À l'échelle des enjeux mondiaux, on voit bien que tout cela est profondément disproportionné, même si leur capacité à saccager l'ordre du monde est très grande.
Dominique de Villepin Ancien Premier ministre français (2005-2007)
David A. Bell
Les États-Unis avaient besoin d'un Washington. On pourrait dire que la France avait besoin d'un de Gaulle. On pourrait dire que les marques d'adulation à l'égard de Washington étaient tout aussi exagérées que celles dont bénéficie aujourd'hui Donald Trump. On l'appelait le « grand Washington », le « divin Washington », le « Moïse américain », etc. Mais très souvent, cette quête d'un chef peut mener à l'avènement d'un César.
David A. Bell Professeur à Princeton
Dominique de Villepin
Aujourd'hui, partout en Europe où montent les populismes, la question identitaire permet d'échapper aux responsabilités politiques. Agiter la question identitaire, c'est ne pas faire de politique. C'est l'inverse de la politique — c'est allumer l'incendie partout où l’on passe.
Dominique de Villepin Ancien Premier ministre français (2005-2007)
Patrick Weil
Il me semble qu’en complément de la présidence impériale, nous sommes face à un autre phénomène qui vient des tréfonds de l'histoire américaine. Il s’agit de la permanence de la guerre civile, qui n'a jamais été arrêtée — le Nord n'a jamais écrasé le Sud, et l'a laissé revivre en quelque sorte en instaurant la ségrégation.
Patrick Weil Historien
Dominique de Villepin
Dans le jeu d'échecs du monde, la Russie a toute sa place. Mais dans le jeu de go du monde, vu par les Chinois, la Russie n'occupe pas la place cardinale de l'adversaire stratégique.
Dominique de Villepin Ancien Premier ministre français (2005-2007)
Anna Colin Lebedev
On manque, en réunissant trop dans une même logique les aspirations trumpiennes, la politique chinoise et la politique russe, des dynamiques qu’il nous est absolument crucial de comprendre. Il nous faut les comprendre à la fois pour notre propre préoccupation pour la sécurité européenne, mais aussi pour sortir d'un concept dont la version extrême serait « les nouveaux empires du mal » autour de nous.
Anna Colin Lebedev Maîtresse de conférences en science politique
Dominique de Villepin
Une diplomatie, c'est l'exercice d'une angoisse et d'une inquiétude maximale qui, à force de creuser la plaie, finissent par offrir une piste de solution.
Dominique de Villepin Ancien Premier ministre français (2005-2007)
Céline Marangé
Nous sommes aujourd’hui face à un certain nombre de dilemmes : Comment défendre la démocratie dans ces conditions d'extrême incertitude et de confrontation croissante, sans la dévoyer ? Comment sensibiliser nos concitoyens aux menaces extérieures qui les guettent, sans les démoraliser ni les effrayer ? Et surtout, comment préserver notre modèle social qui est gage de cohésion, tout en accroissant les dépenses de défense qui sont indispensables à une posture de dissuasion crédible, alors que par ailleurs, la dette et le déficit public sont déjà abyssaux ?
Céline Marangé Chercheuse Russie et Ukraine à l'IRSEM

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Ce mardi du Grand Continent est tout à fait exceptionnel, non seulement en raison de la qualité de l’auteur que nous recevons, Dominique de Villepin, mais aussi en raison de la qualité de la pièce de doctrine qu’il a écrite, que nous avons publiée hier et dont nous allons parler ce soir. 

Nous sommes très heureux de pouvoir aborder ce texte en profondeur et de le discuter avec nos différents invités. Nous aborderons ce texte avec David Bell, professeur d’histoire à Princeton, spécialiste de la Révolution française, des Lumières et de Napoléon ; Céline Marangé, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire ; Anna Colin Lebedev, maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-Nanterre ; et Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS. Vous venez de publier, Patrick Weil, l’édition poche de votre ouvrage Un fou à la Maison-Blanche (2024) — un livre qui parle à de nombreux égards du moment dans lequel nous sommes, même s’il ne traite pas du président Trump. 

Nous souhaitions discuter cette pièce de doctrine très profonde, qui est un peu un exercice hors norme, d’une manière à la fois sérieuse et pointue. Pour commencer à entrer dans ce texte, ma première question sera assez englobante. Vous posez le constat et le diagnostic d’un pouvoir, d’une puissance qui puisse dire non.

Il y a là-dedans quelque chose du geste classique du pouvoir. Du côté de la stylistique, c’est la litote, chez Racine ou Corneille, à savoir, la souveraineté qui est capable de retenir l’expression d’un monde sans limites, le monde des guerres civiles. C’est aussi la capacité de calmer la violence, ou tout du moins de la canaliser. Quelles sont donc les instances, les acteurs, l’échelle de ce pouvoir qui dit non ? 

Je souhaite également poser une question un peu plus simple et terre à terre. Il y a dans ce texte ce qu’on pourrait appeler une transition écologique du gaullisme. Pourrait-on parler d’éco-gaullisme ?

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

Merci à toutes et tous d’être ici présents, non pas pour discuter une pièce de doctrine comme on discuterait une pièce de bœuf — ce serait très prétentieux de ma part — mais plutôt pour discuter le point de départ de ce texte, qui est une intuition.

Pour cela, je répondrai à la première question : quelles sont les instances à partir desquelles il est possible aujourd’hui de dire non ? Je parlerai à titre personnel. 

La seule instance, même si, partant des textes anciens, nul n’est tout à fait « maître de son souffle », c’est bien sûr la conscience. C’est une conscience individuelle, qui est plongée dans le monde. De ce point de vue, je dois beaucoup à ma naissance, qui m’a frotté à des continents, à des mondes et à des autres extrêmement différents.

Je dois aussi à cet intermède, entre l’exercice du pouvoir — il y a maintenant très longtemps, je n’ose dire le nombre d’années — et aujourd’hui. Dans cet intermède du pouvoir, on peut mesurer à la fois la très grande vanité de celui-ci, et en même temps ce devoir immense qu’il représente quand on a la chance et l’honneur de pouvoir l’exercer. Cette conscience est forcément, au fil du chemin, enrichie par des rencontres, par une exigence de fidélité, par le fil qu’il s’agit de tisser entre soi et l’histoire, et soi et le monde. 

Rien ne me frappe plus aujourd’hui, ce sera mon point de départ, que de constater à quel point nous sommes à un moment de l’histoire du monde où tout semble se dérober.

La parole se dérobe, le réel se dérobe, l’autre se dérobe. Tout semble comme flouté, en suspens, malmené, quand on regarde la façon dont les pouvoirs s’organisent autour du monde et la manière dont se déroule le jeu politique.

J’en veux pour preuve ce décalage inouï entre le réel et la parole du pouvoir qui, d’un jour à l’autre, change de préoccupation. Il y a ne serait-ce que quinze jours, nous étions tous focalisés sur la possibilité de troupes au sol en Ukraine et aujourd’hui, cela paraît être une antiquité. On se demande même comment on pouvait à l’époque parler d’économie de guerre ou de s’engager sur le terrain en Ukraine. 

Il y a trois jours, nous étions troublés par les massacres de Gaza qui continuent, et aujourd’hui, on a l’œil rivé sur les Bourses et les droits de douane. C’est dire à quel point ce monde est fait d’une idée qui chasse l’autre.

Partant du principe que les économistes connaissent bien : la mauvaise monnaie chasse la bonne. De même, les bonnes idées sont chassées par les mauvaises idées qui prennent en permanence le pouvoir. 

Nous sommes face à un basculement du monde, qui est, au premier chef, ce trouble intime que l’on ressent tous devant une réalité qui s’efface et devant des pouvoirs qui sont d’autant plus importants qu’ils occupent tout — c’est le cas des nouveaux empires. 

Face à cela, les démocraties ont beaucoup de mal à suivre, même si elles ont un immense avantage, qui est d’être faites, quant à elles, de citoyens vivants, de consciences vivantes. C’est en cela que le pouvoir de dire non, c’est le pouvoir de chaque citoyen.

Ma double instance, c’est donc la conscience d’une part, et le citoyen dans une démocratie vivante d’autre part. 

Quant au terme « écolo-gaulliste », j’ai déjà enfilé un certain nombre de perles, dont l’« islamo gaulliste », dont je suis peut-être le premier et le dernier de l’espèce — même si le monde arabe est évidemment au cœur de l’histoire du gaullisme, et que le général de Gaulle, dans l’engagement qui a été le sien, a montré avec quelle force on pouvait être attaché à l’existence de justice, y compris dans des moments et des territoires difficiles. 

Cela dit, je pense que le terme d’« écolo-gaulliste » nous rattache à une vérité première aujourd’hui : notre planète, le cadre dans lequel nous vivons — le sol sur lequel nous sommes susceptibles de marcher, l’air que nous sommes susceptibles de respirer — tout cela est menacé. Avant même d’être citoyens, nous sommes des humains.

Quand nous voyons à la fois la citoyenneté se troubler, et notre existence de vivant être menacée, il faut commencer par se préoccuper de la chose première. C’est dire à quel point la charge est immense aujourd’hui, à quel point il faut reprendre les choses dès le début. 

C’est en même temps un privilège. 

En effet, j’ai essayé de montrer comment, dans les nouveaux empires, le citoyen n’est même plus sujet de son histoire, tant il est contrôlé. Au-delà même du contrôle, il est embarqué et on voit bien l’avenir qui lui est réservé. C’est un triple avenir qui pourrait se résumer à ce que promet le trumpisme : « forer, forer, forer, taxer, taxer, taxer, cliquer, cliquer, cliquer ». 

L’homme est ainsi réduit à être une souris blanche, avec une électrode à la queue, avec un grand manitou venant de temps en temps agiter le courant électrique qui permet à la souris blanche de montrer qu’elle est encore vivante. Je ne crois pas que ce soit le destin que ni les uns ni les autres nous envisagions ou auquel nous aspirons.

C’est une parfaite ouverture qui nous permet d’aborder la première séquence de cet échange, avec David Bell et Patrick Weil. Nous nous concentrons sur ce moment « techno-césariste », comme le dit David Bell, sur la forme prise par l’empire Trump et celle d’un président fou, comme pourrait le dire sans doute Patrick Weil. 

David A. Bell

David A. Bell

Je voudrais remercier Dominique de Villepin d’avoir écrit ce très beau texte qui est à la fois un essai, une jérémiade et un appel à l’action. 

Je suis américain, et dans votre texte, vous parlez de mon pays. Non seulement de son présent, mais aussi de son passé. Vous évoquez le glissement de nombreux régimes vers une forme de monarchie plus ou moins élective, ainsi qu’une dérive vers un culte de la personnalité.

Vous dites : « une attente messianique à l’égard d’un homme seul, censé tout résoudre par la seule force de sa volonté. » Mais vous admettez en même temps que ce phénomène n’est pas nouveau, qu’il est inscrit de manière assez paradoxale au cœur même de la République américaine, depuis George Washington jusqu’à la présidence impériale assumée par Roosevelt. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de la cinquième République en France et de sa présidence. 

Il faut évidemment se méfier de ce culte de la personnalité et des chefs qui se prennent pour des messies. Et pourtant, les mouvements ont besoin de leaders. Plus encore, je dirais qu’il est difficile de placer sa confiance dans des principes abstraits ou de se consacrer entièrement à des règles impersonnelles. 

Les États-Unis avaient besoin d’un Washington. On pourrait dire que la France avait besoin d’un de Gaulle. On pourrait dire que les marques d’adulation à l’égard de Washington étaient tout aussi exagérées que celles dont bénéficie aujourd’hui Donald Trump. On l’appelait le « grand Washington », le « divin Washington », le « Moïse américain », etc. 

Mais très souvent, cette quête d’un chef peut mener à l’avènement d’un César.

Or, comme vous le soulignez, nous vivons aujourd’hui dans un monde d’hommes forts : Poutine, Xi, Modi, Netanyahu, Erdogan, Orban et — malheureusement pour moi — Donald Trump. Que peut-on faire pour s’assurer que les chefs soient des Washington, respectueux des principes et des règles constitutionnelles, et non des Trump ? Dans quelle mesure avons-nous besoin de leaders charismatiques pour inspirer et unifier les peuples, pour surmonter les conflits qui nous paralysent si souvent ?

Comment assurer qu’ils soient démocratiques — c’est-à-dire de « bons César » et pas de « mauvais César » ? 

Patrick Weil

Patrick Weil

Merci de m’avoir permis de lire ce magnifique texte. Je commence par une petite note : vous avez évoqué le concept de « souveraineté de l’individu », qui est très rarement utilisé. Ce concept a été utilisé par Hannah Arendt et jamais commenté. Elle a dit, au moment de la Révolution française, que l’individu avait été déclaré souverain en droit, et le peuple souverain en matière de gouvernement. Je trouve que c’est une remarquable synthèse. J’ai écrit un article à ce sujet, mais c’est la première fois que je vois ce concept repris, et je pense que vous avez raison de l’utiliser. 

Dans la suite de David Bell, je voudrais vous interroger sur les États-Unis. Il me semble qu’en complément de la présidence impériale, nous sommes face à un autre phénomène qui vient des tréfonds de l’histoire américaine. Il s’agit de la permanence de la guerre civile, qui n’a jamais été arrêtée — le Nord n’a jamais écrasé le Sud, et l’a laissé revivre en quelque sorte en instaurant la ségrégation. 

Le Sud est réapparu avec des présidents sudistes. J’ai étudié, grâce à un manuscrit inédit de Sigmund Freud, le président Wilson. Il s’était amouraché pendant la Conférence de la paix du représentant de l’Afrique du Sud, le général Smuts, avec qui il a imposé les réparations à l’Allemagne, a rattaché les territoires anciennement colonisés par l’Allemagne à l’Angleterre, et a écrit le statut de la SDN. Wilson a ordonné aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles, et il a détruit l’alliance militaire que nous avions signée avec les États-Unis parce que le Sénat lui demandait de dire qu’il respecterait la Constitution en cas de déclaration de guerre. 

Il y a comme un sudisme — soutenu ici par un Africain du Sud blanc, un des organisateurs de l’apartheid — que l’on retrouve aujourd’hui dans cette « revanche » du Sud contre le Nord. Cela se traduit par exemple par la fascination de Trump pour Poutine, pour Netanyahou, pour Orban. Cette alliance chrétienne correspondait à la vision de Wilson : réorganiser le monde autour de lui, le « nouveau Christ blanc ». Cela se retrouve également dans le fait qu’on supprime la vaccination pour tous les Noirs et les Latinos, qui vont « pouvoir mourir », mais pas évidemment pour les familles des classes supérieures américaines.

Nous sommes face à une dimension raciste, raciale, mais mondiale et pas simplement autour des États-Unis. C’est là dessus que je voudrais vous interroger.

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

Je ne prétends pas du tout analyser le moment que nous vivons en spécialiste de l’histoire des États-Unis. Je sais à quel point cette histoire est complexe et faite d’héritages différents. 

Ce qui m’a profondément marqué, c’est l’alliance qui peut paraître hétéroclite et conjoncturelle entre des groupes très différents. Les évangélistes par exemple, avec les ultra-conservateurs américains, profondément remués par l’évolution économique et par la désindustrialisation, alliés à un mouvement de techno-entrepreneurs. Ces derniers donnent un horizon, une vitalité, une dynamique qui apparaît presque positive, à cet attelage très largement idéologique — ou très largement nourri de populisme. 

Cette alliance prend aussi forme avec deux autres facteurs. 

Le premier est très politique. C’est la montée de la querelle identitaire, ayant des racines dans l’histoire américaine, notamment dans la guerre culturelle qui s’est développée au cours des dernières décennies. Le mouvement démocrate a poussé à son paroxysme cette bataille autour du wokisme et des identités. Cette querelle identitaire a exacerbé le débat. 

D’autre part, se greffent ces nouveaux instruments technologiques (les réseaux sociaux, les algorithmes) qui permettent aux politiques d’avoir une capacité à peser sur les individus, à manipuler la conscience des citoyens. Cela donne un pouvoir absolument unique à la politique ou aux apprentis candidats politiques.

Le tout provoque ce que nous voyons : un projet qui dépasse encore la somme des différents groupes idéologiques, sociologiques, ethniques qui composent le trumpisme. 

Il y a cette volonté de puissance, et en même temps cette volonté de revanche, et cette mise en scène à la fois de la sidération et du chaos, qui place les États-Unis au cœur de tout, et Donald Trump au cœur des États-Unis — et semble effacer tout le reste.

Nous sommes dans ce moment du monde où, tout à coup, il n’y a plus que Donald Trump, plus que les États-Unis. À l’échelle des enjeux mondiaux, on voit bien que tout cela est profondément disproportionné, même si leur capacité à saccager l’ordre du monde est très grande. 

Face à cela, nous demeurons avec un sentiment d’impuissance. Nous avons ce sentiment de paralysie, de ne pas avoir de moyens de réagir, et encore plus pour les démocraties, dans la mesure où nous sommes très dépendants de notre capacité à l’unité. C’est tout le problème de l’Europe par rapport aux États-Unis aujourd’hui. 

Il y a une accumulation de facteurs nouveaux. Il y a une dimension très personnelle à la fois dans la conquête du pouvoir et dans l’attitude de Donald Trump, qui donne cet aspect si particulier à ce que nous voyons sur la scène américaine. Je ne suis pas sûr qu’on puisse reprendre tous les fils de l’histoire pour, très rationnellement, poser chaque élément dans l’ordre de ce qui ferait du trumpisme un héritage mécanique ou dynamique de l’histoire américaine.

Je crois qu’il y a aussi quelque chose qui appartient à notre époque. Cela a trait à l’image, à la gestion de l’image, et à l’instinct. La centralité de l’instinct nous ramène à des récurrences très traditionnelles des mouvements populistes ou des mouvements violents dans l’histoire. Cette capacité qu’a Donald Trump, instinctivement, à se porter dans certaines directions, à mettre en scène les choses d’une certaine façon.

Il s’agit donc d’un ensemble composite, mais qui, en même temps, nous entraîne dans un mouvement dont on peut déjà prédire un certain nombre de conséquences et de risques. C’est en cela que ce mouvement s’apparente à d’autres mouvements historiques de résurgence populiste violents — dans la mesure où, échappant à tout contrôle, ils suivent à un moment donné leur propre mouvement et leur propre logique.

J’ai une question, qui était déjà latente dans les deux interventions de David Bell et Patrick Weil. La contamination internationale de ce mouvement peut-elle prendre en France ? Quel serait, à votre avis, la nature d’un trumpisme français ? 

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

Il faut distinguer les pays qui ont aujourd’hui une capacité à prétendre, en tant qu’États-civilisations ou en tant que néo-empires, à cette fascination pour la domination. 

Ce n’est évidemment pas le cas de l’Europe, que je qualifie d’empire « bénin » du droit, de la règle, où l’on ne constate aucune aspiration aujourd’hui à jouer de cette puissance dans l’ordre mondial.

Par contre, nous avons aujourd’hui toutes les caractéristiques pour devenir un ensemble vassalisé dans le nouvel ordre mondial. 

Je crois qu’il y a deux clés extrêmement puissantes. 

La première, c’est la vocation des populismes européens à répondre à des maîtres qui sont ailleurs. On voit à quel point il y a une réactivité de ces populismes à la fois au trumpisme et au poutinisme.

Deuxièmement, c’est l’activation de la clé identitaire par un certain nombre des oligarchies européennes qui constitue la clé d’entrée, avec le populisme, de cette vassalisation. 

L’identitarisme aujourd’hui en Europe, c’est en quelque sorte la reconnaissance de la fin de la politique. Ce qui me frappe le plus dans les débats politiques européens aujourd’hui, c’est à quel point on prend acte de la perte d’autorité de l’État et de son impuissance.

Évidemment, comme il faut substituer quelque chose à cette perte d’autorité et à cette impuissance, on y substitue des images et de la communication. Aujourd’hui, les ministres passent plus de temps dans les studios de télévision qu’à leurs bureaux. Ils ne gouvernent plus. 

J’insiste sur ce point : gouverner, ce n’est ni faire la loi, ni se précipiter au 20h de TF1.

Gouverner, c’est prendre en main l’immensité d’une charge qui est celle d’une administration, et à partir de là, prendre des décisions qui ont une traduction dans le réel. Si on est en charge de la sécurité, on se coltine l’augmentation de la criminalité et des atteintes à la personne, et on doit voir si à la fin du mois si cela a baissé ou non.

Prendre en main son secteur de compétence à travers la question de l’immigration — sans avoir du tout le souci de traiter la question migratoire, parce qu’il est impossible de le faire à partir du seul ministère de l’Intérieur — c’est prendre le risque de céder à l’identarisme. C’est activer des leviers qui n’ont pas de traduction en termes de politiques publiques.

Aujourd’hui, partout en Europe où montent les populismes, la question identitaire permet d’échapper aux responsabilités politiques. Agiter la question identitaire, c’est ne pas faire de politique. C’est l’inverse de la politique — c’est mettre l’incendie partout où l’on passe. 

C’est désigner du doigt, écarter, stigmatiser et évidemment enflammer les journaux qui soutiennent votre position, enflammer les médias acquis et les groupes et les communautés qui vous soutiennent. C’est de cela dont nous sommes victimes.

C’est en cela que le risque auquel nous faisons face est celui d’être réduit à la souris blanche. Nous ne sommes plus traités en citoyens. 

J’avais des contacts ces jours derniers avec un certain nombre de partenaires sociaux. Ils me disaient : personne ne nous parle. Aujourd’hui, si vous êtes syndicaliste, ou travailleur dans une entreprise, votre inquiétude est de savoir si vous allez maintenir ou perdre votre emploi. De savoir si vous allez être mis en temps de travail partiel. Ce sont donc des problèmes extraordinairement concrets.

Qui aborde ces problèmes ? Qui parle de cela ? À chaque fois la politique se réduit à des systèmes : la réforme des retraites, la réforme énième sur le voile. On est toujours dans quelque chose de conceptuel — qui est mis en concept pour avoir cette dimension identitaire. Cela allume le feu à chaque fois, mais pas pour traiter les problèmes ni pour les gérer.

Dans ce contexte, nous devons prendre conscience qu’il y a là une vraie place pour l’insurrection citoyenne, la mobilisation, la capacité du citoyen à dire non. Le citoyen est là pour solliciter et demander la mise en œuvre de politiques publiques. Il est là pour constater si ces politiques publiques sont efficaces ou pas. 

On voit bien que non seulement on porte atteinte à l’honneur de la politique, mais on porte aussi atteinte à la démocratie. On porte atteinte à la République. 

C’est en cela que j’invite à retrouver cette règle élémentaire de la politique : la pesanteur.

D’un côté, des gens sont censés prendre des décisions — et il ne s’agit pas d’agiter la énième loi. Si l’on écoute une grande partie de l’échiquier politique aujourd’hui, ils nous disent au journal de 20h : « Je suis désolé, mais la loi ne me permet pas de faire tout ce que je voudrais et de renvoyer tous ceux que je voudrais renvoyer. Mais si je change la loi, alors je pourrais le faire. Et si on n’y arrive pas, on changera la Constitution. Et si ça ne suffit pas, on modifiera la hiérarchie des normes européennes et internationales ». 

Cette logique est celle de la surenchère. C’est à chaque fois un discours, une pratique politique qui vise à échapper à la responsabilité, à échapper à la pesanteur.

Pour cette deuxième séquence, on voudrait revenir sur l’international et regarder vers le « front Est », si j’ose dire. On a beaucoup parlé de Donald Trump. C’est difficile de ne pas parler de Xi Jinping et de Vladimir Poutine. 

Céline Marangé

Céline Marangé

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre essai. Je partage vos différents diagnostics : sur l’urgence de la crise climatique ; sur l’âpreté de la compétition pour les ressources minérales ; sur l’épuisement du mythe de la mondialisation heureuse ; sur l’accroissement des inégalités mondiales ; ou encore, et j’ai beaucoup apprécié, sur l’étouffement de la personne et de la créativité humaines face à la toute puissance technologique qu’on observe aujourd’hui.

En revanche, un point d’étonnement a été pour moi de constater qu’il était très peu question de la Russie. Parmi les convulsions citées en introduction, nulle trace de la guerre d’agression et de conquête de la Russie contre l’Ukraine — qui a déjà fait plus d’un million de tués et de blessés depuis 2022 de part et d’autre.

Dans la partie sur les nouveaux despotes à l’âge impérial, vous proposez une typologie très intéressante des logiques impériales — de Donald Trump, de Xi Jinping. Vous faites aussi mention de la logique européenne, mais Vladimir Poutine est curieusement absent à ce moment-là de la réflexion. Il n’est fait nulle mention des ambitions impériales russes, alors qu’elles s’expriment à mon avis sans vergogne, à travers la négation même de l’existence de la nation ukrainienne et la remise en cause du droit de l’Ukraine à exister en tant qu’Etat-nation. 

Plus tard, dans la partie sur le nouvel âge de fer, le propos s’ouvre sur les États-Unis, puis se porte sur la Chine et on en arrive finalement à la Russie. Vous expliquez que la Russie ne revient pas à l’Empire, car elle ne l’a jamais quitté, et qu’elle conçoit son avenir dans la continuité d’une civilisation. Implicitement — c’est en tout cas comme ça que je l’ai lu et vous pourrez me contredire si ce n’est pas le cas — l’agression de l’Ukraine apparaît alors comme une fatalité historique, et non comme l’aboutissement d’une dérive autoritaire ou le résultat d’un dilemme de sécurité qui a été mal géré. 

J’ai bien conscience que la réflexion se veut très large, et qu’elle n’était pas uniquement centrée sur la sécurité européenne. Toutefois, il me semble que si le but est d’envisager la nouvelle équation impériale telle qu’elle se pose entre les nouveaux empires qu’on voit apparaître, il est difficile de faire l’impasse sur l’impérialisme russe et les origines de cette guerre.

Cela étant dit, les préconisations que vous formulez ensuite sont d’une grande fermeté, et elles requièrent beaucoup de courage. Vous énoncez notamment les principes qui devraient guider l’action européenne concernant les négociations russo-américaines et les garanties de sécurité à l’Ukraine. Ils méritent d’être rappelés. 

Comment doit s’exercer, dans ce domaine précis, face à la Russie, l’esprit de résistance et la force du refus auxquels vous appelez ?

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev

Merci beaucoup pour ce texte qu’on va, je pense, lire et relire. Il a plusieurs niveaux de lecture. Il a aussi une épaisseur et un niveau de détail qui peut nous amener à faire partir la réflexion dans différentes directions. 

Il propose à la fois un schéma du monde, et un récit qui permet de donner du sens à ce qui nous arrive actuellement, tout en explorant les enjeux et les problèmes qui s’y posent. Mais on descend aussi — en tant que sociologue, je suis particulièrement sensible à cela — jusqu’au niveau des citoyens, de leur engagement, et de la manière de leur redonner une sensation de contact avec leurs politiques et leurs différents attachements.

Je vais parler en sociologue : de mon côté, la pesanteur est aussi toujours présente dans mes préoccupations. Il ne s’agit pas de la pesanteur de la politique telle qu’elle s’exerce, mais de la pesanteur des sociétés et des épaisseurs sociales. 

Le concept d’empire, du nouveau jeu des empires, est central dans votre pièce de doctrine — et je suis d’accord pour l’appeler de cette manière. Vous utilisez le concept de néo-empire, également d’hyper-cratie, et d’autres concepts sur lesquels on pourrait revenir en détail. 

Je comprends la préoccupation qui vous guide de « dézoomer », de chercher à comprendre la logique générale qu’il y a derrière l’émergence de nouvelles entités — qui revendiquent une forme de puissance et de contrôle, qui agissent non seulement dans ce qu’elles considèrent être leur périmètre, mais aussi en dehors. C’est d’autant plus important de « dézoomer » que, comme vous l’avez dit en introduction, nous sommes dans une situation où tout semble se dérober. Nous avons besoin de faire sens. 

Néanmoins, je trouve que c’est à la fois tentant et insatisfaisant. Dans la mesure où l’on manque, en réunissant trop dans une même logique les aspirations trumpiennes, la politique chinoise et la politique russe, des dynamiques qu’il nous est absolument crucial de comprendre. Il nous faut les comprendre à la fois pour notre propre préoccupation pour la sécurité européenne, mais aussi pour sortir d’un concept dont la version extrême serait « les nouveaux empires du mal » autour de nous.

On a besoin de comprendre aussi, au-delà des dynamiques autoritaires, la manière dont ces pouvoirs tiennent, la manière dont ils attirent, et ce qu’ils ont à offrir à leurs citoyens — car ils ont en effet des choses à leur offrir. Il nous faudrait aussi comprendre leurs propositions et leurs modèles, pour pouvoir les mettre en regard par rapport aux nôtres.

S’agissant de la « contamination » des discours et des aspirations impériales dans nos sociétés, je pense qu’on ne peut pas comprendre la dynamique de l’attraction que peuvent exercer ces sociétés chez nous, si on les analyse pas plus finement et si on ne s’écarte pas de cette vision de l’empire.

Un des constats que je fais depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, c’est à quel point nous perdons de l’épaisseur et de la finesse dans notre compréhension de ce qui se passe à l’intérieur de la société russe. 

Vous avez dit que, dans nos sociétés, nous avons des citoyens. Je vous contredirais en disant qu’il y a des citoyens dans l’ensemble de ces entités que nous sommes en train d’envisager. Ce sont des citoyens qui font des choix, qui sont mis dans des situations de contrainte. Nous avons vraiment besoin de gagner en connaissance de ces sociétés — or, c’est ce que nous perdons précisément en dézoomant et en prenant de la hauteur. 

Cela dit, je comprends très bien que rentrer dans la finesse des sociétés dans un essai d’une quarantaine de pages, c’est un jeu totalement impossible. 

Ma question serait double. D’une part, quelle politique de connaissance devrions nous avoir dans cette nouvelle situation, pour embrasser ce monde complexe ? D’autre part, une question qui en est un peu le corollaire : quelle politique d’influence pourrions nous avoir, à l’égard de ces nouveaux empires et de ces voisinages qui sont les nôtres ?

Ce que j’ai cherché dans l’essai, et que j’aimerais bien voir dans l’épisode suivant, c’est une réflexion sur notre politique vis-à-vis de la Russie, au-delà de la guerre qu’elle est en train de conduire en ce moment. Notamment dans une dimension positive de réflexion sur ce voisin géographique, que l’on conservera par la géographie des choses. Comment peut-on l’envisager dans votre architecture du monde en train d’être transformé ? 

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

J’imagine effectivement combien, à la lecture d’un tel essai, on peut se sentir frustré.

Je dois dire que la frustration, c’est l’exercice même auquel je me suis confronté en écrivant ce texte. Je n’étais pas du tout parti pour écrire une quarantaine de pages, mais pour écrire seulement quelques pages, à la demande de Gilles. C’est pour essayer d’aller au bout de ce que je voulais dire que j’ai poussé l’exercice.

Cela explique qu’il s’agit plus de « coups de projecteur » sur un certain nombre de sujets, qu’une tentative de les embrasser dans leur ensemble. Cela s’est fait en huit jours, donc ce n’est pas un exercice d’un mois de d’écriture. 

Il y a un deuxième problème, sur le plan méthodologique, qui est intéressant. Je me suis contenté, dans la vision en surplan, de privilégier la compréhension de la logique des pouvoirs à celle des sociétés — qui est un exercice d’une complexité infinie. C’est pour cela que dans le texte, j’essaie à un moment de modéliser — parce qu’on ne peut pas faire beaucoup plus, dans un exercice de synthèse, que de modéliser. 

Je constate alors qu’il y a d’un côté le modèle chinois, qui privilégie le contrôle. 

Ce n’est pas quelque chose chez moi de raisonné. C’est quelque chose de vécu, au contact de centaines de visites en Chine, que j’ai pu constater, vérifier, et vivre sur place.

Cette priorité donnée au contrôle, y compris sur l’expansion — cette notion traditionnelle d’« empire contrôlé ». C’est pour cela que j’emploie la formule du « parti qui tient l’État » et de « l’État qui tient la société ». C’est une espèce de jeu qui forme la clé du système chinois et l’héritage, depuis des temps très anciens, de l’empire du Milieu. 

De la même façon, s’agissant de la Russie, je mesure à quel point essayer de tirer le fil depuis le tsarisme jusqu’à la période actuelle, est très compliqué et demande des trésors de réflexion. 

Je n’ai pas voulu rentrer dans cette analyse pour une double raison. Premièrement, cela aurait supposé de traiter, ce qui est un sujet en soi, le monde russe et la vision du monde à partir de la Russie. Deuxièmement, c’est aussi un sujet en soi que de traiter aujourd’hui du pouvoir en Russie. 

J’ai vécu de très près le poutinisme dans toute la période première — c’est-à-dire depuis son arrivée au pouvoir jusqu’aux années autour de 2015. J’en ai un récit qui m’est suffisamment personnel pour ne pas l’avoir encore écrit. 

Je vais prendre un exemple. J’ai toujours constaté qu’il manquait quelque chose dans le débat public sur la Russie : dans le poutinisme néo-impérial, la dimension de compétition avec la Chine n’était jamais traitée. 

J’ai vécu, dans les entretiens avec Vladimir Poutine, dans la connaissance intime du réseau de pouvoir autour de lui, cette idée que rien n’est effacé dans la complexité de la relation avec la Chine du côté russe. 

Il y a un héritage qui fait que chez les diplomates, en France et dans beaucoup de chancelleries, on a toujours considéré que le rapprochement entre la Chine et la Russie était impensable, parce que rien ne permettait de penser que cela soit possible. C’est quelque chose de très ancré au Quai d’Orsay, par exemple. 

À un moment donné, il m’est apparu comme une évidence, que la stratégie qui était choisie par l’Europe et par les États-Unis, inévitablement, allait conduire à ce rapprochement. Il y a donc une part presque mécanique dans l’évolution de la Russie.

Il y a une deuxième part, cette fois-ci dynamique. C’est le fait que la Russie est marquée par le syndrome de la puissance, et de la reconnaissance de la puissance. De la même façon que les Chinois sont marqués par la puissance et le syndrome de la face — c’est-à-dire que l’on n’admet pas un certain nombre d’attitudes et d’humiliation — pour la Russie, et en tout cas pour Vladimir Poutine, la reconnaissance du statut de grande puissance de la Russie est centrale. 

On voit bien que, dans le jeu entre Donald Trump et la Russie, c’est un élément clé. 

Il y a une dimension presque « protocolaire ». C’est un ballet diplomatique, où la psychologie l’emporte sur bon nombre d’éléments. 

Dans la compétition entre la Russie et la Chine, je pense que dans les années 2010, Vladimir Poutine a eu envie d’affirmer son leadership et celui de la Russie par rapport à la Chine, dans ce qui était un rapprochement déjà esquissé. La Russie se réservait la possibilité de devenir leader en matière de puissance sécuritaire. C’est pour cela qu’elle a lancé — guidée aussi par l’histoire de l’ouverture vers les mers chaudes — sa stratégie en Syrie, puis après en Afrique. 

La Russie avait l’idée de montrer à Xi Jinping qu’elle faisait ce qu’il n’osait pas faire — lui qui était sorti de la réserve traditionnelle chinoise, de la patience et l’humilité prônés depuis l’époque de Deng Xiaoping. En 2013, avec son discours au Kazakhstan, Xi avait notamment lancé l’initiative One Belt One Road. On découvre aujourd’hui à quel point la vision chinoise est d’une finesse et d’une malice inouïe. Reprenant toutes les théories de la géopolitique ancienne de Harold Mackinder, sur le cœur de la puissance (le Heartland), en même temps que celles de Nicholas Spykman sur l’importance de la zone maritime pour la conquête de cette puissance. 

C’est un élément majeur qu’ont compris les Chinois, et de ce point de vue-là, avant les Américains. 

On attaque la « dinguerie » de Trump, mais Trump agit en grande partie en réaction par rapport à ce que font les Chinois. Trump n’invente rien. Il a été saisi en arrivant au pouvoir en 2016 par le plan Made in China 2025, constatant tout à coup que les Chinois avaient l’ambition de vouloir être les premiers de la classe mondiale dans les dix plus grands secteurs technologiques.

Il y a une part de rattrapage de l’humiliation, pour un certain nombre d’Américains, à l’idée qu’une puissance non caucasienne puisse oser prétendre au rôle de premier plan dans le monde. C’est une dimension dont on parle peu, mais que je crois centrale. 

Poutine participe de ce regard sur le monde dans lequel être caucasien et non caucasien, cela a du sens. Où être orthodoxe ou non orthodoxe, ou d’un héritage chrétien, cela a du sens. Vis-à-vis de la Chine, je pense que Poutine a voulu prendre le leadership sécuritaire. 

Après les deux années de Covid — sortant comme d’un long sommeil, s’étant plongé dans les archives du Kremlin, ayant été nourri au biberon par une série d’idéologues — il sort de sa réserve en se disant : je vais à nouveau en montrer au monde, et je vais en montrer à Xi Jinping. Je vais lui montrer que je suis capable de faire ce qu’il n’est pas capable de faire en s’emparant de Taïwan afin d’agrandir son espace. Cette dimension n’est à peu près à mon sens jamais traitée, mais vous voyez bien que cela m’aurait entraîné dans des développements qui dépassaient mon sujet. 

Dans ce contexte, je crois que la question russe reste une question importante. Mais, dans un monde où une idée chasse l’autre, ce n’est pas la question principale. 

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Donald Trump. Si Donald Trump est tellement pressé de faire la paix en Ukraine, c’est que pour lui, la Russie n’est pas un problème — qu’on le veuille ou non.

(J’ai grandi au Quai d’Orsay, en arrivant en 1980, avec ces aristocrates qui tenaient le haut du pavé du Quai d’Orsay et qui étaient les « experts stratégiques », et en particulier de l’« est-ouest ». Je les ai vus ensuite souffrir parce qu’ils se voyaient marginalisés dans le jeu diplomatique dans la mesure où la montée du Sud, et de ses crises, effaçaient la place qui leur était donnée dans les développements stratégiques.)

Je suis bien obligé de constater que la Russie n’est pas un enjeu stratégique aujourd’hui. C’est un enjeu de conquête pour Donald Trump — c’est-à-dire l’ambition de gagner des territoires, avec l’idée de passer ensuite à autre chose. Pour schématiser : il joue à saute mouton avec Poutine, pour pouvoir enfin traiter le gros morceau, qui est bien sûr la Chine. 

Notons ce qu’il a réalisé au passage, ce qui me paraît être une clé masquée du jeu géopolitique : une opération de passe-passe sur l’Europe.

En traitant la question ukrainienne par-dessus les Européens, Trump neutralise l’Europe. Il la vassalise, il crée une dépendance accrue en termes de sécurité. Et on constate que les Européens n’ont toujours pas pris la décision de sortir de cette vassalité, parce que cela impliquerait des efforts gigantesques. 

Comment faire sur le plan politique ? Est-ce que l’Allemagne y est prête ? — On veut le croire. J’attends de le voir. — Est-ce que les autres pays européens, en particulier ceux de la ligne de front, sont prêts à lâcher la main américaine ? — j’ai vécu 2004 et l’arrivée de ces nouveaux États européens et je suis bien placé pour vous dire à quel point la primauté était, y compris quand se sont assis autour de la table, à la relation avec les États-Unis.

Dans ce contexte-là, nous sommes encore dans un monde qui ne s’est pas tout à fait dessiné du côté européen. La question russe reste alors essentiellement une question entre l’Europe et la Russie. 

Au niveau géopolitique mondial, je ne suis pas sûr aujourd’hui qu’il y ait beaucoup de marge de manœuvre. La Chine semble avoir relativement confiance dans sa relation avec Moscou — y compris si Donald Trump espère une alliance de revers contre la Chine, dans une sorte de mouvement kissingérien à l’envers. 

Je pense que la Russie, pour Trump, a un comportement avec lequel il est familier. D’une part en ce qui concerne les oligarques russes, connaissant la nature de l’oligarchie américaine. D’autre part, en ce qui concerne un intérêt commun sur le développement des ressources naturelles, des richesses, et l’intérêt commun qu’ils peuvent avoir en termes économiques et financiers à agir ensemble.

Donc la question russe reste d’abord aujourd’hui une question européenne. De ce point de vue, nous devons être tout à fait au clair sur qui nous sommes. 

Nous ne pouvons pas séparer la question russe de la question de l’ordre mondial. Accepter l’agression russe, c’est mettre une croix sur notre capacité à affirmer un leadership par rapport au Sud global. Cela signifierait aussi une incapacité à construire un ordre multilatéral avec ce qui reste du monde, qui pourrait être le socle de ce nouvel ordre mondial post-1945 et post-1991. 

Cela implique d’être capable de montrer, dans un monde que Donald Trump voudrait illimité, que nous nous sommes justement capables de poser des limites. 

La question c’est : à quel prix ? 

Sur ce point, j’avoue que je suis malheureux comme diplomate d’avoir constaté que depuis les débuts de cette crise — on pourrait dire depuis 2014, puisque j’ai souffert aussi de voir à quel point Minsk n’avançait pas, à supposer qu’on ait cherché même un jour à le jouer — à quel point nous avons peu réfléchi et peu proposé une stratégie diplomatique commune. En l’occurrence, dans un premier temps entre Européens, et aujourd’hui, avec les Ukrainiens.

Cela explique que nous ayons laissé les Européens aller en ordre dispersé, les uns après les autres, dans le Bureau ovale — exercice périlleux. Que nous ayons aussi laissé Zelenski aller tout seul dans le Bureau ovale — exercice plus que périlleux. Aujourd’hui, nous constatons que notre meilleur rempart aurait été une politique d’initiative. Cela aurait été de savoir ce que nous voulions, et de le dire. 

Si nous partons de l’idée — ce que je crois — qu’on ne peut pas revenir sur les frontières historiques qui ont été définies, pas plus en Ukraine qu’on ne le peut en Afrique, parce que ce serait l’ouverture de la boîte de Pandore et la garantie d’un illimitisme belliqueux partout sur la planète, il faut alors être capable de poser un cadre. Il faut réfléchir dans un cadre de durée, à travers des mécanismes multilatéraux, qui nous permettraient de faire vivre un cessez-le-feu — à durée limitée certes, mais qui permettrait de reprendre les choses dans une situation nouvelle, post-Poutine, après une évolution de la Russie que l’on espère.

Le fait que nous n’ayons rien dans la main fait que, sur la table, il n’y a qu’une seule chose aujourd’hui : l’offre de Donald Trump. Et l’offre de Poutine, qu’on imagine tous, bien qu’il n’éprouve même pas le besoin de la mettre sur la table : à savoir que, depuis le premier jour, Poutine n’a rien changé à sa position. Nous en sommes là.

Vous l’avez rappelé : 1 million de morts et de blessés. Je trouve qu’on aurait pu donner un peu plus de mal. Cela méritait un peu plus d’imagination et une plus grande prise de risque. Surtout quand on sait que l’idée d’une négociation — quand on voit ce qui s’est passé en Turquie et dans un certain nombre d’enceintes — n’était pas totalement impossible. 

Il y avait quelque chose à faire, et la contribution qui a été la nôtre, n’a pas été au niveau, ni dans la période 2014-2022, ni depuis 2022. 

*

En ce qui concerne les sociétés du monde et l’importance qu’il faut leur donner, je prendrais l’exemple d’une région qui n’est pas dans le cadre que nous avons posé, qui est la région africaine. 

L’impensé des sociétés, c’est la raison fondamentale pour laquelle nous avons échoué ces dernières années en Afrique. 

L’échec complet des tentatives successives des interventions françaises en Afrique tient au fait que nous avons complètement oublié qu’il y avait des sociétés. Complètement oublié qu’il y avait des peuples. Que les mouvements de violence, les mouvements terroristes, n’étaient pas uniquement fait d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique, mais aussi des voleurs de chèvres, des étudiants, des chômeurs, des ethnies maltraitées par le gouvernement central.

Tout cela enclenche des dynamiques qui font que les pouvoirs sont des têtes d’épingle sur lesquelles peuvent agir les néo-empires. 

Le drame du monde aujourd’hui, c’est que dans la partie d’échecs de Donald Trump, et des Américains, plus le pouvoir se réduit à une tête d’épingle, plus il est facile de le gérer. Parce qu’on change un président — comme l’Amérique aujourd’hui voudrait changer Volodymyr Zelensky — puis on peut dire : « Oyez bonnes gens, vaquez à vos occupations, tout est réglé ».

L’un des chocs de ma carrière diplomatique, c’est mon arrivée en 2002 en Afghanistan, juste après l’intervention américaine. En arrivant au palais présidentiel, Hamid Karzaï m’attendait sur le perron avec une magnifique écharpe rose en soie. Je vois autour 80 gars, tous pareils, le crâne rasé, en treillis — évidemment, tous américains. Je suis rentré et j’ai dit à Jacques Chirac : « l’Afghanistan, vous oubliez, c’est perdu ». 

Il n’y a pas de mystère. On sait comment ça se passe : quand vous gérez un pays à travers une tête d’épingle — c’est-à-dire le soutien à un homme, qui lui-même a un frère, qui lui-même a une sœur, qui a des intérêts etc. — vous avez perdu le contact.

C’est exactement le drame des politiques qui ont été les nôtres en Afrique et dans d’autres États. C’est aussi le drame de tous ces États qui sont manipulés de l’extérieur par des empires, qui changent le chef de l’État quand ils veulent défendre leur politique. Dans cette situation, tout se réduit dans la partie d’échecs : qui va gouverner tel pays pour défendre au mieux mes intérêts ? 

C’est peut être la deuxième raison pour laquelle je n’ai pas davantage développé sur la Russie. Dans le jeu d’échecs du monde, la Russie a toute sa place. Mais dans le jeu de go du monde, vu par les Chinois, la Russie n’occupe pas la place cardinale de l’adversaire stratégique. 

Comme toujours, quand on réduit les choses et qu’on veut les modéliser, in fine, ce qui compte, c’est la partie finale : c’est le dialogue final entre Donald Trump et Xi Jinping.

Qu’ont-ils à se dire ? Qui est le plus malin ? Qui a préparé quoi ? 

Il y en a un qui a « l’éternité devant lui », et il y a un autre dont le sablier s’écoule, lentement mais sûrement. Trump n’a plus que 18 mois avant les midterms elections, et il doit se poser déjà la question de savoir comment sortir de cet enfer d’un mandat à durée limitée — sans avoir la capacité, comme Poutine l’avait avec Medvedev, de jongler avec des institutions qui n’ont pas la souplesse des institutions russes.

La partie géopolitique, in fine, va se jouer entre ces deux grands États. Deux logiques impériales différentes. Deux systèmes : d’un côté, les réseaux, les outils, le dollar, l’extraterritorialité du droit, l’extraterritorialité de la technologie qui est un vecteur majeur. De l’autre côté, le contrôle, le contrôle, le contrôle et le temps. Chacun peut imaginer à la fin comment les choses se passent.

Vous avez parlé de manière très claire de la priorité de Donald Trump et du système géopolitique américain vis-à-vis de la Chine. Pourriez-vous nous aider à entrevoir quelle serait la priorité pour l’Europe ? La priorité pour la France ? Est-ce que vous pensez que ces deux priorités coïncideraient ?

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

C’est là où il y a, comme dirait Perceval, un défaut dans l’ordre du monde. Il y a à la fois une parole qui manque, et —comme le dirait Melville dans son Bartleby— une action qui manque. Donc il y a une double mission. 

Je pense que dans cette double mission, pour l’Europe et pour la France, il y a le fait qu’on joue petit bras. On a oublié ce qu’était la géopolitique. C’est-à-dire qu’on joue l’échiquier, mais on joue l’échiquier court.

Il y a une raison fondamentale à cela. Outre le fait que la diplomatie ne s’invente pas. On ne peut pas, à l’âge mûr, tomber dedans tout à coup, sans avoir eu le goût du monde. On ne peut l’apprendre en quelques années, sur un mandat présidentiel. C’est quelque chose qui se prépare de longue durée. J’ai vu Jacques Chirac — j’étais à ses côtés pendant une longue période — lire pendant des décennies les télégrammes diplomatiques tous les jours, s’imbiber de cette complexité du monde. 

Dans le jeu géopolitique, j’ai été très frappé — depuis le début de la guerre en Ukraine, et puis après à Gaza — à quel point on s’est privé de mener la bataille diplomatique pour expliquer au monde, très réticent, et même en profond désaccord, pourquoi face à l’agression russe, dans un ordre international, on ne pouvait pas ne pas réagir. 

On ne l’a pas fait, ou en tout cas pas suffisamment — cela ne suffisait pas que le ministre des Affaires étrangères aille dans quelques États. C’est une véritable campagne qu’il fallait lancer. Une mobilisation tous azimuts de notre appareil diplomatique avec d’autres Européens. Je pense même qu’il aurait fallu une troïka, ou plus, faisant le tour du monde plusieurs fois, pour partager l’inquiétude qui était la nôtre. Sachant que si l’Europe était menacée, le choc des empires plaçait le Sud global en situation d’effacement.

Le fait que nous n’ayons pas mené le combat en direction du Sud global a fait que les BRICS ont pris leur élan sans nous, alors même que l’une de nos aspirations aurait dû être d’être embarqués avec les BRICS. 

Certes, le Président de la République a eu tout à coup l’intuition lors du sommet en Afrique du Sud que ce serait peut-être mieux s’il était là sur la photo. Mais c’était un peu tard, c’était difficile. Il en avait maltraité quelques-uns. Ils n’étaient donc pas forcément d’accord pour l’accepter. 

Je reste convaincu que c’est un organe, et que le Sud global fait partie des enceintes majeures avec lequel nous devrions travailler. Par ailleurs, notre présence dans le monde ultramarin — la Guyane, les Antilles, l’océan Indien, le Pacifique — nous donne plein de raisons d’être dans le monde.

Or, j’ai eu le sentiment, dans cette gestion des crises, que nous étions en train de regarder le monde et pas dans le monde. 

Évidemment, à Gaza, nous en avons payé le prix. Parce que tous les pays du monde en première ligne sur ce conflit, ont constaté que l’Europe avait un langage qui tenait davantage du « deux poids-deux mesures », que du souci d’un ordre mondial équilibré et d’un véritable respect du droit international.

Nous sommes toujours, Français et Européens, en session de rattrapage vis-à-vis de ce monde-là. L’Europe n’a pas illustré ce qui devrait être son ambition : représenter, entre les deux blocs —la Chine et les États-Unis— une alternative, un autre modèle, un autre chemin. Ce modèle devrait avoir tiré l’expérience des impérialismes, du colonialisme, pour être capable de construire une relation d’égalité avec ces États. 

Si je veux, psychanalytiquement, expliquer le degré de mon engagement sur certains sujets comme Gaza et l’Algérie plus récemment, c’est parce qu’il est pour moi — qui suis né dans le Maghreb, qui ai grandi en Amérique latine, qui ai vécu en Asie — incompréhensible que la France puisse se cornériser, au point de vouloir partir en guerre, métaphoriquement, comme au temps de la diplomatie de la canonnière. C’est absurde quand on a la chance d’avoir cet héritage là — même si c’est difficile, parce que les relations entre la France et l’Algérie n’ont jamais été faciles. On ne devrait pas se priver de pouvoir travailler et cheminer ensemble.

Je pense la même chose de nombreuses relations d’État à État. Nous n’avons pas cultivé notre relation avec l’Amérique latine — pas suffisamment. Je l’ai dit, de façon peut-être un peu irrévérencieuse, en parlant de la diplomatie « du bisou » ou « de la papouille ». Je ne crois pas que faire deux ou trois abrazos avec le président Lula ou avec d’autres présidents puisse suffire à réparer ce que notre diplomatie ne s’est pas fixé comme objectif.

Je reste convaincu que nous avons, tous les jours qui passent, à constater le drame de ne pas avoir reconnu l’État palestinien. 

Pourquoi ? Parce que la Palestine est engagée dans une spirale dont on voit bien qu’elle ressort aujourd’hui de la guerre sans fin. Il n’y a pas un militaire israélien qui peut aujourd’hui expliquer pourquoi tout cela continue. Il n’y a pas de logique, il n’y a pas de stratégie militaire derrière, ou en tout cas, elle est inaudible. 

Or, en reconnaissant l’État palestinien, nous avions l’occasion de transformer un conflit d’escalade militaire, en un conflit à nouveau politique. C’est-à-dire de mettre le sujet dans l’ordre de la politique. 

C’est cela finalement, la diplomatie. C’est de sortir de l’escalade des violences pour entrer en politique — comme on entrerait en religion. 

C’est exactement ce qu’il faudra faire un jour avec la Russie. Quel sera l’interlocuteur ? Je n’en sais rien. C’est là où la diplomatie doit constamment tirer les fils, choisir des paramètres, mesurer des indices ou des sujets qui peuvent faire l’objet d’une variable dans une négociation. Cette transformation de la violence en politique, c’est l’exercice de la diplomatie. 

Or, malheureusement, la diplomatie à l’échelle des chefs d’État, comme à l’échelle souvent des ministères des Affaires étrangères, est un exercice de communication. Il n’y a qu’à voir d’ailleurs comment s’expriment la plupart des chancelleries du monde. Elles choisissent d’exprimer des positions — aux États-Unis ce sont des powerpoints, en France ce sont des éléments de langage. On fixe sur chaque problème un élément de langage, une phrase bien ciselée avec des guillemets. Et puis voilà. Rien n’a bougé, rien n’a changé, rien ne changera jamais, on a la conscience tranquille. 

Une diplomatie, ce n’est pas cela. 

Une diplomatie, c’est l’exercice d’une angoisse et d’une inquiétude maximale qui, à force de creuser la plaie, finissent par offrir une piste de solution. 

Je pense qu’entre la communication et la mise en scène de soi que permet la diplomatie, on continue toujours à faire de la politique intérieure — alors que la diplomatie doit constamment marquer ce chemin vers l’autre. Même si tout montre que nous sommes dans des systèmes où l’intérieur et l’extérieur n’ont plus de séparation.

Je vous propose de faire un dernier tour de table. Nous avons une vingtaine de minutes — il y a malheureusement des limites et un pouvoir de dire non que je devrai exercer ! 

Patrick Weil

Patrick Weil

Monsieur le Premier ministre, je voudrais revenir sur la France. Sur deux points, je suis totalement d’accord avec vous : retrouver la souveraineté du citoyen, refaire des politiques publiques. Or, votre texte s’appelle « Le pouvoir de dire Non », mais vous ne parlez pas du pouvoir du peuple français quand il a dit non. 

Il a dit non à la Constitution européenne. Il a aussi dit non, en 2022, à une majorité à l’Assemblée nationale pour le président de la République, après avoir dit non à Marine Le Pen. En 2024, il a encore dit non à une majorité à l’Assemblée nationale au président de la République, et à une majorité pour le Rassemblement national.

Mais ces additions de non ne font pas un régime qui permette à la souveraineté de l’individu d’exister. Ce régime est devenu insatisfaisant, pour ne pas dire plus, pour une grande partie des citoyens. Tous ces non ramènent à une période où vous avez, aux côtés de Jacques Chirac, été un peu aux affaires. Qu’est-ce que vous en dites ? Qu’est-ce qu’il faut réformer ou ne pas réformer dans les institutions de la France, pour lui redonner cette énergie, cette transparence et cette responsabilité politique dont on a besoin ?

David A. Bell

David A. Bell

Je vais compléter la question du point de vue américain. Votre texte m’inspire beaucoup mais aussi m’inquiète. Je viens pour ainsi dire d’une famille mixte, entre démocrates et républicains, anti-trumpistes et trumpistes. Je peux imaginer les réactions des trumpistes à votre texte. 

Ils diront : ce que vous dites des limites est une fraude, inventée par des élites pour accaparer encore plus le pouvoir. Ce que vous dites du despotisme est un mensonge destiné à éliminer du champ politique les vrais amis du peuple. Ce que vous dites de l’avenir est un prétexte pour nous prescrire ce que nous devrions faire, pour nous donner des ordres.

Ce n’est pas du tout mon opinion, mais ce n’est pas moi qu’il faut convaincre. 

Ce sont mes cousins aux États-Unis, ce sont les équivalents de mes cousins ici en France. Ils sont très nombreux à voter pour le Rassemblement national, ou pour les partis de l’extrême-droite en Europe. Il faut les convaincre. Il faut pouvoir les inclure dans l’ordre politique. Comment les toucher et les convaincre ? 

Donc je vous pose la question suivante : si vous n’étiez pas ici, dans une salle d’une grande école parisienne, mais plutôt dans un bar quelque part dans le Pas-de-Calais, que diriez-vous pour persuader les gens d’embrasser ce programme que vous présentez dans votre texte ?

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

On va commencer d’abord par les institutions françaises. Vous avez raison, le référendum est en 2005, mais c’est en 2008 qu’il a été en quelque sorte bafoué — c’est-à-dire dans une autre ère, dans laquelle je n’assume rien (rires). 

À mon avis, le schéma de nos institutions a doublement mal évolué.

D’abord, il a mal évolué dans la conduite et la pratique de ces institutions — et au premier chef, dans la relation entre le président de la République et le Premier ministre. C’est pour cela que je poserais comme une exigence absolue, et j’attache de l’importance à cet aspect, à ce que le Premier ministre puisse au moins s’adosser sur la légitimité d’un vote de confiance du Parlement. À partir du moment où le Premier ministre est nommé par le président, mais n’est pas confirmé par le Parlement, il est vraiment « la chose » du président. De ce point de vue-là, il y a quelque chose qui ne peut pas fonctionner dans le schéma institutionnel. 

Deuxièmement, toutes les évolutions et toutes les raisons que vous avez indiquées doivent conduire un pouvoir à apprendre. On ne peut pas demander aux institutions de s’adapter à des rapports de force et à des rapports de légitimité, qui seuls doivent dépendre du bon sens, de la culture et de la conduite des hommes. Dans le jeu des institutions, il faut faire confiance aux hommes. Il leur appartient d’en prendre la responsabilité, et, à un moment donné, de comprendre qu’ils ont failli. Quand ils choisissent de rester au pouvoir, ils doivent en tirer des leçons. 

Il y a donc deux niveaux dans lesquels on doit apprécier le jeu institutionnel. Il y a le jeu des responsables — et je pense qu’on sous-estime à quel point on est en droit d’attendre de nos dirigeants qu’ils aient une conduite de dirigeants, c’est-à-dire qu’ils tirent des leçons. On attend d’eux qu’ayant été élus au deuxième tour, dans des conditions si particulières faisant que leur légitimité est tout de même un peu écornée, ils ne fassent pas comme si cela ne comptait pas. La responsabilité implique de prendre en compte la réalité

D’autre part, dans la nécessité d’améliorer la représentativité et le fonctionnel de nos institutions, il y a un pan à développer — qu’on a commencé à faire à travers les conventions citoyennes — pour rendre cette diplomatie plus proche des Français et plus quotidienne. 

Je pense que le rendez-vous électoral, une fois tous les cinq ans, a quelque chose qui ne permet pas à une démocratie de fonctionner. Or, nous restons suspendus à l’élection présidentielle — je ne parle pas des autres. Dans la pratique de nos institutions, dans la pratique politique — évidemment, la question référendaire mérite d’être davantage posée — il faut beaucoup plus faire respirer notre démocratie.

Il faut aussi trouver d’autres moyens. Je prends un exemple qui me tient à cœur. J’avais constaté que le président de la République, dans l’isolement qui est historiquement le sien dans le palais de l’Elysée, n’était pas relié aux territoires. J’ai vu monter cette fracture territoriale, doublée de la fracture sociale, avec les années. 

J’avais proposé qu’on dote nos institutions d’un Conseil des territoires, comme il y a un Conseil des ministres. Une fois par semaine, ou une fois tous les quinze jours, les présidents de région à l’Elysée se réuniraient sous l’égide du Premier ministre et du président de la République, pour porter les enjeux des territoires devant ceux qui ont en charge la conduite politique de la nation. Je crois que le fait que cela n’existe pas, et que le Conseil des ministres soit un exercice très formel, fait que cette démocratie ne respire pas suffisamment. 

*

En ce qui concerne le bistrot bien choisi dans le Pas-de-Calais, ma conviction est que, dans le débat du quotidien, il est effroyablement difficile de ne pas se faire submerger par la dimension identitaire du débat politique.

On n’aura jamais raison contre quelqu’un qui jouera sur les peurs et sur les colères. 

Il faudrait maintenir le bar ouvert plusieurs jours de suite, jour et nuit, pour arriver à convaincre quelqu’un rationnellement de quelque chose. C’est pourquoi je pense qu’il faut choisir dans le cadre d’un programme peu de sujets, pour montrer quasiment sous la forme de l’évidence pourquoi et comment on peut changer les choses. 

Le doute fondamental des démocraties, c’est que les citoyens ne croient plus qu’on puisse changer les choses. Ils sont d’un scepticisme absolu sur la possibilité de changer les choses à travers le jeu institutionnel. Soit ils pensent qu’il faut en venir à la révolution, soit ils pensent qu’il y a des solutions très simples qui consistent à « foutre les gens dehors », à commencer par les étrangers, les immigrés et beaucoup d’autres.

C’est par élimination qu’on imagine que le jeu politique peut se clarifier. Pas par la conduite des politiques publiques. Regardez à quel point la réflexion est faible — que ce soit sur l’immigration, sur l’école, sur l’hôpital — sur ce que pourraient être des politiques publiques en termes de personnel, structures, de conduite et de gestion des problèmes. La réflexion devient ici beaucoup plus vague. 

Je repense toujours à la souris blanche : c’est en appuyant sur une électrode qu’on veut entraîner le citoyen. Jamais par la conviction, parce que c’est le réel qui fait défaut. C’est le réel qui n’atteint plus les gens. 

Les populistes, dont on parle aux États-Unis ou en France, ne s’intéressent pas au réel. 

De toute façon, leur réponse tient quoi qu’il arrive : « Ce sont tous des voleurs, ce sont tous des menteurs. La seule solution, c’est de monter au cocotier. Quoi qu’il arrive, on change la loi. Si cela ne marche pas, on prend une autre loi. Si cela ne marche pas, on change la Constitution. Si cela ne marche pas, on change encore au-dessus la hiérarchie des normes, et à la fin on coupe la tête du gars qui n’a pas réussi à monter en haut parce qu’on décrète tout simplement que c’est un imbécile. »

Nous sommes dans des logiques extrêmes. On ne peut pas entrer en discussion par rapport à cela. Par contre, on peut lui opposer la réalité, si on est capable de montrer qu’on peut dominer la réalité, qu’on peut la changer et qu’on peut faire en sorte que la politique puisse changer la vie.

Céline Marangé

Céline Marangé

Vous avez souligné à quel point l’impuissance et la perte de l’autorité de l’État était un problème. La deuxième réflexion que m’a inspirée la lecture de votre essai concerne la difficulté croissante à articuler la politique étrangère et la politique intérieure. Ce problème n’a rien de nouveau, mais il s’accentue. 

Il s’accentue en raison de la déstabilisation de l’ordre international, et du revirement des États-Unis, qui affaiblit la crédibilité de l’article cinq, et qui remet sur le devant de la scène les questions de sécurité. Ce problème s’accentue aussi du fait des ruptures technologiques et de la guerre de l’information, qui permettent en fait des opérations d’influence et de manipulation de l’information d’une sophistication tout à fait insoupçonnée et qui créent de nouvelles difficultés — on observe que les adversaires de la France se servent de l’information pour semer la discorde, pour susciter la défiance dans nos sociétés et pour affaiblir notre système politique. 

Nous sommes aujourd’hui face à un certain nombre de dilemmes : Comment défendre la démocratie dans ces conditions d’extrême incertitude et de confrontation croissante, sans la dévoyer ? Comment sensibiliser nos concitoyens aux menaces extérieures qui les guettent, sans les démoraliser ni les effrayer ? Et surtout, comment préserver notre modèle social qui est gage de cohésion, tout en accroissant les dépenses de défense qui sont indispensables à une posture de dissuasion crédible, alors que par ailleurs, la dette et le déficit public sont déjà abyssaux ?

L’équation n’est pas simple à résoudre. Je ne vais pas vous poser toutes ces questions, je n’en aurais qu’une : quelles doivent être les priorités de l’action publique, en ce moment, pour résoudre ou réduire cette tension entre politique étrangère et politique intérieure ?

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev

Je vais poser une question courte — mais je ne suis pas responsable de la longueur de la réponse. Elle est complètement complémentaire de celle de Céline Marangé.

Vous parlez beaucoup de la guerre dans votre essai, en disant que nous sommes en train de vivre la première guerre hybride globale de l’histoire. Vous la qualifiez de déterritorialisée, multidimensionnelle, sans déclaration de guerre ni paix possible. 

Dans cette guerre transformée, on doit évidemment transformer aussi notre manière de penser la défense. Quelle doit être la défense face à ce nouveau type de guerre ?

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin

Sur la façon d’essayer de réconcilier la politique et la diplomatie, je crois que la clé est de ne pas séparer l’action des principes. 

Une bonne justice est une justice qui est comprise. Une bonne diplomatie est une diplomatie qui embarque tous les citoyens d’un pays et dont ils sont fiers. Sachant que la diplomatie, c’est aussi un bouclier pour un pays, en termes de sécurité et de protection. Une bonne politique, c’est une politique qui s’enracine dans la vérité et dans l’histoire d’un pays. 

J’estime donc qu’il y a deux piliers fondamentaux. Le premier, c’est l’ordre — il s’agit bien pour moi de l’ordre républicain. C’est un ordre qui accepte un certain nombre de règles et de limites. 

Cet ordre ne peut pas aller sans une exigence de justice. C’est pour cela qu’il n’y aura pas d’ordre au Moyen-Orient sans qu’il y ait de justice au Moyen-Orient. C’est pour cela qu’il n’y aura pas d’ordre en Ukraine sans qu’il y ait une justice pour les Ukrainiens.

A chaque fois, ces deux choses vont ensemble, tant en matière de politique intérieure qu’en matière de politique étrangère. C’est une exigence vitale que de ne pas séparer les deux. Or, on constate dans les démocraties aujourd’hui — et cela fait partie de la fragilité des démocraties — que beaucoup de citoyens sont prêts à sacrifier une part de leur liberté pour plus d’ordre.

Ce n’est pas quelque chose que j’ai rêvé. C’est quelque chose qu’on vérifie dans tous les instituts de sondage. Il y a aujourd’hui une fragilité du côté des libertés et du sacrifice qu’un certain nombre de gens sont prêts à faire pour être débarrassés d’un certain nombre de choses qui les gênent. 

*

Concernant la défense, cela fait partie des grands enjeux d’aujourd’hui. Mais j’ai le sentiment qu’on a remonté le pendule de l’effort de défense sans s’être posé à chaque étape toutes les questions qu’il faudrait se poser pour être sûr de bien se préparer à la menace de demain. J’ai l’impression, au contraire, que tous les ingrédients sont là pour préparer la guerre d’hier.

Sachant que la guerre d’Ukraine est une guerre bien particulière. Cela veut dire que s’il faut faire un effort en matière de conventionnel en liaison avec nos partenaires — le problème ne se pose pas de la même façon pour les pays baltes et pour les Espagnols du côté des Pyrénées, et les Espagnols le disent d’ailleurs avec beaucoup de verdeur — il faut malgré tout une solidarité dans un cadre européen. 

Il faut deuxièmement, au-delà de cette force conventionnelle, une capacité de projection. Aujourd’hui, ce sont essentiellement les Britanniques et les Français qui héritent de cette responsabilité et qui doivent préserver cette capacité. Il faut également une force de dissuasion — là encore, ce sont les Britanniques et les Français, même s’il faut se poser la question de l’extension tout en gardant la main sur la dissuasion et le pouvoir de décision finale. 

Il y a enfin cette question centrale sur laquelle, à mon avis, il faut réfléchir davantage : la défense civile. On a avancé à travers ce que pourrait être une défense civile professionnelle, mais il faudrait prendre en compte la nature de la nouvelle guerre, dont vous avez rappelé les termes. Cette guerre est tous azimuts, et elle a déjà commencé dans beaucoup de domaines. 

Nous devons mobiliser des compétences beaucoup plus larges, en particulier en matière technologique, pour faire en sorte que demain, s’il y avait une difficulté, nous pourrions réagir. Imaginons que tous les hôpitaux français soient attaqués en un quart d’heure. Qu’est ce qu’on fait ? Quelle est la réponse qu’on peut essayer d’apporter en termes d’urgence, d’organisation ? Imaginons la même chose pour d’autres administrations, qui sont tout à fait vitales pour la vie quotidienne des citoyens. 

Cela implique à mon sens une stratégie de mobilisation de chacun, qui doit nous amener à retrouver ce qu’ont été les grands schémas de résistance nationale, à chaque grande crise dans l’histoire du monde.

Je pense que de ce point de vue là, rien n’a changé. On doit pouvoir compter sur le citoyen.

Il ne s’agit plus aujourd’hui de faire sauter un pont, quoique, mais plutôt faire en sorte d’être capable de communiquer sans portable, sans drapeau, discrètement, avec des lieux de rendez-vous. Avoir une capacité de s’organiser par rapport à un ennemi, une menace qui surviendrait, qu’elle soit de nature chimique, de nature cyber ou autre.

Voilà un travail profond, qui devrait être fait dès l’école, et tout au long de la vie — sans aller jusqu’à faire ce que font les Suisses. Il devrait permettre de nous assigner à chacun une responsabilité, une fonction dans le cadre de ce que peut être, à un moment donné, la résistance nationale.

On voit bien que pour les Ukrainiens, c’est ce qui fait la différence par rapport aux Russes — qui, à 140 millions face aux Ukrainiens, avaient tout pour régler le problème en quelques jours, quelques semaines. C’est un élément majeur, et je trouve qu’on ne travaille pas suffisamment dans nos sociétés sur cette mobilisation.

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