04

mars 2025

De 19:30 à 20:30

École normale supérieure

45 rue d'Ulm - 75005 Paris

Langue

FR

Guerre

L’Europe entre Trump et Poutine – que faire ? 

Michel Foucher
Michel Foucher
Laure Mandeville
Laure Mandeville
Jean-Dominique Merchet
Jean-Dominique Merchet
Adina Revol
Adina Revol
Patrick Weil
Patrick Weil
Gilles Gressani
Gilles Gressani

Mardi du Grand Continent à l’École normale supérieure, le 4 mars 2025, avec Michel Foucher, Laure Mandeville, Jean-Dominique Merchet, Adina Revol et Patrick Weil, modéré par Gilles Gressani.

Citations à retenir

Gilles Gressani
Mais comment faire pour voir ce qui se passe réellement—derrière les caméras ? Il faut pour cela retourner en Europe, dans les Carpates, là où commence une histoire composée de toutes les ombres du contemporain, en Roumanie. 
Gilles Gressani Directeur
Adina Revol
Calin Georgescu vient d'annoncer que s'il était élu président, il va faire un référendum pour faire sortir la Roumanie de l'OTAN. La volonté de désunir l'Union européenne et de supprimer l'ancrage atlantique est donc très claire.
Adina Revol Auteure de Rompre avec la Russie. Le réveil énergétique européen (Odile Jacob)
Patrick Weil
Le Sud blanc et raciste n'a jamais accepté sa défaite lors de la guerre civile. Le couple Wilson-Smuts a été remplacé par le couple Trump-Musk pour mettre en oeuvre le projet de revanche du Sud blanc suprémaciste. Ce projet se connecte désormais avec Poutine, leur héros, qui a maté la Tchétchénie et envoyé à la mort des centaines de milliers de « faux Russes » contre l'Ukraine. C’est en partie ce projet qui est, consciemment ou inconsciemment, à l’origine de ce qui nous arrive.
Patrick Weil Historien
Jean-Dominique Merchet
Il y a toujours des démocrates aux États-Unis, il y a toujours une opposition et des gens qui contestent Donald Trump et ne vont pas disparaître.
Jean-Dominique Merchet Correspondant défense et diplomatie de l’Opinion
Laure Mandeville
La sidération et le silence dans lesquels se trouve aujourd’hui une partie de l'Amérique républicaine s’expliquent d’abord par un sentiment d’euphorie victorieuse et aussi par un phénomène puissant de contre-balancier vers la droite, ce que j’appelle une « wokisation » de la droite.
Laure Mandeville Journaliste
Michel Foucher
L'un des objectifs de la Russie dans la guerre d'Ukraine est de reprendre le dialogue avec Washington pour retrouver son statut de grande puissance. À cet égard, les États-Unis font bien sûr le jeu de cette stratégie de la Russie.
Michel Foucher Géographe, diplomate et essayiste français

Tout le monde a assisté à l’altercation entre Donald Trump et Zelensky à la Maison Blanche. Je cite la dernière phrase de Trump : « Très bien. Je pense que nous en avons assez vu. Qu’en pensez-vous, hein ? Ça va faire de la très bonne télévision. Je peux vous le dire ». 

Mais comment faire pour voir ce qui se passe réellement—derrière les caméras ? Il faut pour cela retourner en Europe, dans les Carpates, là où commence une histoire composée de toutes les ombres du contemporain, en Roumanie. 

Avant de passer à la table ronde, nous aimerions profiter de la présence depuis la Roumanie d’Adina Revol, auteure de Comment rompre avec la Russie – le réveil énergétique européen, qui a publié une longue enquête dans notre revue « Les hommes de Georgescu : enquête sur le changement de régime en Roumanie ». Adina, pourriez-vous nous expliquer quel est l’objet de l’enquête et comment elle révèle l’ingérence d’Elon Musk dans la politique roumaine ?

Adina Revol

Adina Revol

Je suis ravie d’être avec vous ce soir, à distance, depuis la Roumanie, car c’est un moment clé pour l’histoire roumaine et pour l’histoire européenne.

J’ai lu avec grand intérêt l’article paru dans le Grand Continent de Bruno Le Maire sur le schisme de l’Occident. Il y a deux choses qui font très mal. Premièrement, la morsure de la division. Pour ceux qui ne le savent pas, l’élection présidentielle roumaine a été annulée parce qu’un des candidats, Calin Georgescu, n’a pas respecté les règles électorales. Mais il s’agit de quelque chose de bien plus grave. En effet, Vladimir Poutine a déjà lancé une attaque contre l’Europe de l’Est. Il a aidé Robert Fico en Slovaquie à gagner les élections avec un deep fake. Il a aussi aidé son allié servile, Viktor Orban. 

La Roumanie est un pays francophile, pro-européen et europhile. Cependant, la Roumanie est aussi un pays miné par la corruption qui a beaucoup souffert de l’inflation générée par les prix très élevés de l’énergie. La Roumanie a connu la deuxième inflation la plus forte de l’Union européenne. 

La Roumanie était donc la cible idéale. Vladimir Poutine a lancé une attaque en règle en novembre. Personne ne connaissait Calin Georgescu. Il faisait partie du système, mais il se présentait comme anti-système. En deux semaines, il est passé de 2 % à 23 % d’intentions de vote et il est même arrivé à la neuvième place du classement mondial de Tik Tok, tout cela sans dépense électorale déclarée.

Calin Georgescu est proche d’un réseau qui mêle des services secrets, des stars des cryptomonnaies, Tik Tok, des mercenaires proches de Wagner et aussi des figures de la manosphère, dont les frères Tate.

Je vais m’arrêter sur plusieurs personnages. Le premier est Horațiu Potra : le Prigogine franco-roumain. Il entretient une ressemblance physique avec Prigogine. Il est né au cœur de la Transylvanie, à Medias. Après avoir servi dans la Légion étrangère, il a constitué un réseau international de mercenaires, proche de Wagner. Il a aussi été garde du corps de l’émir du Qatar et s’est introduit au sein d’entreprises chinoises.

C’est un soldat, un associé, un garde du corps et un homme de main de Georgescu. On a trouvé chez lui la semaine dernière 900 000 € et un véritable arsenal militaire. Il est aujourd’hui en fuite après son inculpation récente. Il a déjà été condamné en 2012 pour des faits graves. Horațiu Potra est aussi lié à un homme d’affaires au passé trouble, Franck Timis, avec qui Georgescu aurait conclu un marché : 35 millions de dollars pour financer sa campagne électorale en échange d’un accès aux ressources aurifères de la Roumanie. Potra a aussi planifié, au mois de décembre, des attaques armées pour semer la terreur au sein de la société roumaine. L’objectif de ce proche de Wagner est de créer une garde patriotique autour de Georgescu, une phalange, qui ne peut que rappeler la peste brune que ce pays a connue au début des années 40.

Je voulais également parler de Mario Nawfal, poussé par Elon Musk. Georgescu est en lien avec Musk par le biais de Nawfal. Son show, Roundtable, a plus de 30 millions de visualisations. Nawfal est né au Liban, a vécu en Australie et vit aux Émirats arabes unis.



Je voulais finir avec Marian Motocu, qui a fondé  du mouvement nationaliste « Mișcarea 41 pentru România » (Mouvement 41 pour la Roumanie). L’année 1941 marque l’entrée en guerre de la Roumanie aux côtés du IIIe Reich et la tentative de coup d’État des Gardes de Fer contre Antonescu. Il est animé par un antisémitisme virulent, comme l’illustration cette citation :

« Chaque jour, au cours des 32 dernières années [date de la chute du régime de Ceaușescu], nous les avons laissés marcher sur nos têtes. Pendant ces 32 années, nous n’avons jamais eu de président roumain ; ce sont les Juifs qui nous ont gouvernés. Ce sont eux qui ont adopté des lois pour nous poursuivre, ce sont eux qui nous donnent des millions et des milliards d’amendes pour un seul objectif : que nous nous levions jamais pour être libres de leur joug ».

Enfin, la femme de Calin Georgescu, Cristela Georgescu, qui était une femme d’affaires importante, avant de changer de vie il y a une vingtaine d’années, à la suite d’une maladie. Elle fait désormais la promotion de médecines alternatives. Je vous donne un exemple : « Prenons le cancer. Le taux de mortalité des personnes atteintes de cancer dans le monde est d’environ 97 % avec le traitement utilisé par chimiothérapie. Qu’est-ce que la chimiothérapie ? Pourquoi ne pas se poser une question simple ? C’est un acide. Et si nous prenons le pH du sang, qui est de 7,3 ou 7,4, tout ce qui est alcalin est synonyme de vie, tout ce qui est acide est synonyme de mort ». « Alors comment puis-je croire que je peux introduire un acide dans mon corps et guérir ? C’est tout le contraire ». Le délire mystique dans lequel elle se trouve est également partagé par son mari. 

Voici les personnages qui constituent sur le terrain cet axe entre Trump et Poutine dans un pays clé et pro-européen. Calin Georgescu vient d’annoncer que s’il était élu président, il va faire un référendum pour faire sortir la Roumanie de l’OTAN. La volonté de désunir l’Union européenne et de supprimer l’ancrage atlantique est donc très claire.

Merci beaucoup Adina. Il était très important de commencer par ce cadre-là pour retourner sur le terrain. Concrètement, aujourd’hui, le candidat du Kremlin, appuyé par des réseaux paramilitaires avec une matrice antisémite et complotiste, est soutenu proactivement par l’administration américaine.

Parfois, on a l’impression que c’est du spectacle, mais ce qui se passe est réel pour des millions de personnes qui font partie du même système politique que nous. 

Patrick Weil, comment faites-vous pour expliquer cette convergence entre le Kremlin et la Maison-Blanche ?

Vous avez fait un entretien à chaud après l’élection présidentielle. Le diagnostic que vous posiez alors est-t-il toujours valable ? 

Patrick Weil

Patrick Weil

En trouvant par hasard un manuscrit inédit de Sigmund Freud sur le président Wilson, j’ai dû retravailler le Traité de Versailles.

L’une des thèses de Freud est que Wilson avait besoin d’un homme dont il était très proche, et inconsciemment amoureux, comme soutien personnel. Il rompait alors avec ses proches. Ces proches avaient une influence extraordinaire. La dernière rupture s’est traduite par le remplacement de son conseiller diplomatique, le colonel House, par le délégué sud-africain à la Conférence de la paix, le général Smuts. Smuts a obtenu dans la négociation tout ce que les Anglais n’arrivaient pas à obtenir par la voie diplomatique classique.

Smuts a d’abord participé à l’élaboration des statuts de la SDN. Ensuite, il a obtenu la majeure partie des colonies allemandes en Afrique, notamment celles proches de l’Afrique du Sud. Surtout, il a obtenu les réparations les plus élevées de l’histoire de l’Allemagne. Contrairement au mythe faisant de Clemenceau le responsable des réparations imposées à l’Allemagne, c’est Smuts qui a obtenu le paiement des pensions et le forfait très élevé qui a été imposé à l’Allemagne.

Ensuite, deux traités sont signés : le traité de Versailles par la France, et la SDN qui précède l’ONU. Mais il y a aussi un traité qui précède l’OTAN : le traité de garantie, par lequel les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent auprès de la France à une intervention militaire immédiate à ses côtés en cas d’agression allemande.

Clémenceau ne put obtenir des Anglais et des Américains l’occupation de l’ouest du Rhin ou la création d’un État tampon. En échange, il obtient l’intervention militaire immédiate des États-Unis et de l’Angleterre en cas d’agression allemande. Cependant, Wilson, de retour aux États-Unis, fait tout capoter en refusant les réserves des élus républicains. Ceux-ci demandaient qu’en cas de déclaration de guerre, il serait nécessaire de respecter la Constitution et d’obtenir l’accord du Congrès avant une intervention. Cette réserve est limitée : elle est toujours en vigueur aujourd’hui. 

Pourquoi Wilson refuse-t-il cette condition ? Il la refuse car selon lui, elle enlève de la « virilité » aux traités et enlève le pouvoir moral d’intervention dans le cadre de la SDN. Il refuse la limitation juridique. Je l’explique par l’interprétation suivante : il avait une haine absolue des résultats de la guerre civile. Il était de Virginie. Le seul endroit où il se sentait bien au monde, c’était le Sud. Il avait prédit la fin de la Constitution américaine à l’âge de 20 ans, estimant qu’elle ne tiendrait jamais.

Pour ces raisons, il avait conçu avec son ami Smuts un instrument de gestion de la domination de la chrétienté blanche sur le monde. Il se voyait organiser la première réunion du Conseil de la SDN dès mars 1919, alors que cela n’avait pas été ratifié par le Congrès. Ses conseillers l’en ont empêché, sans quoi il aurait siégé avec Smuts dans ce conseil de la SDN et aurait dirigé le monde.

Je pense que ce lointain fantasme ressurgit aujourd’hui. Le Sud blanc et raciste n’a jamais accepté sa défaite lors de la guerre civile. Le couple Wilson-Smuts a été remplacé par le couple Trump-Musk pour mettre en oeuvre le projet de revanche du Sud blanc suprémaciste. Ce projet se connecte désormais avec Poutine, leur héros, qui a maté la Tchétchénie et envoyé à la mort des centaines de milliers de « faux Russes » contre l’Ukraine. C’est en partie ce projet qui est, consciemment ou inconsciemment, à l’origine de ce qui nous arrive.

Jean-Dominique Merchet, vous avez écrit Sommes-nous prêts à la guerre  ?  Je vous demande donc : Sommes-nous prêts à vivre dans le monde qu’Adina Revol nous a montré et que Patrick Weil semble indiquer ? L’Alliance atlantique peut-elle survivre à ce schisme d’Occident que décrit Bruno Le Maire dans une pièce de doctrine parue sur le Grand Continent ?

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet

Je crois qu’on n’a pas le choix : il faut vivre dans le monde tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit. Trump est président des États-Unis et il faut faire avec. Que cela nous plaise ou non, nous allons devoir nous adapter, car nous ne pouvons pas le faire chuter – les électeurs américains peut-être un jour, mais en tout cas pas nous.

On peut résister, mais ça va être difficile. Cela pose de nouveau la question de l’Alliance atlantique et du schisme d’Occident, dont parle Bruno Le Maire. Personnellement, je ne crois pas du tout à cette thèse. Je crois qu’elle traduit beaucoup d’émotions actuelles, justifiées par les images du bureau ovale de vendredi soir. On constate une panique morale chez les élites européennes qui ne comprennent pas bien ce qui se passe et qui ont l’impression de perdre leur hégémonie politique et culturelle.

Y a-t-il un schisme d’Occident ? Non, je n’y crois pas pour deux raisons : une raison géopolitique et une raison politique. Premièrement, d’un point de vue géopolitique, la majorité des pays européens souhaitera toujours l’alliance avec les États-Unis. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a prononcé la phrase la plus spectaculaire dès dimanche : « J’ai appelé Zelensky, et je lui ai dit qu’il fallait qu’il se réconcilie avec Donald Trump, car ça ne peut pas durer comme ça ». Les Britanniques, après le sommet de Londres de dimanche, ont aussitôt déclaré : « Oui, nous allons voir ce que nous allons faire, mais nous allons en discuter avec les Américains ». Il n’y a donc pas de volonté de rupture avec les États-Unis.

La raison politique est la suivante : en cas de schisme d’Occident, il y aurait deux blocs cohérents de part et d’autre de l’Atlantique. Or, ce n’est pas le cas. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, nous avons des sociétés politiques divisées et extrêmement polarisées. Certes, Donald Trump a remporté les élections, mais en termes de voix, il n’a obtenu qu’un résultat relativement faible.

Il y a toujours des démocrates aux États-Unis, il y a toujours une opposition et des gens qui contestent Donald Trump et ne vont pas disparaître. Nous le verrons peut-être dans un an et demi à l’occasion des élections de mi-mandat. En Europe, c’est évidemment aussi le cas. Des États entiers sont gouvernés par des personnes aux idées proches de celles de Trump, comme la Hongrie, la Slovaquie, l’Italie, peut-être demain la Roumanie, ou encore la République tchèque.

Il existe aussi dans tous les pays européens, en particulier dans le nôtre, des forces politiques relativement proches des conceptions du pouvoir américain. Je rappelle qu’aux élections européennes, si l’on cumule les gens qui ne sont pas dans le « centre libéral occidentaliste traditionnel », c’est-à-dire ceux qui ont voté pour le Rassemblement National, Reconquête ou bien à l’inverse pour le Nouveau Front Populaire, on arrive à 47 % des voix. 

Cela signifie que pratiquement un électeur sur deux pense différemment des élites. Je ne crois donc pas au schisme d’Occident. Pour reprendre une phrase bien connue des lecteurs du Grand Continent, il faut aujourd’hui penser les débats politiques non pas à l’échelle de l’Europe, mais à l’échelle de l’Occident en général, c’est-à-dire l’Europe, les États-Unis, mais aussi des pays comme l’Argentine, le Canada, et d’autres.

Laure Mandeville, vous connaissez très bien la société et la politique américaine. Pour l’instant, nous nous sommes demandés si l’Europe pouvait se passer des États-Unis. La question n’est-elle pas à poser dans l’autre sens ? Les États-Unis ont-ils envie de travailler avec les Européens, et plus généralement avec les forces qui pourraient, idéologiquement, leur être proches ? L’une des choses les plus étonnantes du moment est l’hubris impériale dans laquelle les États-Unis se trouvent, qui pousse même les forces politiques européennes, qui pourraient être qualifiées de trumpistes, à être mal à l’aise. En effet, il y a aujourd’hui une vraie contradiction entre souverainisme et trumpisme pour les Européens.

Laure Mandeville

Laure Mandeville

Ce qui me paraît important dans la question du schisme d’Occident, pour reprendre les termes de l’article de Bruno Le Maire, c’est de savoir s’il subsistera un Occident. Il me semble que ce qui se passe aujourd’hui sur les deux rives, c’est la rencontre d’un cataclysme géopolitique – la résurgence d’un impérialisme révisionniste russe particulièrement agressif depuis trois ans – et d’une crise démocratique occidentale profonde et majeure, qui traverse aussi bien les États-Unis que l’Europe. Par ailleurs, je crois qu’il faut remonter en arrière pour comprendre les origines du trumpisme. 

C’est au départ une révolte du pays profond, une révolte de l’Amérique populaire qui ne se reconnaît plus dans la manière dont fonctionne le système, ni dans le modèle de globalisation imposé par les élites, qui a désorganisé l’Amérique et imposé un carcan idéologique irrespirable pour certains. La révolte est devenue une sorte de phénomène révolutionnaire qui a évolué avec le temps. Elle est passée d’une révolte en 2016 à un phénomène contre-révolutionnaire en 2024.

Prenons l’exemple de la Silicon Valley, qui au départ était truffée de progressistes et de démocrates, dont plusieurs dirigeants ont maintenant prêté allégeance au trumpisme. En effet, ils ont le sentiment que la gauche a perdu la tête et qu’elle les a emmenés sur un territoire profondément non-américain qu’ils ne reconnaissent plus. Pour eux, il y a un identitarisme qui ne correspond plus aux principes d’égalité devant la loi ou de méritocratie américaine, et qui va jusqu’à remettre en cause la date de naissance de l’Amérique en 1776 ou qui veut faire de l’Amérique un projet fondamentalement maléfique datant de 1619, avec l’arrivée des premiers bateaux d’esclaves. Je crois qu’il y a d’abord cette idée du correctif, et ils rejoignent ce personnage complètement hors norme dont la personnalité est pourtant répulsive pour beaucoup, parce qu’ils estiment qu’il y a un sauvetage à mener.

Ceci est très important à comprendre, car la sidération et le silence dans lesquels se trouve aujourd’hui une partie de l’Amérique républicaine s’expliquent d’abord par un sentiment d’euphorie victorieuse et aussi par un phénomène puissant de contre-balancier vers la droite, ce que j’appelle une « wokisation » de la droite.

Il y a toute cette idée de la destruction de tout le système, qui est par définition mauvais, de la même manière que chez les démocrates, il y avait l’idée qu’il fallait tout déconstruire pour que le système soit purgé, et ce, presque religieusement. Avec ce qui se passe, on a le sentiment qu’ils visent à mettre à bas tous les experts, notamment tous ceux qui ont organisé le système de sécurité nationale.

Je pense qu’il y a un détournement géopolitique de cette contre-révolution et un kidnapping du train Trump par les Russes. Bien qu’il y ait un mystère quant au consentement originel de Trump par rapport au narratif russe, le mouvement MAGA semble dorénavant déterminé par l’idéologie poutinienne, allant jusqu’à reprendre certains de leurs éléments de langage et leur manière de traiter l’Ukraine. D’autre part, la destruction de la personnalité de Zelensky à laquelle nous avons assistée vendredi dernier dans le Bureau ovale rappelle, hélas, les méthodes de Poutine.

Tout cela indique un détournement du mouvement, et la même chose pourrait se produire en Europe. Je pense qu’il y a eu un travail de fond qui s’est accéléré pendant les quatre années de la présidence de Biden, période durant laquelle le mouvement MAGA et l’intelligentsia conservatrice américaine ont cru qu’ils devaient sauver leur pays. 

Il s’agit d’un postlibéralisme qui abandonne les principes fondateurs de la démocratie libérale. Ce phénomène se manifeste déjà en Europe de l’Ouest, autour des questions de l’islamisme et de l’immigration, qui sont des thèmes poussés par le Kremlin, mais aussi par Trump et J.D. Vance aujourd’hui. 

Ce qui se passe en Europe centrale et orientale depuis 2008 est également très intéressant : ces pays craignent que les problèmes de l’Europe occidentale se propagent et cette crainte donne lieu à une résurgence des maux du passé : l’antisémitisme et le passé autoritaire encore récent de ces régions, qui avaient été atténués par l’entrée dans l’Union européenne.

On pourrait peut-être reprendre la formule « d’Occident kidnappé », qui se retrouve aujourd’hui dans la question du partage de l’Ukraine. Que se joue-t-il dans cet espace, avec ce choc entre l’Europe et les États-Unis ?

Michel Foucher

Michel Foucher

Le premier travail à faire est de se mettre à penser par nous mêmes, en fonction de nos intérêts à l’échelle européenne. Cela pourrait passer par l’interdiction de TikTok en Europe, qui a un mode de fonctionnement beaucoup plus nocif que celui déployé en Chine. 

C’est le premier pas de l’autonomie stratégique. Il faut réfléchir à une éventuelle sortie de crise en fonction, d’abord, de nos intérêts stratégiques, qui inclut bien entendu les intérêts de l’Ukraine comme nation indépendante et souveraine. Cependant, il me semble que depuis trois ans, l’Europe s’est un peu trop cachée derrière le slogan : « Ce sont les Ukrainiens qui décident ». En effet, les Ukrainiens ne sont pas capables d’assumer seuls leurs décisions. Il faut donc d’abord arrêter de se contenter d’anticiper les demandes successives et changeantes de Trump.

J’ai développé mon deuxième point dans une étude pour le Grand Continent, paru le 14 février dernier et intitulée : « L’Ukraine et la nouvelle frontière européenne. Bâtir un rempart face aux empires ». Je plaide dans celle-ci pour ce que nous pouvons appeler une « force de réassurance ». En effet, nous devons défendre diplomatiquement et militairement la future frontière orientale de l’Union européenne, à l’image de la RFA face à la RDA. Cela suppose que ce soient les Européens eux-mêmes qui s’engagent dans cette voie. Si ce projet est évidemment compliqué, la nouvelle présidence de Donald Trump semble nous y obliger et pourrait provoquer un réveil notamment chez les militaires européens.

Enfin, je souhaite insister sur deux éléments à propos de cette idée d’une « force de réassurance ». D’abord, en tant que géographe, je pense qu’il ne faut pas se tromper d’échelle. La lecture multi-scalaire est certes très importante pour comprendre tout le jeu diplomatique en cours, mais la guerre en Ukraine, c’est une guerre d’émancipation nationale face à un empire. À l’inverse, Moscou est dans la logique des « trois Matriochkas » : le monde russe, dont l’Ukraine ferait partie, mais aussi la Moldavie, la Géorgie et les autres ; l’Occident, moralement décadent et géopolitiquement dépassé, au profit d’une Eurasie mythifiée et du supposé « Sud global ». La troisième Matriochka sont les affaires mondiales. Les discussions entre Lavrov et Mario Rubio à Riyad montrent qu’on est bien entré dans ce troisième « monde » : ils parlent certes de l’Ukraine, mais surtout des enjeux au Moyen-Orient, en Afrique et, plus généralement, des affaires globales. 

L’un des objectifs de la Russie dans la guerre d’Ukraine est de reprendre le dialogue avec Washington pour retrouver son statut de grande puissance. À cet égard, les États-Unis font bien sûr le jeu de cette stratégie de la Russie. Il y a donc vraiment un emboîtement des échelles.

Il faut également évoquer la méthode russe de négociation. Cette méthode de négociation s’articule autour de trois éléments : demander le maximum, y compris ce que la Russie n’a jamais eu ; présenter des ultimatums pour forcer la négociation avec les pays occidentaux – actuellement, ce sont par exemple les milieux d’affaires en Allemagne qui négocient sur le prix du gaz russe ; et enfin, ne rien céder car une offre satisfaisante finira toujours par arriver. C’est déjà le cas à Washington. 

Enfin, je crois que la différence fondamentale entre la Russie et les États-Unis, c’est que ces derniers sont imprévisibles. J’en ai parlé récemment lors d’une conférence internationale avec Hubert Védrine, qui estimait que Trump ne peut pas laisser tomber l’Ukraine, malgré toute sa communication, car ce serait un très mauvais signal envoyé à la Chine.

Jean-Dominique Merchet, vous sembliez en désaccord avec l’idée d’un électrochoc au sein des armées européennes. 

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet

Il me semble que la préoccupation principale des militaires aujourd’hui est l’augmentation de leur budget, mais pas la remise en cause du fonctionnement des armées européennes et de leurs doctrines, comme par exemple sur la question du partage européen de la dissuasion nucléaire française.

Je ne crois donc pas à une prise de conscience chez les militaires. S’il y en a une, elle concernera sans doute davantage les citoyens et les responsables politiques. Il est même probable que le budget américain de la défense baisse à court terme, en raison des baisses souhaitées des budgets de défense. Elon Musk dénonce ainsi sans cesse les dépenses du Pentagone, par exemple autour du nouvel avion F-35.

Chaque mardi, notre table ronde essaye d’identifier les éventuelles réponses à apporter aux bouleversements que vous identifiez. Il y a en effet une forme de sidération, et on peut avoir l’impression que tout est joué d’avance, ce qui n’est pas le cas. Les sondages que nous avons lancés montrent que les opinions publiques bougent beaucoup en Europe. Par où pourrait-on commencer, et quelles réponses apporter ? 

Patrick Weil

Patrick Weil

J’aimerais d’abord revenir rapidement sur ce qu’a dit Jean-Dominique Merchet au sujet des militaires. Je considère de mon côté qu’il y a quand même eu un électrochoc politique susceptible de faire évoluer leur doctrine. Si l’on reprend l’exemple de la non-ratification par l’Amérique de la première Alliance atlantique. Cela a été un choc terrible pour Clemenceau et Foch, mais aussi pour de Gaulle, bien avant son affrontement avec Roosevelt. À partir de ce moment, les militaires et les politiques français avaient en tête que les États-Unis pouvaient faire défaut.

Notre force de frappe relativement indépendante est l’héritière de ce choc. C’est précisément ce que montre le livre du général Mordacq, Le Ministère Clemenceau, recommandé par la rédaction du Grand Continent dans une de ses sélections, dans lequel il insiste sur la manière dont Clemenceau lui-même, en novembre 1917, parvient à susciter cet électrochoc, trois ans après le début de la guerre. La question est donc de savoir si les dirigeants politiques européens ont la capacité de redéfinir une nouvelle stratégie de cette manière. 

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet

Concernant les premières réponses à apporter à votre question, je pense que les Européens doivent rester unis et approfondir leur union. Le premier instrument de puissance, c’est un pouvoir efficace et légitime. C’est ce qui leur manque. Je plaiderais presque pour un fédéralisme européen dans ce contexte, car je ne vois pas comment l’Europe peut affirmer sa puissance sans un instrument politique fort.

Laure Mandeville

Laure Mandeville

Pour ma part, je ne suis pas du tout de cet avis. Je suis également persuadée qu’il doit y avoir un sursaut de l’Europe, car aujourd’hui nous ne savons pas où va l’Amérique. Nous devons donc assumer l’héritage de l’Occident et construire une défense à la fois de l’Ukraine et de l’Europe, pour qu’elle ne soit pas écrasée par la Russie.

Cependant, le cadre de l’Union européenne ne me paraît pas adapté pour mener un tel projet. C’est un cadre caractérisé par des divisions extrêmes, et qui comprend des pays agissant comme de véritables chevaux de Troie des intérêts russes. L’idée d’une coalition de volontaires me paraît beaucoup plus susceptible de nous permettre d’agir dans l’urgence.

Nous avons besoin d’un dispositif rapidement mis en place. D’ailleurs, si le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, confirme sa volonté de s’engager dans ce processus, je crois qu’il y a ici une vraie rupture en Allemagne. Il y a une prise de conscience dans ce pays profondément attaché à la garantie de sécurité américaine qu’il faut désormais penser la sécurité sans les Américains. C’est fondamental. Et dans cette prise de conscience, il me semble que le projet militaire français est en avance en Europe, en raison de cette tradition gaullienne qui nous a préparés à cela.

Deux autres pays doivent également être mentionnés : l’Allemagne et la Grande-Bretagne. D’abord la Grande-Bretagne, malgré son attachement viscéral à l’Alliance atlantique. Elle est relativement indépendante des États-Unis sur la question nucléaire. La Pologne est également un acteur majeur sur le plan militaire en Europe, malgré ses relations privilégiées avec les Américains. Il faudrait enfin ajouter les pays scandinaves, les pays baltes et peut-être l’Italie à cette « coalition de volontaires ». 

Il s’agirait donc d’une Europe géopolitique, qui défendrait les notions de droit, de liberté et de souveraineté territoriale, et non d’un État fédéral européen, qui me paraît totalement irréaliste dans la conjoncture actuelle. Cette Europe géopolitique pourrait d’ailleurs permettre de rallier une partie des populistes attachés à leur souveraineté et qui ne veulent pas d’une capitulation devant Moscou.

Michel Foucher

Michel Foucher

D’abord, je suis d’accord avec Laure Mandeville : la bonne échelle n’est pas l’Union européenne, car les décisions s’y prennent à l’unanimité. Il y aura donc toujours un pays pour bloquer les avancées. Le bon format est celui de la réunion de dimanche à Lancaster House avec deux puissances nucléaires, la France et la Grande-Bretagne, qui travaillent ensemble depuis maintenant quinze ans et avec succès dans une série de domaines. J’ai été ambassadeur dans les pays baltes lorsque Michèle Alliot-Marie était ministre de la Défense. Elle avait lancé la « police du ciel » avec des participations d’avions français basés en Lituanie, pour surveiller l’espace aérien des pays baltes. C’était un signal fort envoyé à la Russie, et notre ambassade à Moscou a contesté ce projet. Il fonctionne néanmoins depuis 2007. 

On est ainsi tout à fait capable d’élaborer cette police du ciel en Pologne, en Ukraine et en Roumanie dans les mêmes configurations. Puis, autour de ce tandem, on retrouve les autres pays volontaires. Il n’y aurait pas de droit de veto dans cette coalition de volontaires. Surtout, je crois qu’on peut parler de prise de conscience depuis trois ans. On a cru jusqu’ici qu’on pouvait gagner la guerre sans la faire en Ukraine, et désormais, on pense qu’on peut gagner la paix sans la construire. Il faut donc que les Européens sortent de leur position d’observateurs des débats entre Washington et Moscou et qu’ils agissent en fonction de leurs intérêts, de leurs objectifs et de leurs moyens. 

Par exemple, les spécialistes estiment que l’autonomie stratégique européenne est accessible d’ici les cinq prochaines années. L’enjeu ici est surtout de négocier la transition avec le Pentagone, qui ne peut en réalité pas retirer du sol européen 85 000 hommes du jour au lendemain. Il y a aussi l’aspect financier, sur lequel travaille actuellement Éric Lombard. De mon côté, j’ai proposé à Jean-Noël Barrot de créer un emprunt destiné aux retraités et proposant des conditions attractives pour les inciter à participer à cet effort de guerre. On voit bien qu’il faut faire preuve d’imagination dans tous les domaines. Cependant, je souhaite insister sur le fait que l’échelle adéquate actuellement n’est pas l’Union européenne.

Merci Michel Foucher. Pour finir, tous les mardis se parachèvent désormais avec des conseils de lecture

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet

J’ai un conseil de lecture qui devrait faire plaisir à mon vieil ami Patrick Weil : son livre Un fou à la Maison Blanche, dont nous avons parlé aujourd’hui, qui analyse la psychologie historiquement déterminante du président Wilson. Je le conseille pour deux raisons. Tout d’abord, il montre toute l’importance de la psychologie dans les décisions politiques en s’appuyant sur un manuscrit de Freud qui traite de la psychologie de ce personnage. D’autre part, ce livre nous permet de comprendre l’histoire des relations transatlantiques sur le long terme.

Michel Foucher

Michel Foucher

Je conseille personnellement Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes d’Artem Chapeye, un écrivain ukrainien actuellement sur le front. Je cite une phrase de la page 29 pour nous faire la leçon à nous-mêmes : « Théoriser autour de sujets géopolitiques est le privilège d’individus en sécurité. À vol d’oiseau, on ne perçoit que les contours généraux. Lorsqu’on fuit avec ses enfants et qu’on a peur pour eux, on distingue les détails de près ».

Laure Mandeville

Laure Mandeville

Pour ma part, je vous invite à lire les écrits de combat de Georges Bernanos, car, dans la période que nous traversons, depuis le discours de Munich de J.D. Vance, ils peuvent nous donner du courage pour faire face et nous inciter à ne pas nous laisser aller à la panique, qui engendre la lâcheté collective. Ils rappellent aussi que la liberté et l’honneur ne se négocient pas.

Patrick Weil

Patrick Weil

Je vais de mon côté recommander un film : The Apprentice. Cela nous aide à comprendre la psychologie de Donald Trump.

Prochains événements

30 août

Bard · Conférence

L’Impero e le sue ombre : teologia e geopolitica nel mondo di Trump

De 16:15 à 22:00
Alessandro Aresu
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María Tadeo
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Alberto Melloni
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Olivier Roy
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Marc Semo
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Marc Lazar
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Alessandra Sardoni
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Gilles Gressani
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05 septembre

Paris · Conférence

Quelle diplomatie face aux géants de l’intelligence artificielle ? 

De 16:30 à 17:30
Anne Bouverot
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Martin Tisné
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Gilles Gressani
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Cassilde Brénière
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Marie-Laure Denis
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06 septembre

Paris · Conférence

Autonomie, frontières, Europe : la (re)définition des États européens après la Seconde Guerre mondiale 

De 17:00 à 18:30
Michel Foucher
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