06

mai 2025

De 19:30 à 20:30

École normale supérieure

45 rue d'Ulm - 75005 Paris

Langue

FR

Doctrines

La réponse des républicains aux Lumières sombres

Philippe Collin
Philippe Collin
Marlène Laruelle
Marlène Laruelle
Dominique Schnapper
Dominique Schnapper

Mardi du Grand Continent à l’École normale supérieure avec Philippe Collin, Marlène Laruelle et Dominique Schnapper, modéré par Gilles Gressani.

Citations à retenir

Marlène Laruelle
La destruction des institutions aux États-Unis est extrêmement rapide : le sentiment de changement de régime fascine et paralyse les gens.
Marlène Laruelle Professeure en Affaires internationales et Science politique à l'Université de George Washington
Philippe Collin
J'imagine très bien une internationale, qu'on appelle aujourd’hui réactionnaire, qui pourrait être nommée « anti Révolution française ». L'héritage européen, des Lumières, de l'affaire Dreyfus, sont en train d’être remis en cause. Les idées que « la raison est au cœur de la pensée », ou « le savoir est un pouvoir », sont rejetées. Aujourd'hui, dans ce monde-là, le savoir ne pèse plus rien.
Philippe Collin Animateur et producteur de radio
Dominique Schnapper
Il y avait une différence qui nous paraissait essentielle, à nous les vieux témoins de la Guerre froide : si tous les politiques mentent, les démocraties ne faisaient pas du mensonge le principe organisateur de la vie publique. C’est pourtant ce à quoi nous assistons aux États-Unis.
Dominique Schnapper Directrice d'études à l'EHESS
Gilles Gressani
On peut retraduire la République. Il faut aussi étudier en profondeur ce qui est en face de nous pour essayer d’y puiser une force nouvelle.
Gilles Gressani Directeur

Comme nous le faisons depuis près d’un mois, nous allons poursuivre la lecture systématique de notre volume L’Empire de l’ombre. Nous partirons ce soir de l’article signé par Lorenzo Castellani, « L’ère de l’accélération réactionnaire » — expression par laquelle nous avons essayé de nommer ce mouvement, cette idéologie et ces élites qui sont en train de faire la politique du trumpisme. 

Nous avons réuni un panel stellaire pour ce faire. Dominique Schnapper, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui vient de signer Les désillusions de la démocratie (2024) — on verra que cette désillusion vis-à-vis de la forme démocratique est un sujet assez structurant de la séquence trumpiste. Philippe Collin, historien, animateur, producteur de podcast et auteur, dont le dernier ouvrage est Le Barman du Ritz (2024). Marlène Laruelle, professeure à l’université de George Washington, autrice d’un ouvrage de référence sur le régime de Poutine, Is Russia Fascist ? : Unraveling Propaganda East and West (2021), pouvant nous aider à nous orienter dans les méandres du trumpisme puisque les points de consonances sont nombreux, et contributrice régulière de la revue. 

Dans une enquête en deux volets sur le « vibe shift » à Washington, Marlène Laruelle vous analysez l’effort idéologique très hétérogène dans le monde des think tanks, qui essayent de donner une forme autre à l’appel des jeunes loups qui, comme dans toute révolution, veulent imposer leur modèle — la contre-révolution en l’occurrence.

Après 100 jours de Trump, pouvez-vous nous aider à y voir plus clair sur les formes et les bases idéologiques des élites qui font aujourd’hui la matrice politique du trumpisme ?

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

En vivant à Washington, on a un accès extraordinaire à ces personnes. On voit à cela que nous vivons une période révolutionnaire. C’est-à-dire que tout est fluide et que l’on peut accéder à des gens auxquels on n’aurait jamais pu parler en temps normal, précisément parce que les choses changent vite et que les gens sont soudainement disponibles.

Cette nouvelle élite trumpiste, ou « Trump compatible », est arrivée à Washington. De nouveaux think tanks sont en train d’émerger. D’anciens think tanks conservateurs libertariens se réajustent pour pouvoir parler le langage du pouvoir, tandis que d’autres refusent de s’engager avec le trumpisme.

On assiste donc à un réajustement du milieu des think tanks. 

Or comme Washington est aussi la ville de l’État fédéral, on y observe toutes les transformations en cours : des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi dans les 100 jours. Tout va très vite et est extrêmement fluide. 

Comme dans tous les moments révolutionnaires, il y a une constellation de différents groupes. 

Il y a le monde MAGA et les trumpistes convaincus, orientés autour du culte de la personnalité de Trump. 

Il y a les milieux conservateurs, religieux, fondamentalistes, la droite chrétienne américaine qui soutiennent le mouvement, mais sentent en même temps qu’ils ne sont pas entièrement en accord avec ce qui est en train de se passer.

Il y a tous les groupes d’extrême-droite, les milices, les nationaux-révolutionnaires à la Steve Bannon, qui n’ont pas un accès au pouvoir direct parce qu’ils ne rentrent pas dans les cadres du monde des think tanks ou des institutions, mais sont aux alentours du pouvoir. 

Il y a tous les anciens reaganiens, néolibéraux, qui essayent de voir dans quelle mesure ils peuvent s’adapter à la politique trumpiste — évidemment pas sur les tarifs, mais sur d’autres éléments. 

Enfin, il y a tout ce monde dont on va parler aujourd’hui de la « tech réactionnaire ». 

C’est l’élément qu’on n’avait pas vu venir quand on avait regardé la campagne électorale en 2024. Le projet idéologique du think tank Heritage avait très bien décrit ce qui allait se passer, mais contrairement aux autres groupes, on n’avait pas vu la tech réactionnaire arriver. Tout le monde a été pris par surprise. 

Les tensions sont exprimées clairement entre ces différents groupes. Dans les think tanks conservateurs par exemple, ils disent être en désaccord avec la tech, avec Elon Musk. Cela dit, tout le monde est pris par la dynamique du mouvement et veut sa part du gâteau, dans l’espoir que leurs propres choix politiques vont être pris en compte.

La situation est donc en mouvement : il y a des tensions, mais cela fonctionne encore parce que tout le monde est uni dans la même détestation des démocrates et des politiques libérales. 

La destruction des institutions est tellement rapide que le sentiment d’assister à un changement de régime fascine et paralyse les gens à la fois. D’une part, on se rend compte que c’est un tournant historique et cela motive les gens : ils oublient leurs divisions et leurs désaccords avec Trump pour participer au mouvement. D’autre part, dans l’opposition, c’est la paralysie complète.

Effectivement, c’est cette « énergie monarchique », comme le dit Curtis Yarvin, qu’il s’agit d’exploiter et de mettre en forme. Philippe Collin, vous avez beaucoup travaillé sur les mythes qui ont fait l’Amérique avec la série de podcasts « Si l’Amérique m’était contée ».

On a l’impression que l’histoire politique qui se déploie aujourd’hui par l’action des think tanks, qui mobilisent ces références intellectuelles, est très hétérogène à l’histoire de la démocratie américaine. Ils puisent dans des sources qui peuvent être contre-intuitives : l’histoire romaine, les formes impériales anciennes, qui datent d’avant la démocratie moderne…

Quels sont les mythes que les trumpistes essaient de raconter aujourd’hui ? Comment peut-on faire la généalogie, dans l’histoire des États-Unis, de ce mouvement qui porte une révolution ou une contre-révolution ? 

Philippe Collin

Philippe Collin

J’ai essayé de comprendre les mythes américains. Pourtant, quand on regarde ce qui est en train de se passer, on a le sentiment que le mouvement trumpiste est assez européen dans sa réaction. 

Vous évoquiez les références à l’Empire romain. Cela me perturbe beaucoup. En lisant cet article de Lorenzo Castellani dans votre excellent ouvrage, j’étais très perturbé. J’ai le sentiment que Lorenzo Castellani se retrouve confronté aux mêmes problèmes que nous tous : comment nommer les choses ? 

Dans ce papier, que je trouve très intéressant, je sens qu’on veut me tendre une nouveauté, mais mon cerveau ne cesse de trouver des parallèles avec le passé. Lorenzo Castellani met en avant une accointance entre une réaction et une supra tech : il en va de même pour les mouvements nazis ou fascistes. L’élément de nouveauté que propose l’auteur est celui de l’« accélération » — mais le parti nazi était déjà à la fois extrêmement réactionnaire, anti-révolutionnaire et tourné vers le futur via la technologie.

Cela m’a rappelé quelque chose d’intéressant : j’ai beaucoup travaillé sur Léon Blum et plusieurs fois je me suis aperçu qu’à la fin des années 1920, Léon Blum n’arrivait pas à définir le nazisme. Il n’arrivait pas à comprendre de quoi il s’agissait, au point qu’en novembre 1932, lorsque les Nazis reculent au Bundestag, Blum affirme dans un édito du Le Populaire que c’est la fin de l’aventure hitlérienne. 

En effet, Blum pense que Hitler, c’est le général Boulanger. Il pense avec les catégories mentales de la fin du siècle précédent. Il voit donc dans le nazisme un mouvement réactionnaire, et pense que la bourgeoisie allemande aura les ressorts pour empêcher son développement — comme cela s’est passé  en France à la fin du siècle précédent 

Or, je suis né en 1975, c’est-à-dire un siècle avant Léon Blum. Aujourd’hui j’ai 50 ans et je me dis que je n’arrive pas à penser ce qui nous arrive. Je pense avec des catégories mentales de mon temps, du XXᵉ siècle, et peut-être que je me trompe complètement. 

J’ai des outils de compréhension et d’analyse du passé — je vous parle de nazis, de fascisme — mais il est possible que je me trompe pour comprendre la réalité d’aujourd’hui. 

S’agissant du mythe de la démocratie américaine, il faut avoir en tête que les Pères Fondateurs étaient hostiles à la démocratie depuis le départ. Ils avaient la volonté de créer une République qui ne serait pas démocratique, en gardant le droit de vote pour un petit groupe. Toute l’histoire des États-Unis, depuis deux siècles, est celle d’une lutte pour inclure les différents groupes sociaux — les femmes, les Amérindiens, les Afro-américains — sans cesse faite d’allers et retours. Peut-être qu’on assiste actuellement à un grand retour, une sorte de « backlash » de ce désir démocratique.

En tout cas, hier soir, en lisant le papier de Lorenzo Castellani, j’étais très perturbé et un peu étourdi comme tout le monde, en me disant : est-ce que j’arrive à penser ce phénomène ? Est-ce que j’arrive à mettre des mots sur les choses qui sont devant nous et qui sont peut-être totalement inconnues au fond ?

Dominique Schnapper, est-ce que vous arrivez à mettre des mots sur ce qui arrive ?

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Même si je n’ai pas la même connaissance que Philippe Collin des différents mouvements de pensée et d’action qui gravitent autour du trumpisme, il me semble que nous faisons face à des manifestations de la fin de la pratique démocratique.

Le président des États-Unis a été solidaire, voire inspirateur, d’un coup d’État contre le résultat des élections. Il y a une remise en cause de la séparation du politique et judiciaire, qui est un principe fondateur de la démocratie. Il considère ses adversaires politiques comme des ennemis — pour l’instant, il ne les envoie pas dans des camps comme le fait Poutine, mais essaye malgré tout de les réduire à la mort sociale.

Enfin, je suis frappée par la centralité du mensonge et de l’organisation du mensonge. Il y avait une différence qui nous paraissait essentielle, à nous les vieux témoins de la Guerre froide : si tous les politiques mentent, les démocraties ne faisaient pas du mensonge le principe organisateur de la vie publique. C’est pourtant ce à quoi nous assistons aux États-Unis.

C’est-à-dire que le critère essentiel devient : est-ce que vous acceptez l’idée que l’élection de 2020 a été volée ? Le mensonge devient donc fondateur des pratiques. 

Je ne sais pas si c’est tellement en rupture avec l’histoire américaine, qui a toujours été une histoire très violente — ce qu’on peut comprendre au vu de son histoire comme pays de colonisation. Je suis d’accord avec Philippe Collin : le phénomène actuel fait penser à l’Europe, à un moment où la population européenne devient de plus en plus minoritaire aux États-Unis. Ce n’est pas contradictoire mais cela interroge. 

La fragilité de la démocratie américaine m’a toujours paru très grande. Alors que la démocratie américaine repose en grande partie sur le système judiciaire et sur la séparation du politique et du judiciaire, c’est précisément ce qui a été remis en cause. Il me semble que nous sommes dans une période révolutionnaire aux États-Unis, qui remet en cause les conditions dans lesquelles peut et doit se pratiquer la démocratie.

Marlène Laruelle, jusqu’à la rentrée de cette année, vous avez dirigé dans le Grand Continent une série de publications sur les doctrines de la Russie de Poutine. Aujourd’hui, vous nous proposez de faire la même chose avec les États-Unis de Donald Trump — je ne sais pas quelle est la part de responsabilité que vous avez dans les mutations en cours. Vous êtes donc très bien placée pour apporter des éclairages à cette convergence qui paraît géopolitiquement plus que bizarre, mais qui en réalité, dans les méthodes politiques déployées, a beaucoup de sens.

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

Nous sommes dans une période révolutionnaire. C’est un changement de régime. Les fondamentaux de ce qu’a été la politique institutionnelle américaine sont en train d’être transformés. 

Mais on retrouve aussi de nombreux d’éléments typiquement américains dans le trumpisme. 

Il y a une grande histoire du populisme et de la violence politique aux États-Unis. Il y a une grande histoire de l’alliance entre les corporations et le politique, entre le monde de la télévision et la politique. La mafia américaine a également joué un rôle clef dans l’histoire politique. Par de nombreux aspects Trump est donc un produit de la culture politique américaine. 

De nombreux éléments, tel le maccarthysme comme stratégie de terreur idéologique et de poursuite des opposants, montrent que Trump a des racines américaines. 

Cela dit, Trump parle un langage idéologique qui n’est pas uniquement américain, mais qui existe en Europe, en Russie et dans le reste du monde. C’est ce que j’appelle illibéralisme — le terme le plus pratique que j’ai trouvé pour le définir. 

Sur ce point, on trouve des éléments de convergences idéologiques entre différents groupes et leaders, avec des niveaux de radicalité différents. En Europe, les leaders illibéraux suivent des stratégies de transformation bien plus graduelles. Ce ne sont pas des régimes révolutionnaires comme aux États-Unis à l’heure actuelle. Il y a aussi des chambres d’échos avec la Russie de Poutine. La Russie a été la première à décrire ce recul de la démocratie sous le terme « illibéral », en accusant le libéralisme dans toutes ses versions — politiques, géopolitiques, culturelles. 

Il est important de garder cette double perspective : d’une part, il y a des racines très américaines au trumpisme, pour lequel la demande populaire a été extrêmement forte ; d’autre part, il y a le partage d’un langage idéologique, qui a des connexions internationales. 

Je souhaite souligner un point sur l’enjeu démocratique. Dans la campagne cet automne, il était frappant de constater que les démocrates s’appuyaient sur l’argument « Trump est un danger pour la démocratie », pensant que cela allait suffire à motiver les troupes. Cet argument n’était pas suffisant pour de nombreux Américains qui pensent que, soit les démocrates sont un danger pour la démocratie, soit la démocratie elle-même n’est pas fonctionnelle. Ce sont les cadres idéologiques que le Parti démocrate n’a pas été capable de saisir  — et cela montre l’ampleur du désenchantement de la partie de la société américaine qui a voté pour Trump.

Ayant à la fois des racines américaines très profondes et un langage idéologique très internationalisé, le trumpisme est aussi dans des jeux en miroir avec la Russie. 

La Russie a réussi à briser des tabous idéologiques. Le mythe de l’Empire, l’idée de l’expansion territoriale, qui est centrale pour la Russie, est devenu important dans les milieux trumpistes. Il y a aussi une sorte de théologie politique : on fait ré-entrer le religieux dans le discours politique, avec la foi instrumentalisée, des éléments théologiques et de l’eschatologie. On note aussi la dimension extractiviste, qui porte un discours prédateur sur la terre. 

Ces éléments idéologiques ont été formulés dans un premier temps en Russie et se retrouvent dans le trumpisme.

Je ne veux pas dire que ce sont des influences, parce que cela supposerait qu’il y ait une source. En revanche, il y a une résonance de ces thématiques qui sont ensuite redécouvertes par des auteurs européens ou par des Américains et adaptées à leur contexte national.

Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas besoin de regarder du côté de la Russie de Poutine pour avoir des exemples d’expansionnisme territorial. Ils ont aussi une tradition américaine impérialiste qu’ils peuvent réactualiser. 

C’est la thèse d’un des articles du volume, rédigé par Vladislav Sourkov : il y aurait eu une retranslatio — tout comme on a dû retraduire à plusieurs reprises l’Iliade et l’Odyssée pour les rendre toujours contemporaines — de la forme impériale par Vladimir Poutine, qui paraissait pourtant ringarde. 

Alors que dans les années 1960-70, personne ne pouvait être considéré comme impérialiste et tout le monde se présentait comme démocrate, on assiste aujourd’hui à un renversement étrange : la forme démocratique est devenue ennuyeuse, face à la forme impériale qui aurait une force d’attraction. Ce changement de front est d’abord une question idéologique : comment le comprenez-vous ? Puis, serait-il possible de transformer cette force pour réactualiser des formes qui paraissent un peu ennuyeuses aujourd’hui — démocratie, République, Europe ?

Philippe Collin

Philippe Collin

Je vais commencer par m’appuyer sur un mot que vous avez prononcé : une forme « ringarde ». 

Il me semble que tous ces mouvements sont animés par un sentiment de vengeance. C’est comme si, pendant des décennies, cette pensée avait été « ringardisée », cornerisée, moquée. On sent bien, y compris en France, qu’il y a là un ressort, qui permet de dire aux démocrates, voire à la bourgeoisie occidentale : « nous ne sommes plus ringards », et mieux encore : « nous sommes très à la mode ». 

J’ai en tête un discours de Trump très court où, en campagne, il dit : « I am your warrior, I am your justice, I am your retribution ». Cela fait référence à la rétribution des âmes : je vais venir pour le Jugement dernier, pour faire advenir ce que vous pensez être le plus juste. 

Si on ne prend pas en compte cette vengeance, on ne comprend pas la puissance de la vague portée par ce mouvement international. 

Quand j’écoute depuis vingt minutes ce que l’on se raconte, un élément me revient sans cesse en tête : ces mouvements-là sont les ennemis de l’héritage de la Révolution française — peut-être que je tire le trait très loin, mais j’y crois.

La Révolution française est venue mettre à mal un monde qui était assez simple. Il y avait un dieu, un roi, des classes sociales immuables. Certains ont le fantasme, la nostalgie, la mélancolie de ce monde disparu. Peut-être que la revanche dont je parle vient aussi de là : contre le monde construit par les libéraux, par les démocrates, par les révolutionnaires de la Révolution française — j’entends en tout cas la première révolution, qui précède la Terreur.  

J’imagine très bien une internationale, qu’on appelle aujourd’hui réactionnaire, qui pourrait être nommée « anti Révolution française ».  

Ce sont bien l’héritage européen, l’héritage des Lumières, l’héritage de l’affaire Dreyfus, qui sont remis en cause. Les idées selon lesquelles « la raison est au cœur de la pensée », ou « le savoir est un pouvoir », sont rejetées. Aujourd’hui, dans ce monde-là, le savoir ne pèse plus rien. Cela fait partie de la revanche : le savoir, la quête de la vérité entravent toujours — et c’est tant mieux d’ailleurs ! Tout d’un coup, on choisit de briser ces entraves. 

Cette question m’obsède. D’une part, le Grand Continent a un rôle à jouer, fondamental dans son héritage et les valeurs que la revue véhicule. Je crois aussi que la bourgeoisie occidentale, à laquelle nous appartenons tous ce soir, a un rôle crucial à jouer dans les mois qui viennent — j’entends « bourgeoisie » non en tant que classe sociale, mais en tant qu’héritage. Nous sommes à l’ENS, dans le cinquième arrondissement, à Paris : nous sommes tous des bourgeois. 

Nous avons un rôle à jouer dans les mois qui viennent, crucial, face à cette vague de la revanche et du règlement de compte.

Je suis obligé de vous demander de développer. 

Philippe Collin

Philippe Collin

Je vais être très clair et partir d’un exemple : l’affaire Dreyfus. 

On a souvent tendance à penser que l’affaire Dreyfus est celle d’une France contre l’autre, antidreyfusards contre dreyfusards. Il s’agit en fait d’une relation à trois termes. 

ll y a d’abord une France réactionnaire, xénophobe, antisémite, anti-républicaine. Il y a ensuite le groupe socialiste, qui est en train de se mettre en place — à l’occasion de l’affaire Dreyfus, une partie d’entre eux va recoudre le lien avec la République en expulsant les antisémites d’extrême gauche. Enfin, il y a un groupe central : la bourgeoisie libérale. Elle fait le choix, avec Waldeck-Rousseau, d’adhérer à un projet républicain. C’est la défaite de l’extrême droite, de Maurice Barrès, de Charles Maurras, parce que Waldeck-Rousseau intègre le mouvement socialiste, avec deux ministres dans son gouvernement, tout en prenant en charge les aspirations de la République.

Quarante ans plus tard se produit la débâcle française ou l’« étrange défaite » théorisée par Marc Bloch — qui va être bientôt panthéonisé. Marc Bloch explique que c’est cette bourgeoisie qui fait une erreur, qui embrasse la réaction, pour « sauver ses meubles » dira Romain Gary. 

Je donne ces deux exemples pour dire à quel point nous sommes les héritiers d’un héritage,  celui de la République, de la démocratie et de la dignité humaine. Cette bourgeoisie est celle qui porte cet héritage : elle est venue à bout du communisme, du nazisme, elle a résisté à tout. Nous sommes aujourd’hui devant un nouveau défi.

Est-ce que nous — bourgeoisie libérale qui peut être de gauche et de droite — trouverons à nouveau les ressources et le ressort pour pouvoir maintenir notre héritage en vie ? 

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

J’espère que nous ne sommes pas les derniers républicains parce que, si c’est le cas, nous ne sommes pas très nombreux… 

Le mouvement Trump actuel est à la fois révolutionnaire et s’inscrit dans l’histoire américaine et l’histoire de la démocratie. Il faut garder en tête cette double dimension, qui explique son enracinement et sa force : ce mouvement jouit de la fascination révolutionnaire tout en prolongeant des courants plus anciens.

Je vais revenir sur la possible réaction des démocrates à ce projet révolutionnaire, en repensant d’ailleurs à ce qu’ont pu être dans le passé les « réactions ». 

Les démocraties, par définition, déçoivent. 

C’est ce que j’ai essayé de dire dans Les désillusions de la démocratie. Elles déçoivent parce qu’elles proposent des principes qui ne sont pas applicables tels quels, et qui nourrissent la critique qui dénonce, à juste titre, le fait que nous ne soyons pas tous

libres ni tous égaux. 

La critique nous paraît être au cœur de l’idéal démocratique — formé d’un côté par la dignité de tous les êtres humains, de l’autre par la légitimité de la critique et donc de l’autocritique. Elle forme le sens profond de la démocratie, mais comme cette dernière est décevante, la critique risque toujours de se dévoyer et d’être excessive, soit dans un sens ou dans l’autre. C’est à cela que nous assistons. 

D’un côté nous avons ces théoriciens de la réalité, qu’on trouve dans le volume L’Empire de l’ombre, fascinants par un mélange de libertarisme absolu conjugué avec un conservatisme également absolu. Cette combinaison nous rappelle des événements du XXᵉ siècle. C’est évidemment un dévoiement extrêmement dangereux, parce que les conceptions extrémistes de la société risquent toujours d’entraîner beaucoup de gens qui y voient quelque chose de romantique, d’absolu, qui répondrait à leurs besoins. 

De l’autre côté, nous avons une autre forme de dévoiement, qu’on résume grossièrement sous le terme de « wokisme ». Les abus, les excès ou les ridicules du wokisme ont joué un rôle dans le fait que le conservateur traditionnel américain a voté Trump et a refusé le Parti démocrate, qui a l’air de ne plus exister. Kamala Harris était ambiguë parce que le Parti démocrate l’était complètement, n’avait pas un fond électoral aussi clair, puissant, et fascinant que celui des libertariens conservateurs.

Ces deux dévoiements ont abouti à ce que nous appelons les « républicains » dans la tradition française, où les « libéraux » au sens américain, catégorie dans laquelle, personnellement, je me reconnais, nous soyions mis sur la touche. 

J’espère que l’optimisme de mon voisin Philippe Collin est juste, et que c’est dans nos mains que repose l’avenir d’une forme de société, que mon ami Alain Besançon décrivait comme « la plus convenable que l’histoire ait fournie ». 

Plusieurs éléments de votre diagnostic ont été très durs. Vous avez notamment parlé du coup d’État, qui signerait la fin de la démocratie en Amérique. Je ne suis pas sûr aujourd’hui qu’on ait pris la mesure de ce que signifient ces mots, s’ils sont vrais. 

Revenons en Europe. L’élection roumaine qui vient de se jouer ce week end voit au second tour un candidat qui semble incarner parfaitement ce mouvement : George Simion. Il a fondé le début de sa carrière politique dans le complotisme anti-vax et anti-Covid. Il remet en avant le fait d’être un orthodoxe, qui considère que Dieu vaut plus que tous les autres et il est prêt à sacrifier sa famille à Dieu. Il est proche de groupuscules d’extrême droite financés par Poutine. Il a fait une partie de sa campagne sur Tik Tok. Il paraît être, dans la ligne de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, le candidat du changement de régime. 

De l’autre côté, Nicusor Dan, mathématicien passé par l’ENS, qui a fondé une École normale supérieure à Bucarest. Il s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de corruption donc il a fondé une ONG ayant gagné de nombreux procès, et il est devenu une figure très réputée de la politique civique. Il a fondé un parti qui est devenu de plus en plus fort, et est aujourd’hui maire de Bucarest.

Ce second tour paraît donc être l’archétype de tout ce qu’on pourrait vivre. D’un côté, George Simion, avec les Lumières obscures, Poutine, Trump, les anti-vax. De l’autre, Nicusor Dan : quels sont les conseils qu’on lui donne pour gagner cette élection ? 

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

On lui recommande de faire attention au danger de moraliser le débat et de penser qu’on est du bon côté et que les autres sont du mauvais côté. C’est un risque qu’on voit partout. 

C’est là où j’ai un petit bémol avec Philippe Collin, sur la bourgeoisie occidentale porteuse des notions de dignité. Les classes ouvrières laminées par le néolibéralisme sont aussi porteuses de dignité dans leurs revendications.

Il y a un danger pour les forces libérales démocratiques à penser que les solutions politiques qu’elles portent sont à l’évidence les meilleures. Il faut sortir de cette idée : ce n’est pas évident. Ce qui était normativement notre logiciel de pensée ne l’est plus pour une partie de nos concitoyens.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas gagner, mais cela veut dire qu’il faut arrêter de dire : c’est évident qu’on est du bon côté, face aux autres qui seraient stupides, sous l’influence de la propagande, ou des imbéciles racistes. Il faut rouvrir le débat idéologique. Il faut accepter la compétition idéologique et arrêter de penser qu’on est forcément du bon côté. 

Il faut entrer dans l’arène idéologique et combattre arguments par arguments.

Pendant longtemps, toutes ces forces illibérales arrivaient aux périphéries de l’Europe : c’était la Russie, la Turquie, puis la Hongrie de Orban, la Pologne. Pas des grandes démocraties, pas des pays avec une longue tradition institutionnelle. On considérait que cela se passait chez les autres. Quand cela commence à se passer chez nous, on déclare qu’on est sous l’influence des autres. 

Mais une fois que cela arrive à Washington, avec cette force et cette radicalité, au cœur du libéralisme occidental, de notre symbole de la démocratie, cela veut dire que nos modèles ne sont plus évidents.

Il faut maintenant combattre dans un monde où les solutions ne sont plus évidentes et c’est cela qui nous fera gagner.

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Vous avez raison, il faut discuter. Le problème c’est qu’ils ne veulent pas discuter. 

C’est vrai que le modèle auquel nous tenons, celui de la tradition européenne dans ce qu’elle a de meilleur, n’est plus accepté dans l’ensemble du monde. La réaction à la guerre d’Ukraine est évidente et il faut mener le combat idéologique.

Le problème est que les combats idéologiques, cela été le cas pendant le XXᵉ siècle, ont toujours été à sens unique. 

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

Qu’il y ait des élites qui ne soient pas intéressées par le combat idéologique, c’est clair. Mais le débat doit être ouvert au niveau des classes plus populaires. Il faut comprendre à quel point l’impact des déclarations d’Hillary Clinton sur « les déplorables » a été fort : il faut 20 ans à une opinion publique pour se remettre de ce genre de discours. 

Un des problèmes des Démocrates a été leur incapacité à aller parler aux milieux dont ils savent qu’ils vont voter Trump. 

On voit aujourd’hui que des expériences politiques radicales ont lieu — en Argentine, au Salvador, aux États-Unis — et que, de l’autre côté, la résistance à ces projets politiques radicaux consiste à dire « vous n’avez pas le droit de le faire ». Au fond, on joue le droit contre la politique. Ainsi, on continue à dire qu’on est condamné à une forme d’impuissance.

Philippe Collin

Philippe Collin

Je vais revenir à la « classe bourgeoise ». J’ai en tête le Front populaire, qui est tenu par les bourgeois. Léon Blum est un bourgeois, Jean Zay est un bourgeois. Ce sont des bourgeois, mais devant des murs immenses : le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, très vite Franco en Espagne. 

Face à ces murs, Léon Blum y va pied à pied — cela rejoint complètement ce que disait Marlène Laruelle. Pour la campagne de 1932, il est dans le sud de la France, pied à pied avec les ouvriers agricoles de Narbonne. Il va dans l’arène politique et arrive en tête à Narbonne, dans un pays viticole où Blum ne boit pas une goutte d’alcool. C’est le dandy parisien qui arrive avec ses chaussures vernies face à des paysans en sabots. Blum va au combat et jamais se moque ou dénigre ses adversaires dans l’électorat populaire.

La classe populaire est évidemment tout à fait capable, mais doit être soutenue. Dans un monde, entre 1932 et 1936, qui n’est pas plus réjouissant que le nôtre, il y a eu ce qu’on appelle le Front populaire. Ces gens sont portés par un héritage républicain et démocratique. Pour Blum, démocratique veut dire républicain. C’est pour cela qu’à Tours, en 1920, il garde la « vieille maison » et chasse les communistes, qui adoptent déjà un discours dictatorial.

Gilles Gressani, vous souhaitez tester mon optimisme, et vous avez bien raison. 

Je pourrais vous répondre que le Canada et l’Australie viennent d’avoir des comportements différents dans les urnes. C’est peut-être le signe d’un sursaut démocratique et républicain. 

J’en reviens au Front populaire. Le programme du Front populaire est fondamental parce qu’il met au cœur de la société la dignité humaine. On ne se moque pas des autres. Je vais prendre un exemple très concret et qui me touche : Blum entre en politique à 50 ans, très tardivement. Mais d’où vient sa culture à la fois politique et humaine ? C’est la littérature qui lui offre. Dans la littérature qu’il aime, que ce soit Stendhal ou Maurice Barrès, il y a le culte du moi. Ce qu’il met au cœur de sa vie, c’est l’accomplissement individuel, le rêve bourgeois de l’accomplissement de soi. 

Blum va entrer en politique en se disant que ce qu’il a vécu, lui, comme accomplissement bourgeois, doit être élargi à la société. C’est l’essence des congés payés. Cette idée ne figure pas au programme du Front populaire, c’est son idée personnelle. Les congés payés pour Blum, ce n’est pas uniquement le repos mérité après le travail. Il s’agit de donner quinze jours de temps libre aux gens pour qu’ils puissent s’améliorer et trouver un chemin d’agrandissement d’eux-mêmes. 

En campagne électorale à Narbonne, c’est ce qu’il raconte aux ouvriers. C’est du combat. Ce n’est pas une pause, comme dans cet amphithéâtre où nous sommes des bourgeois. C’est du combat pied à pied. Il faut entrer dans l’arène. Il faut aller parler aussi aux classes populaires, de mettre au cœur cette dignité qui est notre héritage.

Peut être que je suis trop optimiste, mais je crois à cela. 

Dominique Schnapper, même question : quel est le conseil qu’on peut donner à Nicosur Dan ?

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Je suis très mauvaise pour les conseils… Je pense qu’il faut débattre. La démocratie c’est aussi cela : débattre avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord. Faire vivre ensemble la démocratie, avec des gens qui ne partagent pas les mêmes opinions mais qui acceptent les opinions des autres.

Le problème, avec les anti-démocrates, est qu’ils ne jouent pas le jeu du débat idéologique. 

C’est là le paradoxe : ces anti-démocrates semblent aujourd’hui avoir le vent en poupe, y compris dans les urnes.

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Il est vrai que le cœur de l’héritage fondé sur le respect des institutions et l’idée de l’égale dignité de tous les êtres humains, n’est plus considéré comme allant de soi, ni pour la majorité du monde — il n’y a qu’à voir les votes au moment de la guerre du début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine — ni dans nos propres sociétés. 

Cette conception était, dans la tradition française, portée par la gauche dreyfusarde, ou une partie de la droite républicaine. Si vous regardez les scènes européennes de la Roumanie à la France, et que vous additionnez la gauche dreyfusarde et la droite républicaine, cela ne forme pas une majorité. C’est à prendre en compte. 

Je suis tout à fait pour le combat idéologique, mais je pense qu’il faut le mener sans illusions excessives. Il est de notre dignité de le mener, il est notre espoir de penser qu’il a quelque influence, mais l’expérience historique n’est pas, de ce point de vue là, entièrement convaincante.

Philippe Collin

Philippe Collin

J’entends très bien ce que vous dites, mais l’histoire du XXᵉ siècle montre, par exemple, qu’il est possible de se retrouver. Nous nous retrouverons. 

L’Occupation en France a permis d’activer ces valeurs de manière très forte. Certes, dans une petite minorité française, mais cette minorité gagne à la fin.

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Oui, on dit toujours, et c’est vrai, que les démocraties ont finalement gagné au XXᵉ siècle.  Mais elles ont gagné parce que l’Amérique était là, il ne faut pas l’oublier. Sans l’Amérique. Je ne sais pas si la France et l’Angleterre auraient gagné.

Cette semaine, on aura d’ailleurs un moment important : l’anniversaire de la fin de la Deuxième guerre mondiale sera célébré entre le 8 mai, en Europe occidentale, et le 9 mai, en Russie. Il y aura la célébration d’une victoire, 80 ans plus tard, de la part de Vladimir Poutine, Xi Jinping et une vingtaine de chefs d’État et de gouvernements.

On a l’impression que, de l’autre côté, on n’aura pas vraiment de célébration aussi imposante entre des leaders occidentaux. Est-ce que cela nous dit que, aujourd’hui, la Russie veut jouer sur ce terrain historique des manipulations historiques — alors que nous, nous hésitons toujours ?

Mais il y a aussi des rites républicains. Le Panthéon, c’est la mise en scène, la ritualisation, de ce que peut être la République. Ne faudrait-il pas repartir de cela : accepter de jouer avec des symboles, des histoires, des mythes ? Sortir de cette idée que tout se résoudra parce qu’on fera la démonstration rationnelle que c’est notre intérêt de ne pas sortir de l’Union européenne, ou de ne pas voter pour les « méchants » ? 

Marlène Laruelle

Marlène Laruelle

Je crois qu’un des éléments qui fait que la démocratie n’est pas attractive, c’est précisément parce qu’elle n’arrive pas à jouer assez du symbole. Elle n’a pas le storytelling, elle n’a pas le langage émotionnel dans le langage institutionnel et abstrait. Cela ne marche plus parce que les gens ont l’impression que cela n’a pas donné de résultats. C’est toute la question de la déception.

Je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas, dans les démocraties, une immense célébration des 80 ans de la fin de la guerre, la célébration des vétérans. On pourrait imaginer des grands moments d’identité politique.

Il s’agirait de réactualiser les rituels qu’on a voulu repousser car ils faisaient poussiéreux. Il y a des manières d’inclure des éléments culturels qui sont aussi de la culture populaire, de la pop culture au sens presque commercial du terme, qui pourraient redonner de la chair à l’adhésion collective. 

Les projets politiques autoritaires ont leur manière de fonctionner, ils ont leur pouvoir d’attraction. On voit dans tous les sondages faits en Europe et aux États-Unis que les jeunes générations soutiennent de plus en plus des projets politiques autoritaires. La démocratie n’arrive pas à résoudre cela, au contraire de la solution autoritaire, qui charrie en plus le côté symbolique. Si on refuse de s’engager sur le côté symbolique, on perd la bataille à mon avis.

Philippe Collin, vous avez travaillé sur Léon Blum et j’ai l’impression aussi que c’est quelqu’un qui peut nous aider ?

Philippe Collin

Philippe Collin

Oui ! Je suis entièrement d’accord avec Marlène Laruelle. J’ai une équipe de douze personnes. Entre nous, le mot d’ordre est « réarmement républicain ». Cela veut dire qu’on passe par des symboles très forts. On héroïse les personnages. C’est-à-dire qu’on s’approche de l’interdit historiographique, en se permettant de la psychologie, du sentiment, pour montrer que ces gens étaient extraordinaires. On pousse un peu le curseur, parce que, je suis d’accord, il faut donner envie. 

Face aux autres qui ont leurs héros, nous avons aussi nos héros — sans forcément mépriser les premiers. Nous avons nos héros, nous avons nos valeurs, nous avons notre héritage.

J’en suis à ma 15ᵉ série de podcasts historiques. On en est à 35 millions de téléchargements. Il y a un vrai appétit, les gens veulent venir écouter cela. Je fais des tournées en province : j’étais à Granville, face à 600 personnes pour évoquer les résistantes françaises. Je ne dis pas que nous sommes majoritaires. Mais moi, je suis en mode combat.

L’émission la plus regardée dans l’histoire de la télévision française, c’est la cérémonie des J.O.

Philippe Collin

Philippe Collin

Exactement. Je crois qu’il y a une France qui est prête à ça. Il faut l’accompagner par de nombreux petits objets. Avec mon équipe, on en fait partie, de manière modeste, et cela fonctionne. Ce qu’on propose, ce sont aussi des objets de culture. 

Dans les podcasts, on donne la parole aux scientifiques, on les met en valeur. C’est très précieux. Mais autour, on organise un récit émotif, narratif : « Tu es Français, Française, et c’est ton histoire. Il y a des gens extraordinaires et tu portes, toi, en tant que Français et Française, cet héritage » — je le dis avec un peu d’illusion peut-être, mais avec charme et envie. Parce que je ne veux pas renoncer. Il y aura des moments difficiles à vivre, mais nous nous retrouverons dans ces valeurs, quoi qu’il arrive, j’en suis persuadé. 

Comment faire pour rester lancé ?

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Le caractère raisonnable et nuancé n’attire pas les foules et ne fascine pas les citoyens. Le rêve libertarien attire davantage. Mais regardez ce que sont les sociétés humaines comparées à la nôtre, et vous verrez que vous n’aurez jamais une société aussi riche, aussi prospère, aussi libre que les sociétés européennes depuis 1945.

Cependant, vous n’entretenez pas les peuples avec cette idée. D’abord parce que c’est du passé, du raisonnable et du rationnel. Je trouve donc très bien de faire de Léon Blum un héros, même s’il n’a pas compris le nazisme en 1932. C’était un homme remarquable et admirable, en dépit de cette limite. 

Nous devrions faire un débat sur Léon Blum !

Philippe Collin

Philippe Collin

Avec grand plaisir. C’est quelqu’un qu’on peut admirer sans réserve.

Avec mon équipe, dans le registre de la République, on est allés sur les terres du général Leclerc, qui est aussi un héros profondément républicain. Il a fait un grand chemin de la réaction vers la République à l’épreuve de la guerre. Je pense qu’il y a une France qui peut se retrouver dans Jean Jaurès, Blum, Leclerc, le général de Gaulle. 

Absolument. Donc voilà, on a fait 8h d’émission sur Leclerc, qui est une de nos émissions qui marche le mieux. Pourtant c’est un militaire, ce n’est pas très sexy, et cela a fonctionné. D’un coup, les gens se sont dit « Ah tiens, Leclerc, je ne le connais pas, même si j’ai l’avenue du général Leclerc au bout de ma rue, comme tout le monde ».

Raconter son histoire permet aussi de raconter un chemin vers la République. Cela existe. Je m’attache à cela et je continue à y croire.

Merci pour ce mardi qui a commencé avec un constat très dur et qui finit avec l’idée du futur. Je pense qu’on va beaucoup réfléchir à ce qui s’est dit ce soir. On peut retraduire la République. Il faut aussi étudier en profondeur ce qui est en face de nous pour essayer d’y puiser une force nouvelle. 

Prochains événements

30 août

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De 16:15 à 22:00
Alessandro Aresu
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05 septembre

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Quelle diplomatie face aux géants de l’intelligence artificielle ? 

De 16:30 à 17:30
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