18
mars 2025
De 19:30 à 20:30
École normale supérieure
45 rue d'Ulm - 75005 Paris
Langue
FR
Ecologie
Mardi du Grand Continent du 18 mars 2025, avec Josep Borrell, Carlos Cuerpo, Emmanuel Guérin et Laurence Tubiana, modéré par Gilles Gressani, et introduit par Frédéric Worms.
Je suis très heureux de vous dire un mot en tant que directeur de l’École normale supérieure, pour vous y accueillir et accueillir une autre soirée exceptionnelle du Grand Continent.
Ce soir, de nouveau, nous nous situons entre l’urgence extrême, la très longue durée et des projets à mener dans l’entre deux. La très longue durée, c’est la durée de la terre et des puissances fossiles, les énergies qui aujourd’hui s’épuisent. C’est aussi la durée qu’il faudrait pour affronter tout cela, depuis la conférence sur le climat à Paris, il y a dix ans, que Laurence Tubiana avait organisée. De l’autre côté, il y a l’urgence extrême puisque dans l’article de Laurence Tubiana et Emmanuel Guérin, les auteurs montrent aussi l’urgence négative, politique, qui s’ajoute à l’urgence climatique.
Entre cette urgence et cette longue durée, il y a des projets communs, notamment dans le travail fait entre le Grand Continent et l’École normale supérieure. Nous travaillons aussi en continu avec les personnes qui passent ici, comme Laurence, qui occupe une de nos chaires d’études démocratiques sur les négociations climatiques. Nous espérons continuer à travailler avec les grands invités de ce soir, avec Josep Borrell lui-même, avec le Brésil, dont l’ambassadeur est présent, avec l’Espagne, qui sera représentée au plus haut niveau par un ministre à distance, et par l’ambassadeur, accompagné également de plusieurs conseillers.
Il faut articuler nos disciplines, nos élèves, nos étudiants, des enseignants et des personnalités politiques qui acceptent de se faire enseignantes le temps d’une soirée, ou bien plus. Il faut soutenir les grandes politiques publiques qui résistent à celles qui détruisent le monde. Essayer de construire cette alliance du savoir et de la politique publique internationale, c’est l’ambition que Gilles Gressani, toute l’équipe du Grand Continent et l’École normale supérieure portent ensemble.
Ce soir, nous souhaitons mettre en avant deux mots : diplomatie et climat. Ces mots, qui pouvaient presque paraître un peu ennuyeux il y a six mois, apparaissent aujourd’hui extrêmement chargés politiquement et géopolitiquement.
Nous réunissons des personnes qui ont fait de ces deux mots une partie cruciale de leur travail à différents niveaux : Emmanuel Guérin, Laurence Tubiana —qui ont cosigné une pièce de doctrine très intéressante dont on parlera— et Josep Borrell. Carlos Cuerpo, qui tenait à présenter l’autre papier dont on parlera ce soir, écrit par Sanchez, Lula et Ramaphosa, nous a envoyé un court message.
Dans le contexte actuel d’incertitude et de doutes sur l’avenir du multilatéralisme, cette discussion arrive à point nommé. Ces dernières années, nous avons assisté à un changement de cap dans notre société, avec une augmentation des conflits géopolitiques et des tensions commerciales qui menacent la coopération internationale. Le multilatéralisme est aussi menacé, qui a produit tant de bénéfices au cours des dernières décennies en sortant des dizaines de millions de personnes de la pauvreté et en promouvant le développement des pays afin de progresser vers une prospérité partagée par tous.
Cependant, alors qu’il ne reste que cinq ans avant la réalisation de l’Agenda 2030, les progrès sur les objectifs de développement durable (ODD) ne sont pas aussi rapides qu’ils devraient l’être. Seuls 16 % de ces objectifs sont en passe d’être atteints. Cela montre qu’il est très urgent d’unir nos forces et de démontrer une fois de plus la capacité de la communauté internationale à tenir ses engagements et à relever les défis à venir.
L’année 2025 offre une occasion unique de le faire. Les grands sommets organisés par l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Espagne devraient nous permettre de tracer la voie vers un monde plus juste, plus inclusif et plus durable.
La pandémie, l’augmentation des prix des produits de première nécessité, tels que l’énergie et les denrées alimentaires, ainsi que les coûts d’adaptation aux ravages du changement climatique et d’atténuation de ces ravages, ont eu un impact particulièrement négatif sur les pays les plus vulnérables. Selon les dernières estimations des Nations unies, les pays les moins avancés consacrent 12 % de leur revenu aux paiements d’intérêts — soit le niveau le plus élevé depuis l’an 2000. Cela réduit leur capacité à investir dans les objectifs de développement durable.
L’urgence d’agir est donc indéniable. Ensemble, nous devons réussir à inverser cette tendance. Le sommet des dirigeants du G20, qui se tient pour la première fois en Afrique, est essentiel pour renforcer la coopération internationale en faveur d’une croissance plus équitable et plus durable.
On ne peut pas se permettre des pas en arrière en matière de convergence entre nos économies. De nouveaux progrès dans la réforme de l’architecture financière internationale, déjà entamée par les présidences précédentes, seront essentiels pour parvenir à une plus grande mobilisation et à une répartition plus équitable des ressources financières disponibles. Nous devons exploiter toutes les sources de financement possibles et impliquer tous les acteurs —les gouvernements, les institutions financières internationales et aussi, bien sûr, le secteur privé.
Le prochain sommet sur le climat qui se tiendra à Belém, au Brésil, au cœur de la plus grande forêt tropicale du monde, nous rappelle la menace réelle et imminente que représente le réchauffement de la planète. D’ici le milieu de ce siècle, les dommages causés par le changement climatique pourraient amputer l’économie mondiale de près de 20 points de pourcentage de croissance.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une dévastation économique. L’impact du changement climatique se mesure également en termes de pertes de vies humaines. On ne peut pas rester les bras croisés. On doit continuer à coopérer pour financer le développement durable et alléger la dette des pays les plus vulnérables. C’est pourquoi l’Espagne prépare un agenda ambitieux pour la quatrième conférence internationale sur le financement du développement, qui se tiendra à Séville à la fin du mois de juin.
En plus de l’impulsion politique, on travaille à mettre sur la table des propositions concrètes, avec un impact durable, qui contribuent à mobiliser des ressources et à réduire le fardeau de la dette dans les pays vulnérables. On a profité de cette conférence qui se tient tous les dix ans pour montrer que nous avançons dans la défense d’un système multilatéral qui, même s’il peut être renforcé, a déjà fait ses preuves.
C’est maintenant qu’il faut agir. On doit rester ambitieux face à l’adversité. Ces trois grandes réunions ont le même objectif : renforcer la coopération internationale pour la prospérité de tous. Ensemble, on doit être un exemple, en gagnant la bataille contre la peur et la haine.
Nous avons voulu mettre l’accent sur cette dynamique des empires fossiles, et par contrecoup, la possibilité de constituer des alliances à partir de ce référent, tout en ayant comme ligne de mire la COP 30. Cette idée est très présente dans votre texte : pourriez-vous nous aider à avancer dans cette direction ?
Effectivement, le contexte actuel est plein d’adversité. Dans cet article, de la façon la plus honnête, la plus lucide et la plus réaliste possible, on a essayé de ne pas cacher les difficultés auxquelles nous faisons face pour cette COP 30 à Belém, qui marquera les dix ans de la négociation de l’accord de Paris.
Il est évident pour tout le monde que le contexte géopolitique, mais aussi économique, est très nettement dégradé par rapport à ce qu’il était il y a dix ans. Il est à peine utile de faire la liste de ces difficultés tant elles sont évidentes. Trump est l’une d’entre elles, et peut-être la principale, notamment quand on la couple avec la menace que représente une partie conséquente du secteur pétrolier aujourd’hui.
Le risque n’est pas d’ailleurs une sortie de pure forme de l’accord de Paris —qui a son importance, notamment si elle entraîne dans son sillage des sorties d’autres pays de l’accord de Paris. Il y a des candidats potentiels, mais il y a eu des cordes de rappel importantes, qui sont d’ailleurs des cordes de rappel européennes, notamment pour l’Argentine de Milei, puisque certaines dispositions de l’accord pas encore adopté entre l’Europe et le Mercosur visent à dissuader les Argentins à sortir de l’accord de Paris.
Il est important de se rappeler, en des temps qui sont particulièrement sombres en Europe par rapport au reste du monde, l’utilité d’une forme de soft power —en l’occurrence directement liée à la diplomatie économique et aux accords commerciaux en Europe.
La principale menace venant de Trump, elle ne s’en tient pas à ces considérations diplomatiques autour de la participation formelle ou non à l’accord de Paris. Le soutien extrêmement proactif aux énergies fossiles accroît en effet considérablement la menace.
C’est le fameux « Drill, baby, drill »
Oui, ce « Drill, baby, drill » encourage de nombreux acteurs du secteur, pas seulement aux États-Unis. La conférence annuelle des pétroliers qui se réunit au Texas vient d’avoir lieu. Les déclarations très explicites de tous les PDG ou presque du secteur des énergies fossiles à cette conférence montrent une volonté renouvelée d’extraire et de produire davantage, alors même que la demande en énergies fossiles se contracte.
Il y a là un grand paradoxe. La demande est en train de se contracter, parce que la croissance mondiale va être plus faible que ce qu’on anticipait il y a encore quelques mois. En effet, l’effet dépressif et inflationniste de la politique commerciale de Donald Trump réduit les prévisions de croissance en énergie et en énergies fossiles par rapport aux attentes.
Malgré tout, on constate une libération de la parole du secteur des énergies fossiles. Alors que la COP à Dubaï voulait proposer des solutions à la transition énergétique, aujourd’hui, il y a surtout un grand ralentissement dans la transition énergétique.
Il y a aussi des facteurs d’optimisme : en particulier, le Brésil et sa présidence de la COP à Belem à la fin de l’année.
D’abord, on trouve au Brésil un attachement à la fois sincère et déterminé au multilatéralisme —comme le montrait la lettre envoyée par le président de la COP, André Corrêa do Lago, à l’ensemble des parties à l’accord de Paris. Or nous avons besoin de ce multilatéralisme aujourd’hui, même si on sait d’ores et déjà qu’on l’obtiendra pas d’unanimité à l’issue de la COP 30— sauf si les États-Unis décident de ne pas venir du tout à Belem.
La situation implique de penser différemment et les Brésiliens le font. Ils poussent avec sérieux un agenda de réforme de la gouvernance mondiale —du climat en particulier, mais plus largement de la gouvernance mondiale. Il faut s’en convaincre. Il faut également bien comprendre, ce qui n’est pas forcément le cas côté européen, l’attachement des Brésiliens au Sud global, et l’importance pour eux de la présidence du groupe BRICS+ la même année que celle de la présidence de la COP 30.
Toutefois, un point nécessiterait un débat en interne. Puisque le contexte géopolitique et économique est marqué par beaucoup plus d’adversité qu’en 2015, il ne faut pas se tromper sur l’évaluation du rapport de force. Il est important de pousser pour un agenda de réformes —et pas uniquement pour des résultats concrets tels que ceux qu’on a exposés dans la pièce de doctrine. Cependant, pour pousser un agenda de réformes qui va dans la bonne direction, il faut être clair sur l’identification des alliés qui poussent dans la bonne direction. Il est très important que les Européens fassent partie de ces alliés de premier plan avec le Brésil.
Dans votre papier, Laurence Tubiana, un point m’a beaucoup frappé. Vous écrivez « La tragédie des récentes COP est qu’elles ont exclu le moteur le plus puissant du progrès climatique : la mobilisation de masse ». De fait, c’est peut-être cela qui est en train de se jouer.
Le format COP semblait un peu sclérosé. Nous avions l’impression que le climat et la diplomatie devaient être réinventés, sans avoir conscience de leur nécessité. Aujourd’hui, alors qu’on est clairement face à un adversaire, ou à une coalition d’adversaires, est-ce que cela peut engendrer une mobilisation, mais aussi une construction d’alliances qui soit susceptible de se projeter dans le sens que vous souhaitez ?
Dans l’introduction, tu disais Gilles que « climat » et « diplomatie » étaient des mots un peu usés. C’est particulièrement vrai après les dernières COP : il y a eu trois conférences des parties dans des pays très dépendants du pétrole —même si l’Égypte est un petit exportateur par rapport aux deux successeurs— notamment l’Azerbaïdjan où il y a même un puits de pétrole dans la ville pour symboliser la place centrale du fossile dans l’économie.
En parallèle, on observe un autre phénomène qui se déclenche en 2022 avec l’invasion de l’Ukraine. À partir de ce moment-là, le secteur des énergies fossiles —qui était quand même sur la défensive, notamment depuis les accords de Paris— retrouve des couleurs, au nom de la sécurité énergétique.
Il est très étrange aujourd’hui de constater cette alliance entre ce secteur ancien, qui a deux siècles, avec ce mouvement populiste américain qui se double d’une guerre culturelle. Le climat devient alors un objet de la guerre culturelle. C’est ce qui s’est passé en Allemagne, dans le débat pour les élections récentes. C’est aussi ce qui se passe dans beaucoup de pays européens et évidemment aux États-Unis, où l’idée du climat est devenue une idée des « autres », de ceux qui sont nos ennemis.
Il existe un lien entre le secteur de la plus haute technologie (de l’intelligence artificielle, des réseaux sociaux) et le secteur du pétrole (le vieux XIXᵉ siècle si on peut dire), qui s’associent à un conservatisme social incroyablement profond.
C’est pour cela qu’il est tellement intéressant que la COP se passe au Brésil cette année. Nous devons revoir nos alliances. Celso Amorim, avec qui j’étais il y a quelques semaines, disait : « J’ai 80 ans et je n’avais jamais vu ça. Un monde où je pensais qu’il y avait des règles, qu’elles n’étaient pas bonnes, et que je voulais les améliorer est maintenant un monde sans règles ».
La notion d’Ouest a disparu. Nous devons nous redéfinir les uns les autres. J’ai trouvé cet article des présidents Sanchez, Ramaphosa et Lula à point nommé pour dire que nous devons redéfinir ce qui nous lie, notre commun.
On se dit évidemment tous les jours avec Emmanuel Guérin, avec l’équipe de l’European Climate Foundation, qu’on est à un point très bas et que cela va probablement encore empirer dans les mois qui viennent. La COP 30 sera peut-être le bon moment pour reconstruire ce multilatéralisme, en se rappelant qu’il est fait pour affronter nos problèmes communs. On peut réfléchir à la faveur de cette clarification violente : il y a des pays, ou des groupes politiques, qui ne veulent pas du bien commun, parce qu’ils veulent le pouvoir ou l’argent, dans un incroyable mélange d’avarice et d’égocentrisme.
Ce choc fait que cela devient éminemment politique. Il ne s’agit plus d’un problème technique. Il ne s’agit pas de raffiner tel ou tel point de négociation. Ces moments à Séville, et encore plus largement à Belém, peuvent être l’occasion de nous ressaisir et de ne pas avoir peur. Nous devons reconnaître que c’est une bataille culturelle, économique, politique et que nous n’allons pas céder. Nous allons nous battre pour la gagner, avec ceux qui mettent la question des communs avant leur intérêt personnel.
Il y a donc eu un choc politique qu’on n’attendait pas —même si l’on a fait beaucoup de scénarios sur les possibles conséquences d’un retour au pouvoir de Trump. Cela constitue une combinaison de facteurs incroyablement violents. Rappelons que le sujet du climat est un des sujets favoris des mouvements d’extrême droite sur les réseaux sociaux. À présent, on a le bonheur d’avoir des trolls russes, mais aussi des trolls américains contre la question du climat.
L’Europe est particulièrement visée, parce que le projet européen est visé par l’extrême droite américaine de Trump. C’est l’Europe qu’il déteste, qui est là selon lui pour « emmerder les Américains ». Et pourquoi ? Parce que c’est un projet de paix et parce que c’est un projet collectif. Cela lui est insupportable. Nous sommes donc « les insupportables » et je trouve cela positif. On ne va pas avoir peur.
Josep Borrell, vous avez été à la tête de la diplomatie européenne, vous connaissez très bien les rouages de la scène internationale. Quel est le bon format dans lequel on peut construire aujourd’hui ? S’il n’y a plus d’Occident, qu’est-ce qu’il y a, et par où commencer ?
Je ne sais pas trop, mais je peux essayer (rires). En effet, il y a quelques mois, on disait « the West against the rest », et on parlait du reste du monde contre l’Ouest —à savoir, la Chine, la Russie et les soi-disant pays qu’on disait « non-alignés ».
Maintenant, les choses ont changé. Il paraît que « the West doesn’t exist anymore » —quand on parle de l’Ouest, on inclut l’Europe, les États-Unis, et quelques éléments Indo-Pacifique comme le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande.
Si l’on désigne la Chine comme « partenaire, compétiteur et rival », on pourrait aujourd’hui considérer que les États-Unis n’est pas seulement un rival, mais un ennemi. Du moins, le bruit qui nous parvient depuis Washington, est que nous, les Européens, ne sommes pas du tout considérés comme des alliés, ni même comme des rivaux, mais comme quelque chose contre lequel il faut se battre —pas dans le sens physique et militaire du terme, mais dans le sens idéologique.
Du point de vue du climat et de l’énergie, l’Europe reste à présent toute seule à porter le drapeau de la lutte contre le changement climatique. Seule, parce que la Russie est absente, comme avant, et parce que les États-Unis sont passés du côté de la Russie.
L’Afrique n’était déjà pas très satisfaite de nous. En effet, quand la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine est arrivée, ils ont constaté un changement radical dans le discours des Européens. Alors qu’il y a quelques années, on leur disait qu’il ne fallait pas développer des champs de gaz ni de pétrole, on les a au contraire incité à le faire, et à le faire vite. Ils ont très clairement perçu ce double discours.
L’Asie et l’Asie du Sud-Ouest ne sont pas non plus les champions de la lutte contre le changement climatique. C’est donc l’Europe qui reste maintenant seule devant ce grand défi de l’humanité.
C’est pour cela que cet article qu’ont cosigné le président du gouvernement espagnol, du Brésil et l’Afrique du Sud est remarquable. Que le Brésil et l’Espagne soient plus ou moins sur la même longueur d’onde, cela a du sens dans la mesure où ils font partie de l’ensemble latino américain. La présence de l’Afrique du Sud ne répond à aucun paysage géopolitique connu. Un pays européen, un pays latino-américain et un grand pays africain, voilà un ensemble nouveau.
Il ne faut pas oublier que Pedro Sanchez est aussi le secrétaire général de l’Internationale socialiste, donc les rapports avec Lula sont très clairs. Mais l’Afrique du Sud évolue dans une autre orbite. Le fait que ces trois pays, ensemble, alertent sur le fait qu’il y a un problème qui lie la dette, les taux d’intérêt et le développement —qu’il n’y a pas que le changement climatique, mais qu’il y a aussi une crise financière imminente— cela marque une ligne de réflexion de la géopolitique mondiale extrêmement positive.
On verra avec la Conférence de Séville si cela peut aller au-delà des mots. Mais pour l’instant, il faut accueillir avec bienveillance ces voix qui sont à la fois européennes et latino-américaines et africaines dans leur volonté de participer à ces nouveaux scénarios que le président Trump a fait sortir de son chapeau, de façon tout à fait innatendue.
En effet, on anticipait des actions de Trump dans le domaine des droits de douane, ou dans le domaine commercial. Mais on ne l’attendait pas du tout dans le domaine de l’expansion territoriale. On ne s’attendait pas à ce qu’il déclare « le Canada, c’est à moi, le Groenland aussi, le Panama s’il le faut ». Cela nous a pris au dépourvu. La réflexion que l’on menait à Bruxelles ne portait en aucun cas sur les questions territoriales. Toutefois, si l’on y réfléchit bien, la logique impériale conduit à vouloir des territoires. Les territoires, c’est l’empire, et l’empire colonise la terre. Alors, si l’on considère que la démarche de Trump est une démarche néo-impérialiste, il n’y a rien d’anormal que cela fasse référence à la géographie et aux territoires.
J’aimerais évoquer la question du Mercosur, et plus précisément de l’Argentine. Comment voyez vous les choses aujourd’hui ?
Je pense que, si la France ne se dépêche pas, l’Argentine va abandonner l’idée du Mercosur. Milei est très tenté à l’idée de faire un accord de libre échange avec les États-Unis —et la question du climat et de l’énergie pèse beaucoup. Il ne peut pas à la fois rester dans la dynamique du Mercosur et du deal avec l’Europe, et suivre Trump dans le « Drill, baby, drill ».
La question est de savoir : qui va être le plus attractif pour Milei ? Rester dans une alliance commerciale, et donc aussi climatique, ou quitter cette alliance pour s’allier avec les États-Unis ? Ce serait à nouveau un grand changement dans la géopolitique mondiale.
Emmanuel Guérin, un des principaux idéologues de cette vague d’accélération réactionnaire est Peter Thiel. Il distingue deux types d’idéologies : celles qui ont une idée précise du futur, ce qui leur permet de l’emporter ; et celles qui en ont une idée plutôt floue. Alors que le paradigme des « transitions » climatiques semble s’essouffler, une des solutions pour faire face à cet « Empire des fossiles » n’est-elle pas dans cette redéfinition d’un objectif clair à atteindre ? Et si c’est le cas, comment le définiriez-vous ?
C’est une très bonne façon de résumer la question. Il faut envisager une solution enthousiasmante à long terme, et cet enthousiasme est nécessaire pour créer un effet d’entraînement. Le Brésil est un exemple de pays qui ambitionne de mener une réforme de la gouvernance mondiale et une réforme de la gouvernance du climat.
Certes, comme je le disais, il faut toujours garder une part de réalisme dans le jeu de rapports de forces sur la question climatique, pour que les éventuels projets de réforme aboutissent à court terme ; mais il est aussi très important pour les Européens de se convaincre de la situation suivante : il y a du côté brésilien, et plus largement du point de vue du Sud global, une urgence à porter cet agenda de réformes et une demande d’une meilleure représentativité les instances de gouvernance mondiale qui traitent du bien commun. Cette prise de conscience européenne permettrait d’envisager des solutions plus fortes et de long terme, par rapport aux réformes paramétriques que nous mettons pour l’instant en œuvre.
Dans cette perspective, il faut aussi entendre que le leadership climatique européen est fortement contesté dans le monde, par la Chine, par l’Inde, par le Brésil… De ce fait, la diplomatie du climat est devenue une géopolitique du climat, structurée autour d’une division entre ceux qui portent le discours de l’ambition et ceux qui portent le discours de l’action. Cette division recouvre partiellement celle entre le Nord et le Sud global.
Les puissances du Sud Global reprochent ainsi à celles du Nord une ambition de façade marquée par des objectifs très élevés qui ont peu de chances d’être atteints. C’est explicite dans le cas des États-Unis, et il y a bien ce risque aussi en Europe quand on voit par exemple les attaques à l’encontre du Pacte Vert européen. A l’inverse, les pays du Sud Global sont convaincus d’être plutôt en avance dans leur transformation économique et écologique, malgré une parole moins forte lors des négociations internationales.
Les projets d’avenir diffèrent donc. Par exemple, le modèle chinois de croissance verte ne ressemble pas au modèle européen, que j’aurais tendance à qualifier de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, dans une logique comptable qui consiste à se fixer un plafond d’émissions à ne pas dépasser, puis à attendre que les instruments de politiques publiques et économiques réalisent cette transformation.
Nous devons donc présenter à nos sociétés une vision de l’avenir qui soit attractive et enthousiasmante, en prenant en compte la question de la crise climatique au sein des transformations économiques, environnementales et sociales qu’il faut conduire pour faire face à l’opposition dans cette bataille culturelle. La question est aussi macroéconomique —il est important que des ministres des Finances comme le ministre espagnol se mobilisent sur ce sujet.
C’est aussi un champ d’affrontement culturel qui mobilise des actions sociales de comme cette COP à Belém en espérant revenir à des niveaux de mobilisation comme en 2019, dernière grande vague de mobilisation populaire de cet agenda. C’est en tout cas la sensation des hommes et des femmes qui travaillent sur la question climatique : ils n’ont pas l’impression d’avoir autant de soutien politique, y compris dans la jeunesse, en comparaison avec la période d’avant la crise sanitaire.
Dans la même perspective, Laurence Tubiana, comment peut-on se positionner face aux modèles américains et chinois, l’un prônant une forme de dystopie climatique, l’autre l’idée d’une industrialisation verte à marche forcée, mais qui tous deux ont un objectif clair à atteindre ?
Le projet de Trump d’exporter davantage de pétrole est sous-tendu par le rêve d’Elon Musk de s’installer sur Mars. Cette vision justifie de poursuivre les extractions de matières fossiles dans le but de quitter la planète, avec comme raisons de ce départ les catastrophes climatiques actuelles que nous devons déjà affronter. Musk publie régulièrement à ce sujet sur son réseau social. Cet extractivisme poussé à l’extrême est une fuite en avant et dessine un projet hiérarchique entre ceux qui pourront s’en sortir et ceux qui périront face à ces catastrophes.
En Europe, on peut au contraire avoir un projet de société démocratique, au-delà des choix technologiques que nous prenons déjà. Ces ajustements paramétriques ne suffisent pas. Il s’agit de trouver une vision démocratique cohérente et qui inclue l’ensemble de la société civile. Cela va bien au-delà de prôner une « croissance verte », car il faut redéfinir ce qu’est notre démocratie de manière participative, sans que ce projet soit imposé « par le haut ».
Ce défi est bien sûr beaucoup plus difficile à mener que les modèles américains ou chinois, et face à la dystopie proposée par Donald Trump et Elon Musk, il me semble que nous avons un besoin d’utopie pour envisager un tel futur. Ce projet démocratique va de pair avec l’enjeu climatique, car la crise de nos démocraties provient des fortes inégalités qu’elles contiennent. L’idée d’une démocratie participative au sujet du climat n’est pas irréaliste —le mouvement citoyen en Pologne est par exemple très dynamique, celui au Brésil l’est également. Il me semble ainsi que c’est la seule solution dans cette guerre culturelle que nous devons affronter : une transition écologique et sociale juste qui s’appuie sur une mobilisation sociale créatrice.
On voit bien qu’il y a une demande de plus en plus forte des citoyens et des élites européennes en faveur d’un réarmement de l’Union européenne. Les dispositions prises au Conseil européen et la conjoncture politique favorisent aussi ce réarmement, avec l’élection de Friedrich Merz en Allemagne et l’étau qui se resserre autour des pays européen, pris entre les États-Unis et la Russie. Pensez-vous, Josep Borrell, qu’il s’agit d’un arbitrage qui joue en faveur de la transformation géopolitique et l’effort de défense en Europe, au détriment de la transformation écologique et de l’effort diplomatique sur les questions climatiques ?
L’Allemagne est en train de rejeter toute sa doctrine sur le frein à l’endettement qui avait été la réponse Merkel à la crise de l’euro, devant les dangers actuels qui nécessitent une réponse militaire. En parallèle, l’Allemagne considère à nouveau le projet Nord Stream 2 et donc de rouvrir les pipelines qui amènent le gaz de la Russie à l’Allemagne. On voit bien qu’il y a ici une contradiction forte entre l’objectif géopolitique d’autonomie stratégique et la question d’une transition énergétique et climatique. L’Europe, plus généralement, a pris conscience des menaces auxquelles elle fait face, et a commencé à agir et à investir en faveur d’un réarmement européen. Face au risque militaire, on a pris des décisions financières qui n’avaient pas été prises face au risque climatique.
Malheureusement, je pense qu’il y a une forte préférence pour le présent et qu’en tant que citoyen, nous ne faisons pas naturellement des sacrifices présents pour éviter de futurs maux. La lutte contre le réchauffement climatique nous demande pourtant de réaliser ces sacrifices présents pour éviter des dangers futurs encore plus grands.Dans quelle mesure la démocratie est-elle capable de surmonter cette tendance de la nature humaine pour faire accepter des politiques qui privilégient la défense du futur ? Cette question me paraît personnellement presque insoluble.
J’aimerais rebondir sur deux points qui me paraissent particulièrement importants.
Premièrement, l’exemple allemand est quand même une source d’espoir et d’inspiration, puisque rejeter le frein à la dette et l’ensemble des politiques budgétaires qui vont avec permet certes d’investir dans l’industrie d’armement, mais offre aussi la possibilité d’investir de manière bien plus large dans d’autres secteurs, et donc potentiellement dans la transition climatique. Il est donc important de considérer que l’Allemagne envoie actuellement deux signaux très contradictoires : certes, celui de Nord Stream 2, mais aussi celui d’une accélération possible de la transition énergétique. Il ne me semble pas que le choix entre ces deux chemins ait déjà été pris, et l’Union a un rôle à jouer pour privilégier la seconde issue à la première.
Surtout, avec ce changement rapide dans la doctrine budgétaire de l’Allemagne, il me semble qu’on est en train de découvrir un nouvel aspect de préférence pour le futur. En engageant un processus pour remplacer à long terme les garanties de sécurité américaines par des garanties de sécurité européennes, on se réinscrit du même coup, par le prisme de cette discussion sur la paix et la sécurité, dans une réflexion plus vaste sur l’avenir de l’Union. Ce cadre me paraît potentiellement bénéfique pour les enjeux climatiques, même s’il est vrai que la capacité à se saisir de l’urgence pour faire sauter les règles sur le climat n’a pour l’instant rien de comparable avec cette capacité que nous avons pour l’enjeu de notre sécurité en temps de guerre.
Il faut enfin rappeler que les effets du changement climatique sont déjà très actuels, et que la perception de ces effets est désormais également différente. En moyenne, entre 60 et 70 % des Européens pensent que les gouvernements devraient agir davantage et plus justement pour lutter contre le réchauffement climatique. Les politiques climatiques ont pour l’instant été très largement régressives et elles n’ont pas mis la question de justice sociale au centre de ce débat. C’est le problème principal de notre projet démocratique : celui de la justice sociale, qui devra forcément être inclus dans un projet de lutte contre le réchauffement climatique à long terme.
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