Nous apprenons avec une immense tristesse le décès du grand historien Immanuel Wallerstein. Héritier original de Braudel, après ses premières recherches sur l’Afrique, il embrasse vite le monde entier dans son œuvre et s’illustre notamment par sa théorie de l’« économie monde » sur les rapports économiques et politiques entre centre et périphérie. Il y consacre entre 1974 et 2011 une série de quatre ouvrages monumentaux sous le titre The Modern World System qui retrace de manière nouvelle l’histoire du monde moderne et ses fondements matériels, du XVIe au XXe siècle.
Nous vous proposons ici en français un billet de février 2018 intitulé « La géopolitique du XXIe siècle : fluidité partout »
Dans le système-monde moderne, qui est en crise structurelle, le champ le plus fluide est probablement celui de la géopolitique. Aucun État n’y exerce la moindre domination, aussi partielle soit-elle. La dernière puissance hégémonique, les États-Unis, se comporte depuis longtemps en géant impuissant. Elle a la capacité de détruire, mais pas celle de maîtriser la situation. Elle continue de proclamer des règles censées s’appliquer aux autres, mais on peut se permettre de l’ignorer, et on l’ignore en effet.
La liste est longue désormais des pays qui agissent comme bon leur semble malgré les pressions de ceux qui voudraient leur dicter leur conduite. Un simple regard sur la situation autour du monde suffit à confirmer l’incapacité des États-Unis à imposer leurs volontés.
Outre les États-Unis, les deux pays les plus puissants militairement sont la Russie et la Chine. Celles-ci devaient jadis agir avec prudence pour ne pas encourir les foudres de Washington. La rhétorique de la guerre froide décrivait deux camps géopolitiques concurrents. Or la réalité était autre. La rhétorique ne faisait que masquer la relative efficacité de l’hégémonie américaine.
Aujourd’hui, la situation est quasiment inverse. Ce sont les États-Unis qui doivent ménager la Russie et la Chine sous peine de se voir refuser toute coopération sur leurs propres priorités géopolitiques.
Et qu’en est-il des « meilleurs alliés » des États-Unis ? On peut toujours ergoter sur le point de savoir lequel est « le plus proche », ou le fut pendant longtemps. Entre la Grande-Bretagne et Israël – voire l’Arabie saoudite, diront certains –, c’est au choix. On peut aussi dresser une liste des partenaires jadis « sûrs » des États-Unis, tels le Japon et la Corée du Sud, le Canada, le Brésil et l’Allemagne. Nous appellerons ceux-là les « numéros deux ».
Venons-en maintenant au comportement de tous ces pays au cours des vingt dernières années. Je dis « vingt », parce que la nouvelle réalité géopolitique est préexistante au régime Trump, même si ce dernier a indéniablement dégradé la capacité des États-Unis à obtenir ce qu’ils veulent.
Prenons la situation de la péninsule de Corée. Les États-Unis veulent que la Corée du Nord renonce à l’arme nucléaire. C’est un objectif qu’ils réaffirment régulièrement. Il en était ainsi sous les présidences Bush et Obama, et il continue d’en être ainsi avec Trump. La différence est dans la façon de poursuivre cet objectif. Naguère, on usait à Washington d’une certaine dose de diplomatie en complément des mesures de sanctions. Cela reflétait le sentiment que multiplier les menaces publiques ne pouvait que se retourner contre les États-Unis. Trump est convaincu du contraire. Les menaces publiques sont pour lui l’arme de base de son arsenal.
Cela dit, son attitude varie d’un jour à l’autre. Un jour, il menace d’anéantir la Corée du Nord. Mais le lendemain, il prend pour cibles principales le Japon et la Corée du Sud, accusés de contribuer trop peu aux coûts de la présence militaire permanente des États-Unis dans la région. Et voilà comment, dans ce va-et-vient entre l’une et l’autre position, ni le Japon ni la Corée du Sud n’ont plus aucune certitude quant à la protection américaine.
Ces deux pays font face à leurs craintes et incertitudes par des moyens opposés. Les autorités japonaises actuelles cherchent à obtenir la protection des États-Unis en affichant un soutien public sans faille à leur tactique (changeante). Le but espéré est de leur être assez agréables pour recevoir en retour les assurances souhaitées.
Le pouvoir en place à Séoul emploie une approche assez différente : il poursuit très ouvertement un rapprochement diplomatique avec Pyongyang, au grand dam des États-Unis. Le but espéré est de se montrer assez agréable aux yeux du régime nord-coréen pour que celui-ci consente à ne pas envenimer le conflit.
Quant à savoir si l’une ou l’autre tactique parviendra à stabiliser la position américaine, rien n’est moins sûr. Ce qui l’est tout à fait, en revanche, c’est que les États-Unis ne sont pas les maîtres du jeu. Le Japon comme la Corée du Sud sont en train de développer sans tapage des capacités nucléaires pour assurer leurs arrières, puisqu’ils n’ont aucun moyen de savoir ce que le lendemain leur réserve sur le front de la politique américaine. La fluidité de la position des États-Unis, de par les réactions qu’elle suscite, érode un peu plus leur puissance.
On peut aussi évoquer la situation plus inextricable encore du monde musulman, du Maghreb à l’Indonésie, et plus particulièrement en Syrie. Chacune des principales puissances régionales – ou présentes dans la région – possède son ou ses « ennemi(s) » juré(s). Pour Israël et l’Arabie saoudite, c’est actuellement l’Iran. Pour l’Iran, ce sont les États-Unis. Pour l’Égypte, ce sont les Frères musulmans. Pour la Turquie, ce sont les Kurdes. Pour le régime irakien, ce sont les sunnites. Pour l’Italie, c’est Al-Qaïda, qui rend impossible toute maîtrise de l’afflux de migrants. Et ainsi de suite.
Et quid des États-Unis ? Mystère. C’est bien ce qui inquiète partout ailleurs. Ils semblent avoir actuellement deux priorités fort différentes : un jour, voir la Corée du Nord acquiescer à leurs injonctions ; le lendemain, se désengager de l’Asie orientale, ou du moins réduire le coût de leur présence. Résultat, ils sont de plus en plus ignorés.
On pourrait dresser le même tableau dans d’autres régions ou sous-régions du monde. La principale leçon, c’est que le déclin des États-Unis n’a pas été suivi par l’avènement d’une autre hégémonie. Il s’est simplement fondu dans un paysage généralisé de revirements chaotiques – la fluidité dont nous parlions.
Voilà bien sûr le danger majeur. Accidents nucléaires, bévues, coups de folie sont l’inquiétude qui domine dans tous les esprits – et notamment dans toutes les armées du monde. Comment faire face à ce risque ? Tel est le débat géopolitique de court terme le plus essentiel.
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