N’importe où hors du monde
Dans les récits de Ștefan Manasia, on vit de manière sensorielle le monde jusqu’à la révélation qui éblouit. Chaman cyberpunk, dont la raison est aveuglée par la drogue, le narrateur se laisse souvent traîner par des visions apocalyptiques et luminescentes, faites de latex et d’électricité, de substituts synthétiques de la vie.
Mélange de prose post-humaniste et d’insertions autobiographiques, le recueil de nouvelles publié par Ștefan Manasia à l’automne 2020, Le Chronoviseur, repose largement sur les éléments thématiques et stylistiques de sa poésie, sans être toutefois dépourvu des spécificités de la narration : un rythme fluide et cohérent dans sa logique interne, une texture épique presque sans faille, des personnages vraisemblables. Dans l’univers particulier de Ștefan Manasia, tout correspond à la logique du discours, doué d’un équilibre narratif surprenant pour quelqu’un qui vient d’aborder la prose après six recueils de vers (Amazon et autres poèmes, le livre des petites invasions, la motocyclette en bois, Bonobo ou la conquête de l’espace, Le Ciel clair, Le Goût des cerises).
Dès son premier recueil, Amazon et autres poèmes (2003), Ștefan Manasia a pris le contrepied de la poésie roumaine des années 2000, souvent autobiographique et misérabiliste. Son discours post-humaniste, esthétisant et néologique, profondément marqué par l’aliénation, influencera la poésie des années 2010, qui marchera sur ses traces. Ces dernières années, on constate une augmentation du nombre de poètes post-humanistes et la résurgence d’un discours ruraliste et/ou écologiste presque absent dans la poésie roumaine d’après 1989, grâce, notamment, aux recueils publiés par Andrei Doboș, Alex Văsieș et Mihók Tamás. Le livre récent de Ștefan Manasia vient s’inscrire dans cette contestation de l’espace urbain et de l’Anthropocène, qui va de pair avec une recherche obstinée des origines.
Dans Le Chronoviseur, les personnes et les objets sont baignés par une substance transparente et agressive – un bain d’acide qui rend les couleurs plus voyantes, les gestes plus parlants, les événements plus signifiants. Le recueil s’ouvre avec une évasion : habitante d’un monde post-humain, Fa Ying, une pêcheuse thaïlandaise, quitte le logis de fortune qu’elle occupait dans un bateau, entourée des têtes momifiées et bavardes de ses ancêtres. De loin, deux mâles robotisés la poursuivent, excités par la drogue et par leur lubricité, mais ne réussissent pas à la capturer. Elle parvient à s’évader, pareille à un poisson fragile, exemplaire féminin et discret du Betta splendens, un poisson qui franchit les murs invisibles de son aquarium et dont l’image revient à plusieurs reprises dans Le Chronoviseur. Ce récit étrange ne trouvera sa clé d’interprétation qu’à la fin du recueil, dans L’Arche, où on retrouve son auteur. Propriétaire d’une animalerie et confiné par la pandémie, le jeune écrivain libère ses poissons dans une rivière et retourne à son petit magasin, une arche qui, tout comme le bateau de Fa Ying, est un cœur allongé, couvert d’artères et de veines gonflées, sans pouls. La seule différence notable est que son salut à lui sera la littérature.
La spiritualité asiatique se conjugue avec l’imaginaire post-humain et cyberpunk pour créer un conglomérat fantastique et séduisant pour le lecteur. Sur ce point, la narration rejoint la poésie de Ștefan Manasia, faite de néon et d’acide, de malachite et de nickel, de végétal mêlé à l’acier inoxydable et à des substances synthétiques. C’est du vivant plaqué sur du mécanique, dans un renversement dystopique de la définition bergsonienne du rire. Les récits autobiographiques comme Dieux, touristes, migrants ou Skate-park côtoient des textes post-humains tels que J’ai vu des diables ou Refugié. Par la suite, le lecteur découvre aussi un moi plaqué sur la mécanique du discours, auto-crucifié, comme Tess, la fille superbe et damnée du texte en prose Bruno Farhadi. Le narrateur ressemble, finalement, à Fa Ying, son personnage tutélaire – une fois parti, on ne peut le détourner de son chemin littéraire et existentiel. Il ne prend en compte ni les détecteurs, ni le bon sens, car, après l’effondrement de l’existence, il est sûr d’entrevoir une tige végétale monstrueuse grimper sur les décombres. D’ailleurs, le titre Arche, donné à sa dernière narration et au magasin d’animaux, n’est pas lié seulement à une tentative de sauvegarde personnelle. Dans une ville vidée d’hommes à cause du confinement et de la maladie, les poissons libérés dans l’eau chaude de la rivière sont l’image d’une recolonisation de la terre par la beauté – la beauté des exemplaires Betta splendens vivement coloriés. Le propos de l’auteur est par la suite plus ambitieux et écologiste : il ose sauver aussi, d’une façon symbolique, la Terre.
Si au début et à la fin du recueil on rencontre des fuites plus ou moins heureuses, dans Refugié on a l’image d’une évasion illusoire et échouée. Parti de la ville, on dirait après ou juste avant une catastrophe inévitable, le personnage principal entre dans un sanctuaire artificiel, doué de places qui imitent les souks orientaux et d’absides remplies de végétation luxuriante. Mais ce simulacre s’avère en fait un piège et le protagoniste voit la scène fulgurante des corps humains déversés dans une masse de compost. Histoire de l’agression menée par l’homme sur l’animal et le végétal, ensuite de l’homme sur l’homme, Le Chronoviseur, série de récits imprégnés de mémoire, est un recueil de tentatives – plus précisément, de tentatives d’évasion. Que ce soit la Grèce, ce pays où le soleil calcine et purifie, la présence d’une tortue, les plans futuristes d’une raquette ou la pornographie mystique, il s’agit à chaque fois de cadres situés à la limite de la représentation et de la carnation – des cadres qui sont secondés par une substance mystérieuse qui les éternise sur la cornée et le cortex.
Dans les récits de Ștefan Manasia, on vit de manière sensorielle le monde jusqu’à la révélation qui éblouit. Chaman cyberpunk, dont la raison est aveuglée par la drogue, le narrateur se laisse souvent traîner par des visions apocalyptiques et luminescentes, faites de latex et d’électricité, de substituts synthétiques de la vie. Derrière ces spectacles de l’imagination, gît un rêve secret, profondément écologiste et rédempteur : un retour à la source, une imprégnation du monde par la beauté, gardée soigneusement dans son nid d’écume par le mâle solitaire de Betta splendens qui est l’écrivain lui-même.