Philippe Jaccottet me reçoit chez lui, à Grignan, où il vit depuis plus de soixante ans, par une matinée glaciale de février car le mistral s’est levé pendant la nuit et a, en quelques heures, dégagé le ciel provençal. J’arrive un peu grelottant devant sa porte après avoir erré pendant une vingtaine de minutes dans le village, dérouté par les rues sinueuses. Il est très souriant, je suis un peu nerveux. Je le suis et nous nous installons dans deux chaises tournées vers deux grandes fenêtres qui laissent passer une lumière éblouissante. C’est là que s’engage un entretien qu’il sait rendre passionnant et touffu à force de dérobades, comme il me le répète à plusieurs reprises, donnant un tour nouveau à la plupart des questions que je lui pose et dessinant les contours d’une géographie culturelle européenne où la spontanéité, l’intuition et le hasard ont joué un rôle décisif.
Dans votre œuvre, la traduction joue un rôle à part et l’impressionnante liste d’auteurs que vous avez traduits constituerait presque un nouveau canon classique européen, plongeant à la fois très profondément dans l’Antiquité, tout en s’ouvrant à la modernité européenne. Était-ce un désir conscient de traducteur ?
Très franchement et très simplement, il n’y a à l’origine de tout cela qu’une raison très modeste et banale. Il fallait que je gagne ma vie après avoir terminé mes études, sans avoir le moindre argent en poche. Je ne désirais pas enseigner, non pas que j’eusse eu le moindre mépris pour ce métier, mais comme je sentais au fond de moi le désir d’écrire des poèmes, j’avais peur d’en être détourné.
Déjà lorsque j’étais étudiant, j’étais passionné par certaines littératures en langues étrangères comme la littérature grecque ou la littérature allemande. Très récemment par exemple, j’ai trouvé des vieux papiers, alors même que je ne suis pas très archiviste, dans lesquels j’avais commencé à essayer de traduire les Élégies de Duino. J’avais seize ans à l’époque et, comme vous pouvez le voir, je n’étais vraiment pas modeste dans mes ambitions.
Dès ce moment-là, donc, j’avais des passions pour des auteurs très divers et je ne me posais pas vraiment la question de savoir s’ils étaient européens ou non. Finalement tout cela s’est construit sans que je le veuille mais plutôt poussé par des passions et par les circonstances. En partant de Paris pour venir à Grignan, j’emportais avec moi un projet d’une grande édition des œuvres traduites de Goethe, une sélection bien sûr car c’est impossible de publier tout Goethe. C’était un peu sur le modèle de la traduction de Shakespeare qu’avait fait Pierre Leyris, dont j’étais très proche, et qui avait très bien marché au Club français du Livre. Jean Tardieu, avec qui j’étais très lié, était le grand patron de ce projet auquel je devais collaborer comme traducteur.
Je quittais donc Paris avec la certitude d’avoir un financement sûr pendant plusieurs années, du moins avant qu’ils n’abandonnent le projet assez brusquement, principalement parce que Goethe est un auteur plus compliqué à vendre que Shakespeare par exemple. Tout cela me laissait évidemment le bec dans l’eau ce qui m’a poussé à les mettre en demeure, modestement mais fermement, de me trouver autre chose. C’est là qu’ils m’ont proposé la traduction de l’Odyssée. C’est donc un hasard – relatif car j’avais étudié le grec à l’Université et que j’aimais passionnément cette littérature – et il s’agissait évidemment d’accepter, ce que j’ai fait
Ce travail a été pour moi une surprise ; Anne-Marie me rappelle ainsi qu’après ma journée de travail je lui lisais des extraits de ma traduction. J’y ai donc pris un réel plaisir, encouragé de manière assez décisive par la lecture que j’avais faite de la Source grecque de Simone Weil dans lequel elle consacrait un chapitre entier à l’Iliade, qu’elle intitulait, je crois, « le poème de la force », et il y avait des citations d’Homère qu’elle avait traduites elle-même. J’ai trouvé son travail tout à fait remarquable et il a très certainement joué un rôle dans les orientations que j’ai choisies pour l’Odyssée, à savoir rester aussi près que possible du texte grec, respecter les vers réguliers, les formules récurrentes. Voilà comment j’ai fait ma première traduction, un peu par hasard.
Il a ensuite fallu trouver d’autres choses, c’est à cette époque que j’ai commencé à traduire Musil. Je pense l’avoir découvert par un ami, étudiant comme moi à Lausanne, qui s’intéressait beaucoup à la littérature allemande. Là où je préférais les poètes, et notamment Rilke qui était mon idole, il connaissait beaucoup mieux les prosateurs et il me donna un jour la troisième partie de L’Homme sans qualités, « Vers le règne millénaire ou les criminels », sans aucun doute celle qui pouvait la plus me toucher avec l’histoire d’amour entre le frère et la sœur. Cette rencontre avec Musil n’était donc, elle non plus, pas réfléchie, et ce n’est pas plus mal, car ce sont à chaque fois des rencontres passionnelles, amoureuses
C’est ainsi que je me suis lancé dans cette traduction, une entreprise énorme et difficile, dont j’avoue avoir pris certains aspects en horreur. Mais ce travail a été très bien accueilli en France, ce qui ne m’a pas beaucoup étonné car il me semblait que l’intellectualisme de Musil résonnait avec un certain esprit français, et l’éditeur a logiquement voulu continuer, j’ai donc traduit presque toute l’œuvre de Musil, dont des lettres très sèches, très décevantes à mon avis, qui ne me plaisaient pas. Il y avait aussi beaucoup d’essais secondaires. Vous l’avez compris, avec le temps, je me suis détaché de Musil mais cela a été un moment important, tout particulièrement parce qu’il y avait ce lien avec la poésie. Il a par exemple prononcé un hommage à Rilke peu après la mort de celui-ci, qui peut paraître surprenant lorsqu’on ne connaît Musil que superficiellement. Il voyait dans Rilke un sens du possible, un homme sans qualités justement. Cette parenté secrète se retrouvait également dans leur formation puisque Musil et Rilke ont fait la même école militaire. Bien sûr, ce dernier, qui était très fragile, l’a très mal supportée, c’est resté toute sa vie une hantise pour lui. Tout le contraire de Musil qui avait fait la guerre et a gardé quelque chose d’un officier, jusqu’à la fin de sa vie. Par ce biais, j’ai construit avec Musil une relation plus inattendue, étrange.
Comme traducteur, cela ouvrait une autre voie, germanique. Et contrairement à d’autres admirateurs de Rilke, qui s’en sont éloignés, je suis toujours resté proche de son œuvre et j’ai fini par réaliser mon projet de traduction des Élégies de Duino, il y a quelques années.
Et l’italien ? Comment avez-vous commencé à explorer cette voie ?
Les circonstances de ma rencontre avec l’Italie ont quelque chose d’un rêve. C’était immédiatement après la guerre, en 1946. J’y suis allé avec un ami, un garçon très amusant, très vif, dont je me souviens qu’il aimait beaucoup les théâtres de marionnettes. Lorsque nous étions à Lausanne, nous fréquentions le cercle que réunissait autour d’elle une peintre Lélo Fiaux, âgée d’une dizaine d’années de plus que nous, et qui, plus jeune, avait été la maîtresse de Moravia. Le petit groupe qu’elle réunissait autour d’elle donnait un avant-goût de ce que nous imaginions alors de la vie artistique parisienne. Elle avait du talent sans être géniale, mais elle était généreuse, passionnée, très flamboyante et nous la côtoyions beaucoup. Et puis, elle avait le don, qu’ont certains peintres, pas toujours les meilleurs, de découvrir des lieux magnifiques, comme Ischia ou Ibiza, où elle allait peindre. En 1946, elle avait trouvé un atelier à Rome et comme elle nous aimait bien, elle nous proposa de venir la retrouver si nous réussissions à trouver un petit hôtel, ce que nous avons fait.
La guerre venait de se terminer et, bien que la Suisse fût restée à l’abri, moralement la guerre avait aussi pesé sur nous. Les transports étaient encore très perturbés puisqu’il nous a fallu vingt-cinq heures pour arriver de Lausanne à Rome. Pour deux gamins enthousiastes de vingt-et-un ans, c’était l’aventure, d’autant plus que je pouvais voyager parce que j’avais été dispensé du service militaire, une affaire assez sérieuse en Suisse ! Ce furent trois semaines extraordinaires. Nous avions des ailes lorsque nous nous promenions dans Rome. Malgré que la guerre fût toute proche, il y avait une sorte d’abondance, dont j’ai un peu parlé dans Libretto, pas autant que je l’aurais voulu : il y avait la beauté des femmes évidemment, toujours la même, une abondance de fruits, de raisins, de glaces aussi.
À Rome, Lélo Fiaux connaissait beaucoup de monde et elle m’avait demandé un jour pourquoi je n’irais pas rencontrer Ungaretti. Je ne savais pas l’italien à cette époque, mais au milieu de cette abondance et de cette ville, l’enthousiasme était immense et, malgré ma timidité, j’ai accepté cette idée de demander un rendez-vous, alors que je n’avais jamais lu de livres de lui. Il a donc fallu que j’aille dans une librairie romaine pour acheter un de ses recueils. Ça a été une découverte absolument formidable parce que l’homme était extraordinaire, très solaire et tonitruant, les gens se retournaient dans la rue lorsque nous nous promenions. C’était aussi un homme très orgueilleux, très sûr de son génie et généreux et nous nous sommes vite liés d’amitié. Je suis devenu un de ses traducteurs principaux. Mais une fois de plus ce n’était pas un choix très intellectuel ou très réfléchi, c’est peut-être pour cela qu’il ne m’a plus quitté.
Je crois que ces expériences de traduction illustrent assez bien mon rapport avec l’Europe, qui est quelque chose de très spontané. Je n’ai jamais été très intellectuel et je finis par avouer sans trop de honte que je ne comprends rien à la philosophie.
En parlant d’Ungaretti, celui-ci a eu cette remarque célèbre à propos de votre traduction d’A partir du désert : « Je crois qu’il est meilleur en français qu’en italien », un compliment qui résonne paradoxalement avec ce proverbe qui, paraît-il, n’est pas vraiment italien : « traduttore, traditore », posant la question du statut de la voix du traducteur par rapport à celle du natif. Alors que vous avez une importante expérience comme traducteur, et depuis plusieurs langues, qui ont chacune leurs spécificités, comment décririez-vous votre approche de cette exercice difficile ?
Ce qu’a dit Ungaretti était très touchant et très généreux mais là encore, je vais à moitié me dérober. On m’a parfois demandé ce que je pensais de la traduction et il m’est arrivé à quelques reprises de devoir donner une ou deux idées, mais je dois avouer que j’ai plutôt évité, en tant que traducteur, de lire les grands essais sur la traduction. Des choses admirables ont été dites sur le sujet, par Walter Benjamin et d’autres, mais j’ai gardé une forme de timidité à l’égard de la réflexion intellectuelle sur la chose. Donc j’étais toujours un peu embarrassé lorsqu’on me posait la question.
J’ai finalement trouvé un certain nombre d’échappatoires qui m’ont beaucoup servi, notamment un texte de Roger Caillois à propos d’une polémique qu’il avait eu avec Nestor Ibarra à propos de quelques textes de Borges qu’il avait traduits. Ibarra se prévalait d’être un ami de Borges et de sa maîtrise native de l’espagnol pour dire que ses traductions étaient les seules valables. Caillois avait réagi à cela assez vivement – et ce qu’il avait dit m’avait paru extrêmement pertinent, en tout cas je trouvais que cela correspondait à mon expérience de la traduction -, il disait que l’essentiel, en particulier lorsqu’on traduisait de la poésie, était qu’il fallait écouter la voix et le ton d’un poète. Si on respectait ce ton, pour lui, on était dans la vérité. Au contraire, vouloir à tout prix rendre les rimes aboutit souvent à des fautes de ton gravissimes. Intuitivement, il me semble que c’est cela qui m’a guidé avant tout, quitte à être moins fidèle à la prosodie.
De nouveau, c’est peut-être une histoire plus intuitive qu’intellectuelle puisque je n’ai pas à proprement parler de théorie de la traduction mais je me suis soumis à cette espèce de règle intuitive, avec des succès divers, puisque certaines œuvres vous résistent forcément. Mais, dans l’ensemble, et bien que j’aie dû faire un certain nombre de traductions qui m’intéressaient relativement peu pour gagner ma vie, j’ai quand même eu la chance de choisir des œuvres dont je me sentais proche, ce qui me donnait l’impression de pouvoir m’y lancer plus aisément.
Alors que vous avez traduit et fréquenté de nombreuses langues européennes, comment caractériseriez-vous les différentes langues que vous avez traduites même intuitivement ? Comment résonnent-elles ?
Bien sûr qu’elles ne résonnent pas de la même façon. Prenons l’italien par exemple, que j’ai découvert en lisant Ungaretti bien sûr mais aussi en étant habité par le souvenir de ce voyage, qui avait été un moment de magie. J’entendais l’italien tel qu’il était parlé dans les rues et il m’est devenu évident que l’italien sonnait comme les paysages d’Italie. Plus tard, j’ai fait un peu d’espagnol, et je sentais la différence entre ces deux langues, qui venait pour moi de la différence entre deux natures. Je trouvais l’espagnol moins facile à approcher, alors même que j’ai beaucoup aimé l’Espagne. Encore plus que les poètes et la littérature, c’était deux langues qui n’avaient pas le même abord.
Pour l’allemand, les choses étaient un peu différentes puisque j’ai longtemps séparé la langue de la culture ou des peuples germanophones. Quand j’étais jeune pendant la guerre, en Suisse romande, on appelait les Allemands les Boches et, bien que neutres, on n’était pas germanophiles. Je découvrais bien sûr la littérature allemande, mais c’était quelque chose de complètement différent dans mon esprit. Même d’être obligés d’aller passer quelques mois en Suisse allemande était une punition, ce qui fait que c’est une région que je n’ai découvert que plus tard.
C’est en rencontrant Peter Handke, qui avait une aura extraordinaire, que j’ai découvert qu’il y avait des Allemands raffinés, sensibles, intelligents et avec qui on pouvait nouer des amitiés réelles. Mon sentiment sur l’Allemagne, qui embrassait un peu la langue, a donc été modifié très tard.
Que vous évoque la Suisse qui est, à certains égards, un pays étrange en Europe, que l’on pense à sa neutralité ou à la coexistence pacifique de langues et de religions qui s’y est imposée ?
J’ai toujours eu pour ce pays l’attachement pour un lieu où j’ai vécu les vingt premières années de mon existence, et en en profitant puisque les avions qui nous passaient au-dessus de la tête ne nous lâchaient pas de bombes dessus, même si nous suivions les événements avec passion. C’est aussi de ce pays que j’ai tiré mon éducation protestante qui, je l’espère, ne m’a pas marqué de manière trop profonde, mais, curieusement, je n’ai jamais associé cette religion à la Suisse.
Cela dit, quand je suis parti pour Paris, j’étais content de m’en aller. J’y sentais l’étroitesse des choses, la prudence de certains de mes amis avec qui j’avais fait des lettres et qui n’avaient qu’une hâte, entrer dans le professorat. Et, alors même que je n’ai jamais été téméraire ni aventureux, je trouvais qu’ils exagéraient leur prudence. Ce côté-là de la Suisse, très propret, m’agaçait.
Et puis je n’aimais pas beaucoup les montagnes et comme j’étais lié avec ce poète de grande qualité, Gustave Roud, qui ne les aimait pas non plus, au point qu’il a écrit un Petit traité de la marche en plaine où il se moque des alpinistes, j’étais assez à mon aise avec lui. Les Alpes ne me retenaient pas beaucoup, pas plus que la littérature suisse sur lesquelles j’avais des réserves. J’avais une grande admiration pour Ramuz mais je me suis dit qu’à la longue il avait peut-être pâti d’être resté trop longtemps en Suisse : toute son œuvre est là-bas, c’est sa qualité mais c’est peut-être aussi une limite. Je crois que j’avais envie de devenir européen et que je sentais que rester en Suisse m’en empêcherait.
Avec le temps, et l’objectivité qui vient avec l’âge, j’ai recommencé à trouver des qualités à la Suisse, avec laquelle je n’avais de toute façon jamais rompu. J’ai notamment découvert sa partie alémanique, que je connaissais très mal, et que, jeunes, nous regardions avec beaucoup de méfiance. Je pense à Bâle ou Zurich qui contiennent des richesses admirables, tout particulièrement des peintures, réunies par de grands collectionneurs.
Un autre écrivain helvétique, de la même génération que vous, Nicolas Bouvier, a lui aussi choisi de quitter la Suisse. Malgré vos œuvres très différentes, cette origine et cette génération partagées vous poussent-elles à jeter un regard particulier sur son œuvre ?
Je peux vous dire que je le connaissais un peu et je l’aimais beaucoup. Il est venu nous voir ici quelquefois et j’aimais beaucoup ses livres. Je les aime d’ailleurs toujours beaucoup. Il a du reste écrit quelques excellents poèmes que j’ai inclus dans une de mes anthologies. Alors même que j’ai passé soixante ans de ma vie à Grignan, en étant une sorte de piéton, puisque je n’ai jamais su conduire, j’ai trouvé merveilleux sa façon de raconter ses voyages ou de parler des pays dans lesquels il a vécu.
Quel fut votre première rencontre avec Paris, qui était encore la ville artistique et cosmopolite par excellence ?
Mes premiers contacts furent un peu embarrassés. Je suis arrivé en 1946, à vingt et un ans. Je venais de finir mes études de lettres, j’avais échappé au service militaire et je voulais à tout prix éviter une carrière de professeur. Pendant mes études je m’étais lié d’amitié à Lausanne avec une jeune fille, dont la famille était sans doute juive, ce qui aurait expliqué pourquoi cette Parisienne faisait ses études à Lausanne pendant la guerre. Elle n’avait qu’une hâte, retourner à Paris à la fin la guerre et elle m’avait dit de l’appeler lorsque je viendrais à mon tour. Je l’ai donc appelée en arrivant et elle m’a invité à une soirée où je me suis rendu. La pièce était remplie d’étudiants parisiens brillantissimes et j’avais ressenti un effroi face à cette aisance intellectuelle, que selon moi beaucoup de jeunes suisses romands ont dû ressentir. En rentrant chez moi, je me suis dit je ne voulais plus jamais remettre les pieds dans ce genre de soirée. Voilà pour mon premier contact avec les cercles universitaires.
Cette première anecdote parisienne résonne avec une autre mésaventure. J’avais ainsi à Lausanne un très grand ami, à moitié français, qui voulait être peintre. Il était assez beau garçon et il draguait, avec succès je dois dire. Dès que la guerre s’est terminée, il est allé à Paris et il a trouvé un atelier à la Ruche et il m’a invité à lui rendre visite dans les mêmes premiers mois de son séjour à Paris. Il avait pour voisin un peintre dont la peinture était assez violente, très puissante, et qui était lui-même un garçon assez costaud. Il nous a rejoints à un moment et leur conversation a roulé presque exclusivement sur leurs conquêtes féminines. Moi qui étais un peu empêtré dans ma timidité protestante, je n’avais pas grand-chose à leur raconter et je me suis dit que je n’étais pas plus à ma place chez les peintres que chez les jeunes universitaires.
C’est grâce à Henry-Louis Mermod, un éditeur de Lausanne, que j’ai commencé à me faire des amis dans le milieu littéraire, en rencontrant Francis Ponge. Mermod a eu une importance déterminante dans ma vie en me garantissant une petite somme mensuelle pour le représenter à Paris ; à cette époque, au sortir de la guerre, l’édition française était en sommeil et il voulait élargir l’éventail de ses auteurs. C’est à cause de cela que Ponge est l’une des premières personnes que j’ai rencontrées parce que Mermod, qui était un homme très curieux, un industriel devenu éditeur et mécène par passion de la poésie, avait entendu parler de lui, sans doute par Dubuffet. Et, Mermod, qui en plus d’avoir des enthousiasmes, n’était pas sot, a été très frappé par l’œuvre de Ponge et lui a acheté le manuscrit de ce que Ponge allait appeler La rage de l’expression qui comportait cinq textes importants de lui.
C’est à ce moment-là que je l’ai rencontré lui et son travail qui m’a énormément plu. Quant à Ponge, il s’est sans doute attaché à moi à cause de mon rôle d’émissaire de Mermod dont l’intérêt arrivait à une époque où il était dans la dèche complète. Et puis il était protestant de formation, ce qui était peut-être à l’origine d’une sorte d’affinité dans le sérieux et je suis devenu un ami de la famille. Il m’invitait très souvent chez lui et il m’impressionnait beaucoup car il était dans le plus vigoureux de son activité.
Vous avez fait quelques références au protestantisme au cours de cet entretien. Pour vous, existe-t-il réellement une ligne de séparation culturelle entre une Europe catholique plutôt latine et une Europe germanique plutôt protestante ?
Je n’y ai jamais pensé de cette manière. Ayant toujours été un peu allergique à la philosophie, sauf Hölderlin, que je me suis forcé à lire avec peine, je n’ai pas trop réfléchi à cette division entre Europe catholique et protestante.
J’ai été éduqué dans la religion protestante car mes parents n’auraient pas imaginé d’autre éducation et évidemment j’ai peut-être plus lu la Bible que ne l’auraient fait des camarades catholiques. Chaque année à Lausanne, les Passions de Bach étaient présentées, ce qui m’enthousiasmait beaucoup mais je n’étais déjà plus vraiment croyant.
En dehors de ce lien, à travers les grandes œuvres et les grands livres, car la Bible est un très grand livre, j’ai gardé un grand respect pour la religion, mais celui-ci n’est pas cantonné au protestantisme puisque je suis devenu un fanatique de Claudel.
Vous avez écrit dans À travers un verger (1975) : « Même sédentaires, même casaniers, nous ne sommes jamais que des nomades. Le monde ne nous est que prêté ». Quel nomadisme défendez-vous ?
Il faut que je réfléchisse pour vous répondre.
Je crois que je suis épouvanté par ce qui se passe, par le sort de ces migrants que l’on voit à la télévision. Mais je parle de quelque chose de très différent dans ce texte. Ce que j’y dis est vieux comme le monde, que nous sommes toujours des voyageurs qui ne sont pas complètement enracinés dans une culture. C’est le goût de l’étranger que j’ai trouvé dans mon travail, une certaine ouverture d’esprit sans doute, que je ne saurais pas théoriser.
Lorsque vous traduisiez l’Odyssée, cherchiez-vous à retracer sur une carte, physique ou mentale, les étapes du voyage d’Ulysse, à retrouver les lieux dont parle Homère ?
Pas du tout. Lorsque je travaillais sur Homère, la principale traduction qui était lue était celle de Victor Bérard, qui était aussi professeur de géographie, et il avait cherché à identifier les lieux, à retrouver les différentes étapes du voyage d’Ulysse. Je trouvais cela absurde et cet exercice m’aurait été d’autant plus impossible que je ne suis allé en Grèce que très tard, peut-être trop tard. Au contraire, j’ai vraiment travaillé en cherchant à éviter cette lecture géographique ou historique de l’Odyssée.
Je cherchais surtout à écouter ce que j’entendais quand je lisais les vers de ce poème et à en rendre une matière qui m’apparaissait très proche de la sculpture archaïque pour laquelle je ressentais une forte attraction. Je voyais bien lorsque je visitais des musées que j’avais une prédilection pour la fameuse Héra archaïque plutôt que pour la Vénus de Milo que je n’aimais pas beaucoup. Je pensais vraiment en traduisant Homère qu’il fallait penser à cela et que sa poétique ressemblait à une sculpture archaïque, ce qui était sans doute sottement la vérité. Mais j’avais cela à l’esprit, ce qui m’encourageait à une traduction un peu raide, volontairement.
De tous les personnages que vous avez croisés, dans vos lectures comme dans vos traductions, Ulysse n’est-il pas le personnage européen par excellence ?
(Il rit.) Je vais de nouveau vous donner une réponse dilatoire car je crois que je ne vis pas les choses comme cela. C’est assurément un des personnages essentiels et je trouve toujours extraordinaire que ce premier livre de la civilisation européenne soit autant réédité et, encore mieux, que les gens prennent toujours du plaisir à lire cette aventure. Et puis je trouve magnifique qu’Ulysse réapparaisse dans de nombreuses œuvres comme la Divine comédie. Pour nous autres, il y a quelque chose de central et d’universel dans l’idée d’être amené à être chassé de chez soi, exilé, et d’y vivre des aventures, de faire des découvertes, de courir des risques.
C’est peut-être la force de l’Odyssée, qu’elle se rapporte plus au roman. C’est peut-être pour cela qu’elle est plus lue que l’Iliade, que je trouve supérieure poétiquement, mais qui est plus sévère tant elle se limite à la guerre. C’est beaucoup plus difficile d’y entrer.
Certains paysages de l’Odyssée, qui décrivent une Méditerranée plus froide qu’on ne l’imagine parfois, rappellent la Provence. Voyez-vous quelque chose de Grignan dans Ithaque, deux lieux éloignés des grands centres politiques et géopolitiques ? Pendant le travail de traduction, vous-êtes-vous jamais dit que Grignan était votre Ithaque ?
C’était presque un hasard que nous soyons ici au moment où je traduisais l’Odyssée. Nous ne voulions plus vivre en Suisse et nous avons eu cette idée assez banale d’aller vers le sud, que nous connaissions à peine, en suivant le chemin qui a été celui de Nicolas de Staël et de combien d’autres. Et c’est sûr que d’être dans cette lumière, qui a nourri un de mes titres, a été pour moi une découverte très importante tant les hivers suisses sont différents. Je me suis senti très vite presque chez moi dans une patrie qui était une patrie d’une autre espèce que ma patrie de naissance. Du coup j’étais assez bien placé pour apprécier la lumière du midi, la lumière de la Méditerranée et donc de l’Odyssée, et puis de l’Italie et ensuite de l’Espagne.
La fermentation poétique de cette région – Pétrarque en haut du mont Ventoux, Nietzsche célébrant le gai savoir des troubadours – a-t-elle spontanément suscité quelque chose chez vous ?
Tout particulièrement pour Pétrarque que je me suis mis à lire très tard lorsque j’ai commencé à bien savoir l’italien. En allant voir le petit musée de l’Isle-sur-Sorgue, il n’y avait pas besoin de réfléchir pour sentir cette proximité. En plus de ce qu’il a pu écrire sur le Ventoux, ce sont les poèmes où il parle de la Sorgue qui me touchent beaucoup. C’est comme entrer d’une autre manière dans mes propres textes.
La poésie semble indissociable de l’émulation artistique des grandes villes et des réseaux d’artistes qui s’y lient et s’y querellent (Athènes, Rome, Paris et beaucoup d’autres) et en même temps d’un autre rythme et d’autres sensations plus facilement perceptibles à la campagne, depuis les Bucoliques et jusqu’à La Semaison ? Est-ce que la poésie est une articulation entre la ville et la campagne ?
Ce que je sais c’est que j’ai vécu sept ans à Paris avec beaucoup de plaisir. J’y ai fait des rencontres qui ont été pour moi décisives et importantes. Le seul point noir est que je m’y suis sans doute trouvé un peu trop seul pendant trop longtemps, sans doute un effet de ma timidité protestante, qui se ressent dans certains de mes poèmes de cette époque. Mais autrement j’ai vraiment beaucoup aimé cette ville. Cependant, et pour des raisons qui étaient en grande partie bêtement économiques, il était exclu de continuer à vivre à Paris après avoir rencontré ma femme, dès lors que je savais que c’était avec elle que je vivrais.
Le choix de quitter Paris était donc économiquement nécessaire mais il l’était aussi intellectuellement car j’ai toujours été d’une timidité ridicule à l’égard des poètes que je rencontrais et avec qui je me liais d’amitié. Non seulement Francis Ponge, mais aussi André Dubouchet ou Yves Bonnefoy, que je trouvais extrêmement sûrs d’eux. Ce qui devenait absolument ridicule car j’étais paralysé face à eux. Il y avait donc une sorte de raison psychologique, d’hygiène intellectuelle à m’éloigner d’un lieu où j’étais constamment confronté à des gens dont je trouvais qu’ils étaient trois fois plus intelligents et sûrs d’eux que je ne l’étais moi-même.
Il s’agissait de filer et de mettre une distance pour exister. Mais, et j’en viens à quelque chose de décisif, je n’étais pas du tout amoureux de la nature. Quand j’ai commencé à me promener dans la campagne suisse, c’était pour imiter Gustave Roud, qui était un grand marcheur et je crois que ça ne m’amusait en fait pas du tout. J’étais un petit lausannois tout à fait lausannois et très content d’être en ville.
Mais nous arrivons donc à Grignan et la découverte de la marche a été quelque chose d’absolument décisif pour ma vie d’écrivain. Comme au début nous n’avions pas de voiture et pas encore d’enfants, nous avions beaucoup de temps pour nous promener dans les environs immédiats de Grignan. C’est une campagne dans laquelle il est tout à fait facile de se promener, beaucoup plus qu’en Italie par exemple. Nous étions tout à fait heureux de marcher et c’est ce qui a inspiré cette réalité à mes livres dont je suis quelquefois un peu effrayé parce que je ne suis pas un écologiste avant la lettre et j’ai des scrupules à parler si fréquemment d’arbres, de fleurs, de chemins et de collines.
Mais la marche et l’observation de la nature ont été des révélations bienfaisantes qui m’ont emmené beaucoup plus loin. C’est là que mon côté philosophe qui ne lit pas les philosophes s’est imposé à moi. Je ne pouvais pas me contenter de la lumière, il fallait que je comprenne. J’avais une sorte de scrupule à n’être qu’un poète bucolique. Qu’est-ce que ça veut dire d’être à ce point touché par un lieu ? par un verger ?
C’était très inattendu, et très décisif, dans ma biographie de m’installer ici.
Regrettez-vous de ne pas parler certaines langues ?
L’anglais, tout de même. C’est un monde qui m’est restée étranger. J’ai eu beau apprendre un peu d’anglais avec la méthode Assimil je n’ai jamais vraiment lu en anglais. Mais je dois dire après coup que c’était presque par prudence puisque je me disais que si je commençais à lire en anglais – une langue dont je sentais qu’elle avait été celle de poètes de tout premier ordre, que je devinais à travers les traductions -, je me disais que si je commençais à les lire directement, je risquerais de me perdre complètement, de ne plus savoir qui j’étais au milieu de toutes ces admirations.
Après, je ne suis pas porté au regret ou à des tourments de ce genre et les choses ont bien marché comme elles l’ont fait.