Par Victoria Gonzalez Maltes

Correspondant du Monde à Washington, Gilles Paris a été aux premières loges des rebondissements qui ont secoué la Maison Blanche tout au long de cette première année du mandat de Donald Trump. Alors que le 20 janvier marque le premier anniversaire de l’inauguration présidentielle, il a accepté de répondre à nos questions sur sa lecture des dynamiques qui animent le tourbillon de l’actualité politique américaine. Il nous livre aussi ses impressions de journaliste face à une administration très méfiante vis-à-vis des médias.


Groupe d’études géopolitiques (GEG) : La politique étrangère de Trump est-elle une politique républicaine traditionnelle et néo-conservatrice, telle que peut l’incarner dans l’administration le Général McMaster ? Reflète-t-elle une vision stratégique cohérente, ou s’agit-il plutôt de décisions censées plaire à la base électorale du président ?

« La vision de politique étrangère de Donald Trump se résume à un monde composé de puissances qui profitent uniformément des Etats-Unis, ce qui le conduit à avoir un ton vis-à-vis de ses alliés à peine plus amène que vis-à-vis de ses véritables adversaires. »

Gilles Paris : La politique étrangère de Donald Trump est encore difficile à qualifier. Il n’a consacré aux dossiers internationaux qu’une part très modeste de sa campagne, et souvent sous la contrainte, comme celle de « faire » présidentiel, fin avril 2016. Sa vision du monde est globalement la même, très grossière, depuis plus de trois décennies, si on se réfère à la page de publicité publiée en septembre 1987  1, lorsqu’il était pour la première fois tenté par la politique. Cette vision se résume à un monde composé de puissances qui profitent uniformément des Etats-Unis, ce qui le conduit à avoir un ton vis-à-vis de ses alliés à peine plus amène que vis-à-vis de ses véritables adversaires.

Son discours devant les deux chambres du Congrès, en février 2017, ceux prononcés en Arabie Saoudite et en Pologne, celui devant l’Assemblée générale des Nations Unies, puis la vision stratégique de décembre dernier marquent tous une rupture définitive à l’égard du néo-conservatisme. Il garde de la tradition républicaine la concentration sur les intérêts américains, la méfiance envers tout ce qui est multilatéral, le goût de la force (dans le verbe comme concrètement avec les missiles de croisière envoyés en Syrie), mais dans une posture sans véritable cap. Par exemple, Trump remise l’enjeu des droits de l’homme et de la démocratie, des marqueurs néo-conservateurs, pour les agiter aussitôt quand cela lui convient, pour le Venezuela ou l’Iran. Les réalistes dont il se revendique sont les premiers à l’excommunier. Bref, on ne sait pas trop encore si on est passé du leading from behind d’Obama à un leaving from behind comme le suggère Richard Haass, parfait exemple du classicisme républicain qui reste plus que jamais un Never-Trump. Ce qui complique encore la situation est la relative légèreté de H.R. McMaster, qui n’est certainement pas un Kissinger ou un Scowcroft  2, c’est du moins l’impression général qu’il laisse pour l’instant. La décision sur Jérusalem est effectivement un exemple de message à usage interne (promesse tenue) qui est « habillé » a posteriori, sans évidemment convaincre.

Qu’en est-il du discours isolationniste “America First” du président ? Y a-t-il un réel désengagement de la scène internationale de la part des Etats-Unis ? Quelles en sont les conséquences pour la relation entre les Etats-Unis et l’Union européenne ?

L’isolationnisme américain renvoie à l’histoire, au XIXe siècle lorsque les Etats-Unis pouvaient se consacrer à leur frontière intérieure, et au XXe lorsqu’ils ont pu hésiter à occuper un leadership mondial qui était à prendre avec le retrait des grandes puissances laminées par la Première guerre mondiale. Il est difficile d’être isolationniste au XXIe siècle quand on dispose de la première économie, de la première devise, de la première armée, etc. Néanmoins, Donald Trump donne l’impression d’accélérer une redistribution des rôles par le renoncement (cf. encore Richard Haass dans The Atlantic). On l’a vu avec le climat qui avait été utilisé par Obama pour reprendre la main au niveau mondial (en partie grâce à la révolution du gaz et pétrole de schiste), mais le TPP (Accord de Partenariat Transpacifique) est l’exemple le plus éclairant des contradictions de Trump : après avoir stigmatisé la Chine pendant toute la campagne, il s’est privé du meilleur outil pour l’endiguer économiquement.
L’Europe est pour lui une énigme, il ne l’aime pas instinctivement parce qu’il considère que c’est un piège à souveraineté, et il a cru avec le Brexit qu’une vague allait tout emporter. Cela n’a pas été le cas et la vision de Trump de l’Europe (hors Otan) va sans doute se limiter au prisme du commerce : malheur aux pays excédentaires (Allemagne) encore une fois dans le droit fil de la page de publicité de 1987. Pour l’UE, il faut composer avec un Washington imprévisible, sur le climat, le commerce, l’Iran, etc, ça fait beaucoup.
Cela entraîne-t-il des difficultés particulières pour la politique extérieure européenne vis-à-vis des Etats-Unis ? Le dédain de l’administration Trump pour le multilatéralisme tend-il à lui faire préférer des relations bilatérales avec chaque Etat européen, minant les possibilités d’une construction d’une politique étrangère cohérente du bloc européen ? La méfiance partagée des Européens envers leur vieil allié américain tend-elle au contraire à exercer un rapprochement de la politique étrangère des Etats membres ?  Qu’en est-il du discours de Trump en Pologne début juillet ?
Donald Trump ne comprend pas le fonctionnement de l’Union Européenne. Au début de son mandat, il n’a cessé de proposer aux responsables européens qui lui rendaient visite à Washington des accords commerciaux bilatéraux, alors qu’ils sont de la compétence de l’UE. Il n’a guère que vision stratégique pour le continent. Pendant la campagne, il jugeait que la Crimée était un problème européen. En Pologne, son discours à au contraire mis en évidence le risque représenté par les ambitions russes. Le texte s’inscrivait par ailleurs dans une continuité républicaine (place de dieu, dénonciation des crimes soviétiques) jusqu’à Donald Rumsfeld  3 et l’opposition entre une « vieille » et une « nouvelle » Europe. S’y ajoutait une inspiration de Bannon sur la guerre des civilisations. Mais il n’y est pas revenu depuis.  
Quelles conséquences pour la politique étrangère américaine des coupes dans le budget du Département d’Etat et de l’augmentation de celui de la Défense ?
Il faudra voir où s’arrêtera le curseur, le Congrès est presque souverain en la matière (hormis le paraphe présidentiel). Il faudra voir quelles seront les priorités du Pentagon et donc les conséquences militaro-industrielles. Pour le Département d’Etat, les conséquences sont déjà là, elles ne tiennent pas tant au budget qu’à l’incapacité de Rex Tillerson à faire fonctionner un outil diplomatique comme un géant pétrolier. Il va y avoir un problème de manpower important, avant que les coupes ne se concrétisent. In fine, les Etats-Unis vont beaucoup perdre en soft power.

Donald Trump ne comprend pas le fonctionnement de l’Union Européenne.

Justement, Rex Tillerson paraît mis en difficulté depuis plusieurs mois, il a été critiqué et contredit par le président notamment sur la politique à mener envers la Corée du Nord. Des rumeurs couraient que Mike Pompeo, directeur de la CIA, serait nommé à sa place. Pensez-vous que cela soit toujours d’actualité, ou Rex Tillerson a-t-il retrouvé la faveur du président, du moins pour l’instant ?
Il ne s’agit que de rumeurs, entretenues notamment (ce que j’ai pu recouper) par Jared Kushner, un ennemi de Rex Tillerson. Tout est possible.
Vous écrivez sur la politique américaine pour un public français. Quelles incompréhensions existent du côté français et européen sur les décisions de l’administration Trump et sur les dynamiques politiques actuelles aux Etats-Unis ?
Je suis assez mal placé pour juger des attentes françaises. Je comprends qu’il y a une impatience récurrente à propos de l’impeachment, mais elle est principalement épidermique. Ce qui doit perturber, c’est l’absence de références pour classer Donald Trump. C’est un phénomène assez nouveau en tous points.  
À titre personnel, à quel point trouvez-vous que le métier de journaliste aux Etats-Unis ait changé depuis l’arrivée de Trump au pouvoir ? Couvrir la Maison-Blanche de Trump est-il très différent de couvrir celle d’Obama ? Quels sont les enjeux du rapport conflictuel de Trump avec la presse ?
L’hystérisation s’est étendue. Les journaux mainstream sont attirés par l’anti-trumpisme. L’audience du New York Times et du Washington Post, celle du livre de Michael Wolff montrent que c’est rentable, ce qui risque d’aggraver le phénomène. Cette tension a transformé la Maison Blanche en bunker. Les briefings sont expédiés en un temps record. Sarah Sanders ne se donne souvent même pas la peine de noyer le poisson. Comme le président, elle joue sur la mauvaise image de la presse dans une logique de terre brûlée qui plaît à la base sous perfusion de Fox News. En revanche, le compte Twitter du président permet d’être en temps réel dans sa tête, ce qui est vertigineux, pas toujours significatif, et surtout très usant vu son rythme circassien particulier.
Ce mois-ci, le Congrès a voté une réforme fiscale, première victoire législative de l’administration Trump. S’agit-il du début d’une période de plus grande réussite de l’agenda politique du gouvernement ?
C’est effectivement un grand succès même s’il s’agit d’un fondement républicain (Donald Trump fait du Jeb Bush ou du Marco Rubio). Le problème est que cette réforme n’est pas financée, ce qui pourrait contraindre à sabrer à l’avenir dans les dépenses sociales en violations des engagements de campagne de Trump. En outre la réforme n’est pas populaire, ce qui oblige le GOP à faire assaut de pédagogie à dix mois des midterms. C’est potentiellement périlleux pour l’instant.  
Pensez-vous que les prises de position de Trump sur le front symbolique et culturel (critique des joueurs qui s’agenouillent pendant l’hymne national, critique de l’immigration, retrait de l’accord de Paris, etc) lui permettent de conserver le soutien de sa base malgré la menée d’une politique économique qui contraste avec le populisme de sa campagne (réforme fiscale notamment) ?
Oui, effectivement, les culture war permettent de garder mobilisée la masse critique, du scandale de la National Football League (NFL) à celui des monuments aux soldats confédérés en passant par celui du « Merry Christmas », et ce n’est sans doute pas fini.
Quelles perspectives pour les Démocrates aux élections de mi-mandat de novembre 2018 ? L’élection sénatoriale en Alabama en a-t-elle été un avant-goût ?
La Virginie est plus intéressante que l’Alabama (Roy Moore  4 était un cas vraiment particulier, à la différence de Ed Gillespie  5). La leçon principale est que le trumpisme remobilise la base démocrate, c’est un problème pour le Parti républicain et surtout pour le président qui se flattait d’avoir fait naître un « mouvement ». La dynamique n’est déjà plus de son côté, du moins pour l’instant.
En parlant de ce « mouvement » trumpiste, quelles conséquences percevez-vous de la rupture très publique entre Steve Bannon et Donald Trump ? À la tête de Breitbart, est-il possible que Bannon entraîne une désaffection d’électeurs trumpistes envers l’administration Trump ?
Sic transit gloria mundi, on ne sait pas ce que va devenir Bannon. Il est peu probable pour l’instant qu’il puisse peser sur les événements faute de plate-forme. Le lâchage en règle dont il a fait l’objet a montré que personne ne croyait à une menace. Un bon exemple des dégâts que provoque l’hubris.
Ed Gillespie, contrairement à Roy Moore, correspondait plus à la tradition de l’establishment républicain. Ce genre de profil risque-t-il d’être vulnérable face à des challengers populistes lors des primaires républicaines à venir (comme Luther Strange l’a été face à Roy Moore) ? La décision de plusieurs sénateurs républicains de ne pas se représenter aux midterms en est-elle le signe ?

Le trumpisme remobilise la base démocrate, c’est un problème pour le Parti républicain et surtout pour le président qui se flattait d’avoir fait naître un « mouvement »

Les renoncements qui se multiplient tiennent en partie à la crainte d’un débordement insurrectionnel aux primaires (Jeff Flake  6) sur le modèle de celui dont a été victime Cantor en 2014  7, et en partie à la promesse d’une déroute (notamment en Californie) aux élections de novembre. Les deux entrent en ligne de compte.
Vous dites que les démocrates sont remobilisés par le trumpisme. Cette mobilisation pourra-t-elle l’emporter sur les luttes intestines entre l’aile gauche du parti et l’aile plus centriste, qui prônent des stratégies électorales différentes (mobiliser la base démocrate, ou tenter d’emporter l’adhésion d’électeurs républicains) ?
Cette querelle interne a été assez bien dépassée en Virginie, et totalement absente en Alabama parce que personne ne pensait qu’un démocrate pouvait avoir une chance, Doug Jones excepté. Les primaires démocrates seront fournies, du moins pour les sièges compétitifs, nous verrons si l’aile Sanders impose un litmus test pour la Sécurité sociale universelle, ou la hausse du salaire minimum, mais la surenchère peut aussi se déplacer sur la personne du président et de son bilan. Le bilan des élections partielles a montré que le rejet du président « boostait » les démocrates. Par ailleurs, dans les deux élections significatives (Northam et Jones), ce sont des centristes qui l’ont emporté (je n’ai pas une vision très précise du profil des nouveaux élus de la Chambre de Virginie, des scrutins également très intéressants)

Sources
  1. En 1987, Donald Trump fait publier une page de publicité dans quatre journaux différents, critiquant la politique étrangère de l’administration Reagan. Dans ce texte, disponible ici, il fustige les dépenses faites par les Etats-Unis pour la défense de pays alliés, sans contrepartie.
  2. Brent Scowcroft, né en 1925, est un général américain de l’US Air Force, conseiller militaire sous la présidence de Richard Nixon puis conseiller à la sécurité nationale sous les présidences de Gerald Ford et George H. W. Bush
  3. Donald Rumsfeld, né en 1932, est un homme politique américain, membre du Parti républicain, secrétaire à la Défense entre 1975 et 1977 dans l’administration du président Gerald Ford puis entre 2001 et 2006 dans l’ administration du président George W. Bush
  4. Candidat malheureux au poste de Sénateur de l’Alabama, libéré par la nomination de Jeff Sessions comme Procureur Général des Etats-Unis, défait par le démocrate Doug Jones en décembre 2017
  5. Candidat au poste de Gouverneur de l’Etat de Virginie, défait par le démocrate Ralph Northam en novembre 2017
  6. Sénateur de l’Arizona farouchement opposé à Trump, il a décidé de ne pas se représenter aux élections de mi-mandat
  7. Chef de la majorité républicaine à la chambre des Représentants, il est défait durant les primaires par un candidat soutenu par le Tea Party