Face à la crise sanitaire engendrée par la Covid-19, de nombreux laboratoires pharmaceutiques multiplient leurs efforts dans la recherche d’un vaccin efficace, ou à tout le moins d’un traitement permettant d’endiguer la propagation du virus. Cette intense activité scientifique s’accompagne d’une effervescence toute particulière dans le milieu de la propriété intellectuelle où chaque acteur économique tente de s’approprier légalement les molécules, adjuvants et autres dispositifs médicaux qui permettront d’enrayer la pandémie et de prévenir une nouvelle vague de contaminations. Les offices de propriété intellectuelle à travers le monde ne sont d’ailleurs pas en reste : fonctionnant pour la plupart de façon dématérialisée, ils ont pu maintenir leur activité et permettre ainsi le dépôt de brevets au niveau national et européen 1.
L’article 15-b et 15-c du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) reflète l’équilibre nécessaire entre la propriété et la disponibilité de la science. Il reconnaît un droit universel de « bénéficier des avantages du progrès scientifique et de ses applications », mais admet également le droit de « bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute activité scientifique dont il est l’auteur ». Comme le soulignent Scherer et Watal 2, « la question de politique publique […] est de savoir comment équilibrer le désir de rendre les nouveaux médicaments abordables pour tous ceux qui en ont besoin, tout en conservant de fortes incitations à inventer et à développer de nouveaux et meilleurs traitements ». Les droits en conflit avec les Droits de Propriété Intellectuelle (DPI) sont parmi les plus fondamentaux, tels que le droit à la santé, à l’alimentation, à l’éducation et plus généralement le droit au développement.
Dès lors, plusieurs Etats tentent d’ores et déjà de concilier DPI et droits fondamentaux par le biais d’aménagements juridiques variés mais qui se révèlent bien souvent insuffisants lorsque confrontés à une crise de l’ampleur de celle de la Covid-19.
Dans ce contexte, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) rappelle régulièrement la nécessité d’accommoder propriété intellectuelle et progression efficace de la recherche scientifique, en insistant sur le fait qu’aucune propriété intellectuelle ne doit se dresser comme un obstacle devant les pays du monde pour protéger leur population. En effet, le caractère national et individualiste des droits de propriété intellectuelle – et en particulier des brevets -semble s’opposer à une gestion globale et efficiente d’une crise sanitaire telle que la pandémie que nous connaissons actuellement.
1. Des initiatives pour l’heure insuffisantes
La crise actuelle a fait naître différentes initiatives qui ont mis en exergue le manque de cohérence des initiatives nationales et de la nécessité de modifier en profondeur la gestion des DPI.
1.1. Le patent pool du Costa Rica
Le Président Carlos Alvarado Quesada du Costa Rica enjoignait au Directeur général de l’OMS de lancer une initiative pour « mettre en commun les droits sur les technologies utiles pour la détection, la prévention, le contrôle et le traitement de la pandémie de Covid-19 ». 3
Parmi les différentes propositions du Président costaricien, il conviendrait de mettre en place des « cessions volontaires » de DPI « pour la fabrication de tests de diagnostic, de dispositifs, de tapis ou de vaccins. » De plus, il est ajouté que chaque pays membre de l’OMS devrait en avoir un « accès libre ou l’octroi de licences à des conditions raisonnables et abordables ».
En outre, le Costa Rica envisage que l’OMS élabore un « protocole d’accord concis sur l’intention de partager les droits sur les technologies financées par le secteur public et d’autres acteurs concernés » et que l’OMS soit chargée de contacter les détenteurs de DPI pour qu’ils signent chacun un protocole d’accord, en ajoutant que les modalités des cessions seraient déterminées ultérieurement.
Le fait que tous les Etats membres de l’OMS puissent bénéficier de ce patent pool serait une véritable avancée, en particulier pour les pays les plus pauvres de la planète qui vivent toujours des crises sanitaires dont l’ampleur est fréquemment plus meurtrière que dans les pays développés.
Néanmoins, certes bénéfique durant la situation de crise actuelle, la mutualisation des DPI au sein d’un patent pool n’est pas sans comporter quelques difficultés majeures. Des interrogations subsistent au sujet des informations qui seront divulguées par les entreprises détentrices de DPI.
En effet, si le dépôt du brevet implique la divulgation des informations relatives aux revendications, il n’en demeure pas moins que de nombreux éléments appelés le « savoir-faire » et les « secrets d’affaires » sont aussi nécessaires à l’utilisation et la fabrication du médicament. Par conséquent, comme les entreprises ne disposent pas d’incitants particuliers dans le système de patent pool tel que celui proposé par le Costa Rica, il existe un risque que certaines entreprises, craignant une fuite de leurs informations confidentielles, soient réticentes à l’idée de livrer certaines informations face à la concurrence.
De plus, l’OMS serait tributaire du bon vouloir des laboratoires privés qui accepteraient ou non les cessions. En période de crise, les négociations nécessaires avec les laboratoires pharmaceutiques pour obtenir des licences ou des cessions seraient trop longues pour être efficaces compte-tenu de la vitesse à laquelle la Covid-19 s’est propagé à l’échelle mondiale.
Par conséquent, si cette initiative paraît aujourd’hui pertinente car pragmatique, elle ne saurait être viable du fait du caractère purement volontaire de la démarche. Néanmoins, l’importance donnée à l’OMS dans l’organisation de ce patent pool semble judicieuse étant donné l’échelle internationale de la structure légale des brevets.
1.2. Les licences obligatoires élargies du Brésil
Des propositions de loi ont rapidement émergé de députés fédéraux au Brésil afin de rendre la réponse à une pandémie plus efficiente, en rendant notamment accessible les DPI et contrecarrant ainsi la lenteur de l’octroi d’une licence obligatoire. L’ambition serait qu’une licence obligatoire puisse être accordée, d’office, de manière temporaire et non exclusive, pour l’exploitation du brevet, sans préjudice des droits des propriétaires respectifs.
La proposition de la députée fédérale Jandira Feghali précise que, dans la situation où l’OMS ou les autorités nationales compétentes feraient une déclaration d’urgence de santé publique touchant le Brésil, l’octroi d’une licence obligatoire « pour urgence nationale de toutes les demandes de brevet ou brevets en vigueur relatifs aux technologies utilisées pour faire face à l’urgence sanitaire » serait automatique. Cette licence sera valable pour la durée de l’urgence sanitaire, moyennant une rémunération du breveté fixée à 1,5 % du prix de vente au gouvernement, et le breveté devra « mettre à la disposition du gouvernement toutes les informations nécessaires et suffisantes pour la reproduction effective des objets protégés » contre la protection appropriée de ces informations par le gouvernement.
Cette initiative a été critiqué par Interfarma, un groupement d’une cinquantaine d’entreprises évoluant dans le domaine de l’industrie pharmaceutique au Brésil. Dans sa lettre d’avril 2020, le groupement estime que cette initiative est inutile puisque l’accord ADPIC comporte un article exclusif traitant de l’utilisation de l’objet du brevet sans l’autorisation du titulaire, c’est-à-dire la licence obligatoire. De plus, la fixation préalable d’un pourcentage de 1,5 % comme rémunération du titulaire parait être insuffisante selon ces derniers car la disposition violerait selon Interfarma le paragraphe h) de l’article 31 de l’Accord sur les ADPIC 4, qui précise que « le détenteur du droit recevra une rémunération adéquate selon le cas d’espèce, compte tenu de la valeur économique de l’autorisation ».
Néanmoins, il convient de rappeler que la proposition ne sera applicable qu’aux situations sanitaires extrêmes, appelant à des réponses exceptionnelles. Cela crée donc un champ d’exception au droit des brevets et non pas une nouvelle norme.
2. Imaginer la réquisition des DPI par l’OMS en temps de crises sanitaires mondiales
2.1. L’inefficacité des réponses individuelles face aux crises
Le 28 mai 2013, mourrait au CHRU de Lille un homme de 65 ans atteint du Coronavirus MERS-CoV qui s’était faiblement propagé en Arabie Saoudite notamment. Un scandale avait éclaté lorsque des scientifiques en dehors de l’Arabie Saoudite avait déposé des brevets relatifs à ce nouveau virus et avait signé des contrats avec des laboratoires pharmaceutiques. La conséquence de ces pratiques bilatérales a été la perte d’un temps précieux dans l’élaboration des recherches liées au niveau virus afin de limiter la propagation du virus par le développement de la recherche pour mieux comprendre le fonctionnement de ce virus. La menace qu’a fait peser le dépôt de ce brevet avait fortement indigné la Directrice générale de l’OMS en 2013 Margaret Chan, qui déclarait : « Aucune propriété intellectuelle ne doit se dresser comme un obstacle devant vous, les pays du monde, pour protéger vos populations. »
Et pourtant, le sempiternel débat entre les intérêts privés des DPI et les enjeux fondamentaux de la santé publique a ressurgit lorsque l’Institut de virologie de Wuhan a déposé un brevet couvrant l’utilisation du remdesivir, un médicament antiviral expérimental, pour traiter la Covid-19 5. Pour se justifier de ce dépôt controversé, l’Institut a considéré qu’il avait agi de la sorte afin de défendre les intérêts nationaux de la Chine : « Si les entreprises étrangères concernées ont l’intention de contribuer à la prévention et au contrôle de l’épidémie en Chine, nous sommes tous deux d’accord que si l’Etat en a besoin, nous n’exigerons pas pour l’instant la mise en œuvre des droits revendiqués dans le brevet, et nous espérons travailler avec les entreprises pharmaceutiques étrangères pour minimiser l’épidémie. » 6
Cette justification est hautement critiquable dans le sens où le mécanisme des licences obligatoires permet déjà d’obtenir une licence contre compensation juste du détenteur des DPI.
La crise que nous vivons actuellement montre la vulnérabilité du système de propriété intellectuelle dans la mesure où des initiatives personnelles, isolées, et difficilement coordonnables sont les solutions envisagées afin de vaincre la pandémie. L’exemple de Medicines Patent Pool (MPP), engagée pour la diminution des prix de médicaments contre le VIH, la tuberculose ou l’hépatite C, illustre le besoin de suspendre certains DPI durant des crises graves. Le 3 avril 2020, le MPP a, par son Conseil de fondation, annoncé qu’il allait élargir temporairement son mandat afin d’y « inclure toute technologie de santé qui pourrait contribuer à la réponse mondiale à la Covid-19 et où l’octroi de licences pourrait faciliter l’innovation et l’accès à ces technologies ».
La récente crise de la Covid-19 n’est donc qu’une illustration nouvelle de la tension profonde entre les droits de propriété intellectuelle et les droits de l’homme.
2.2. Penser la réquisition des brevets en temps de pandémie
La crise du Covid-19, par l’imbrication croissante des sociétés humaines et l’augmentation constante des flux, montre que la crise sanitaire d’une région du monde devient en quelques semaines celle de la planète dans son ensemble. Apporter une réponse juridique nationale ou individuelle semble inefficiente et ces insuffisances amènent à repenser la manière dont les pandémies sont combattues.
La logique des réquisitions ou nationalisations de brevets – temporaires ou permanentes – des Etats subissant une crise sanitaire, pourraient être transposée à l’échelle mondiale par le biais de l’OMS. Le paragraphe g) de l’article 2 de la Constitution de l’OMS prévoit que l’objectif de l’organisation est de « stimuler et faire progresser l’action tendant à la suppression des maladies épidémiques, endémiques et autres ». De même, l’article 28 évoque la possibilité pour le « Directeur général à prendre les moyens nécessaires pour combattre les épidémies ».
Constatant également que l’OMS comptabilise 194 Etats membres en 2020 qui adhèrent à ses statuts, introduire un mécanisme de nationalisation temporaire des actifs de propriété intellectuelle dont le contenu serait susceptible d’être utilisé dans le cadre d’un traitement au sein de la Constitution de l’OMS correspondrait à la piste la plus efficace dans la recherche d’une solution multilatérale universelle. En effet, les statuts de l’OMS ayant valeur d’obligation contractuelle pour les Etats membres qui y adhèrent, les amender permettrait à la fois d’appliquer rapidement et efficacement ce mécanisme de réquisition à la quasi-totalité du monde tout en encourageant les Etats non-membres à intégrer l’Organisation pour profiter de l’avantage certain lié à ce système de mutualisation des DPI dans la lutte contre une pandémie. Cette modification des statuts de l’OMS créerait des incitants pour certains pays critiques de l’organisation, comme les Etats-Unis dont le Président Trump a critiqué l’OMS en avril dernier en décidant d’y retirer son pays. 7.
Il serait ensuite bénéfique d’établir un système construit autour de trois conditions impérieuses pour assurer la viabilité économique du système aussi bien pour les Etats bénéficiaires que pour les acteurs économiques détenteurs de DPI.
En premier lieu, il conviendrait d’établir comme prérequis à toute mutualisation que les autorités dirigeantes de l’OMS aient préalablement déclaré l’état de pandémie. Cette condition agirait alors comme un garde-fou pour s’assurer du caractère extraordinaire de cette dérogation au droit commun de la propriété intellectuelle, l’état de pandémie n’ayant été déclaré que deux fois par l’OMS depuis le début du XXIème siècle.
Il conviendrait ensuite de s’assurer que les DPI nationalisés ne portent qu’uniquement sur des molécules, médicaments ou procédés médicaux directement impliqués dans la lutte contre la propagation du virus en cause. À ce titre, un corps médical d’experts indépendants de l’OMS et des acteurs économiques détenteurs de DPI aura la charge de cibler avec précision les actifs de propriétés intellectuels que la mutualisation rendra accessible à l’ensemble des pays membres comme essentiels à la résorption de la pandémie ou, le cas échéant, à l’avancée de la recherche d’un traitement ou d’un vaccin. Ces DPI pourront comprendre à la fois les brevets déjà en vigueur mais aussi les nouvelles demandes de brevets déposées au cours de la pandémie. Par ailleurs, et ce pour ne pas léser les acteurs économiques détenteurs de brevets mutualisés, une prorogation de la durée de validité du brevet sur le modèle des prorogations des droits d’auteur en temps de guerre sera mise en place et ce pour la totalité de la durée de la mutualisation du DPI. Enfin, s’il apparait, a posteriori, que les DPI mutualisés l’ont été de manière abusive et insuffisamment justifiée par le corps d’experts indépendants, les détenteurs des actifs de propriété intellectuelle en cause pourront bénéficier d’une indemnisation forfaitaire de la part de l’OMS qui prendra en compte l’intensité d’utilisation par les Etats du DPI mutualisé mais également la vraisemblance de l’utilité du DPI dans le traitement de la maladie au moment où cette mutualisation a été décidée.
Enfin, le détenteur de DPI nationalisé se verra rétrocéder un dividende juste et équitable, et ce sur le modèle des redevances FRAND (Fair Reasonable And Non-discriminatory) d’ores et déjà appliquées pour les brevets essentiels intégrés à une norme. Cette redevance FRAND prendra notamment en compte le Produit Intérieur Brut et le pouvoir d’achat réel des États atteints par la pandémie et souhaitant bénéficier de la mutualisation de l’actif de propriété intellectuelle, qui se verront octroyées en échange un droit de manufacture, de reproduction et de commercialisation du DPI en cause. Ces conditions FRAND auront également vocation à être déterminées en fonction de considérations telles que l’efficacité du DPI dans la lutte contre la pandémie mais également les attentes raisonnables des titulaires des DPI mutualisés. Ce dividende devra être versé par les Etats dans un délai de trois ans à partir de la décision de mutualisation du DPI et assurera à l’entreprise détentrice d’actifs de propriété intellectuels la viabilité économique de ses recherches.
Bénéficiant de ce nouveau système de mutualisation de DPI, les Etats pourront lutter plus efficacement contre l’émergence d’une nouvelle pandémie tout en garantissant aux acteurs économiques de l’industrie pharmaceutique une rémunération juste et raisonnable de leurs investissements de recherche.
Sources
- N. MAXIMIN, « Coronavirus et propriété intellectuelle : les dispositions des institutions », Dalloz Actualités, 2020.
- F. M. SCHERER, and J. WATAL. « Post-Trips Options for Access to Patented Medicines in Developing Countries », Commission on Macroeconomics Health Working Paper Series, 2001
- Lettre du 23 mars 2020 adressée au Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, Directeur général de l’OMS, par Président Carlos Alvarado Quesada et Ministre de la Santé Daniel Salas Peraza.
- Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Organisation Mondiale du Commerce, 15 avril 1994
- E. BONADIO et A. BALDINI. « COVID-19, Patents and the Never-Ending Tension between Proprietary Rights and the Protection of Public Health », European Journal of Risk Regulation, 2020, <doi:10.1017/err.2020.24>.
- A. WININGER. « Wuhan Institute of Virology Applies for a Patent on Gilead’s Remdesivir », The National Law Review, 6 février 2020.
- G. PARIS. « Gel des subventions américaines : en sanctionnant l’OMS, Trump joue sur les critiques traditionnelles du Parti républicain », Le Monde, 15 avril 2020