Dans notre époque de profonde suspicion à l’encontre de la bureaucratie des partis, les médias sur format numérique ou digital ont fait émerger un nouveau type de personnage politique.
Le sociologue Robert Michels dressait en 1911 la liste des qualités qui confèrent à un dirigeant politique son charisme : la connaissance, l’éloquence, la confiance en soi, l’indépendance et, plus important encore, la célébrité. Du temps où écrivait Michels, les politiciens cultivaient et transmettaient leur célébrité via les journaux, la radio, les livres et les tournées de conférences. Plus tard vinrent la télévision et les émissions politiques du soir. Au cours de la dernière décennie, ces tribunes ont cédé la place à un nouveau mode de communication : les réseaux sociaux.
Les émissions télévisées mettaient en valeur les hommes et femmes politiques télégéniques, capables de séduire le public du salon familial. C’est ce qui s’est notamment passé lorsque John F. Kennedy est entré à la Maison Blanche, à la surprise générale, en battant Richard Nixon lors du tout premier débat télévisé aux présidentielles aux États-Unis. À l’âge des réseaux sociaux, la relation entre célébrité et politique s’est métamorphosée en quelque chose de plus extrême.
L’influence politique se mesure désormais en partie à travers l’étude des performances sur les réseaux sociaux : likes, abonnés, partages. Les prouesses – ou l’absence de prouesses – d’un personnage politique sur Twitter peuvent faire ou défaire une carrière politique. Si les réseaux sociaux ont un temps été considérés comme espace secondaire pour la communication politique, ils sont aujourd’hui largement en train de remplacer la télévision comme médium de premier choix pour cet usage. Comme George Osborne le disait récemment, « les politiciens qui ne comprennent pas le pouvoir des réseaux sociaux appartiennent à un âge de dinosaures. »
Quelles implications ce lien entre la politique et les réseaux sociaux entraîne-t-il ? Premièrement, dans ce moment où les médias numériques en sont venus à jouer un rôle dans le leadership politique, hommes et femmes politiques commencent à adopter le style familier et démotique des vidéastes de YouTube et des influenceurs d’Instagram. Aussitôt Trump fait-il une erreur sur le mot « coverage » dans un tweet, qu’une rafale de reportages et de chroniques d’opinions naissent à ce sujet. Deuxièmement le leadership contemporain est histrionique et excessif en comparaison à la politique d’autrefois. Les politiciens du début du XXe siècle ont mis l’accent sur leur professionnalisme, leur sérieux et leur fiabilité : tout l’opposé de l’auto-narration et du narcissisme qui sont aujourd’hui les ingrédients-clés d’un personnage réussi sur les réseaux sociaux.
Ces « hyperleaders » modernes inversent la relation du politique à son parti. Contrairement au modèle de démocratie représentative où les politiciens étaient des figures de proue, et les partis les véritables dépositaires du pouvoir, l’hyperleader peut avoir sur les réseaux sociaux une base électorale bien plus large que celle de son organisation. Il flotte au-dessus de son parti, le portant aux nues grâce à sa visibilité personnelle.
La députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez est l’enfant prodige du millénaire dans cette nouvelle politique par les réseaux sociaux. AOC (ses initiales ainsi que son pseudonyme Twitter) a rassemblé 3,2 millions d’abonnés sur Twitter, soit presqu’un million de plus que la présidente de la Chambre des Représentants Nancy Pelosi. Cela ne reflète pas simplement l’attrait de sa politique (assurance-maladie universelle, Green New Deal et fiscalité progressive) auprès de groupes sociaux spécifiques. Cela résulte également de sa capacité à discuter d’idées politiques dans un format court, qui est celui des réseaux sociaux, et ce tout en mettant en avant son narratif personnel de jeune femme Latina du Bronx.
« AOC » a su capter l’attention des réseaux sociaux grâce à son déploiement sans vergogne de pièges à clics et de contenu attachant. Elle a invité des abonnés dans son monde intime, publiant des vidéos d’elle-même cuisinant à la maison et jouant avec ses nièces ; après qu’une vidéo de sa danse sur le toit de l’Université de Boston dix ans auparavant a fuité, elle a « trollé » en retour avec un clip vidéo d’elle en train de danser sur War d’Edwin Starr devant son bureau du Congrès. Son compte Instagram détaille ses routines de maquillage et de soin de la peau à la manière d’une blogueuse beauté ou d’une célébrité.
Nul doute que politiciens vieillissants et militants intransigeants désapprouvent ce qui semble un abandon inconditionnel à l’info-divertissement (infotainment). Mais l’élite de Washington est terrifiée pour des raisons assez différentes. Comme l’affirme Matt Taibbi dans Rolling Stone, « la popularité générée par Alexandria Ocasio-Cortez et sa présence importante sur les réseaux sociaux fait qu’elle n’a besoin de la permission de personne pour dire quoi que ce soit ». Le fort suivi dont elle bénéficie sur les réseaux sociaux, obtenu sans coût financier, lui assure vis-à-vis des soutiens financiers et des lobbyistes, qui façonnent l’agenda politique en fonction des intérêts des grandes entreprises, une certaine autonomie.
Si cela peut être une aubaine pour les partisans progressistes d’Ocasio-Cortez, la même tactique s’offre comme possibilité aux personnages politiques réactionnaires. L’ascension de Matteo Salvini, le leader du parti très à droite de la Lega (il Capitano, pour son équipe) s’est fondée sur son succès croissant sur Facebook et Twitter. Son très talentueux responsable des réseaux sociaux, Luca Morisi, a transformé Salvini en un colosse d’Internet, avec 3 millions et demi de likes sur sa page Facebook, ce qui en fait un des dirigeants européens les plus populaires de la toile.
Les campagnes virales des Facebook Lives de Salvini le représentent en tribun donnant des discours improvisés en milieux urbains, tenant le smartphone face caméra pour un effet encore plus authentique. Il insiste auprès de ses amici pour leur donner des nouvelles concernant les détails de sa vie quotidienne : quand Salvini sort dîner, des millions d’Italiens en sont immédiatement informés.
Nous observons une tendance similaire en France chez de nombreuses personnalités, de l’establishment comme Emmanuel Macron, aux insurgés de gauche et de droite comme Jean-Luc Mélenchon et Marion Maréchal. En fait Macron doit son ascension politique à ce qu’il a su prendre ses distances vis-à-vis du Parti Socialiste et se construire une image de célébrité. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans ce processus. Avec 2,4 millions de likes sur Facebook, et presque quatre millions d’abonnés sur Twitter, il dispose d’une base partisane importante sur les réseaux sociaux, qui accourent souvent à sa défense quand il est attaqué.
Jean-Luc Mélenchon doit une grande partie de son ascension politique à la façon avec laquelle lui et son équipe ont réussi à construire une forte présence sur les réseaux sociaux. Avec plus de deux millions d’abonnés sur Twitter, Mélenchon a utilisé les réseaux sociaux pour appeler ses partisans à la mobilisation. Qui plus est, ses vidéos YouTube ont été très efficaces au cours de la campagne présidentielle de 2017 où elles ont permis de le présenter comme un homme politique accessible et terre-à-terre, capable de séduire les millennials (génération Y) et les GenZers (génération Z) en se passant de la pompe et du jargon de la politique française inerte. Enfin Marion Maréchal est un exemple de la façon dont, sur la scène de la droite française aussi, ce rapprochement entre célébrité et politique gagne en importance. La nièce de Marine Le Pen s’est construite une fanbase qui l’adore, qui partage avec enthousiasme ses posts sur Instagram, et attend avec impatience les nouveaux ragots au sujet de sa relation amoureuse avec un Italien, partisan de Matteo Salvini. On pourrait dire qu’à certains égards, comparé à la scène politique italienne ou états-unienne, le virage vers la politique de la célébrité sur les réseaux sociaux ne reste que timidement amorcé en France. Toutefois les choses y évoluent actuellement à grande vitesse.
Vingt ans après que Michels eut écrit sur le charisme des dirigeants politiques, le marxiste italien Antonio Gramsci commentait l’importance du « lien affectif entre le peuple et le parti ». Si le cadre nouveau des hyperleaders nous dit une chose, c’est bien que cette connexion s’est métamorphosée.
Nous vivons dans une ère de profonde suspicion à l’encontre des organisations collectives telles les syndicats et les bureaucraties des partis. Entre les années 1990 et 2000, les chercheurs ont prédit la fin du parti : les politologues Russel Dalton et Martin Wattenberg ont écrit que les sociétés contemporaines semblaient « sans cesse plus sceptiques à l’égard des politiques partisanes ». Les partis qui se sont opposés à cette tendance, y compris les travaillistes anglais, ont apporté la transformation numérique en leur cœur même, en utilisant la technologie pour faire participer leurs membres à la prise de décisions.
Le nombre de syndicalistes au Royaume-Uni est passé de 13,2 millions en 1979 à 6,2 millions en 2017. La méfiance généralisée à l’égard des organisations formelles trouve son origine dans deux tendances connexes : l’incapacité des bureaucraties des partis et des syndicats issus de l’ère de l’industrialisation à s’adapter aux nouvelles circonstances, et la montée d’une idéologie individualiste et anti-collectiviste.
Au fur et à mesure que la confiance du public dans les anciennes structures diminue, les notions de partisanerie, d’appartenance, d’affiliation et de soutien doivent être radicalement remaniées. Alors que Gramsci pensait que le leadership personnel appartenait à un passé préindustriel et que l’ère moderne serait dominée par les bureaucraties, l’ère des réseaux sociaux a annoncé le retour d’un leadership personnalisé et charismatique, parfaitement adapté pour naviguer dans une culture numérique obsédée par la personnalité.
Les hyperleaders compensent la crise des organisations associatives en offrant à leurs adeptes une forme supplémentaire d’identification collective. Ils offrent des canaux pour établir des liens qui compensent l’incapacité des représentants à maintenir des liens avec ceux qu’ils représentent. Les hyperleaders sont tout simplement devenus l’intermédiaire entre le peuple et les partis.
Mais cette position intermédiaire et cette surexposition les mettent aussi dans une position très dangereuse, toujours au bord du précipice qui mène finalement du triomphe à la disgrâce. Dans le contexte italien, cela s’est vu récemment dans la descente aux Enfers de l’ancien Premier ministre Matteo Renzi, tweeto prodigue rassemblant plus de trois millions d’abonnés, qui est rapidement passé d’une grande popularité et d’une base électorale de 40 % aux élections européennes de 2014 à une défaite humiliante au référendum sur la constitution italienne de 2016 puis aux élections qui ont suivi. Une partie de cet échec a été attribuée à ces facteurs.
À une époque où la participation à la société civile et aux organisations de masse a diminué, il est probable que l’hyperleader continuera à jouer un rôle central dans la politique électorale au cours des prochaines années. Quelles que soient nos réserves esthétiques ou morales à l’égard des influenceurs des réseaux sociaux, ce sont eux qui définiront notre avenir.