La longue nuit syrienne
« Le conflit syrien apparaît comme la scène primitive où la géopolitique des nouveaux autoritaires se met en place : de ce point de vue, c’est bien notre guerre d’Espagne. »
À partir d’une lecture des relations diplomatiques franco-syriennes fondée sur son expérience d’ambassadeur de France en Syrie de 2006 à 2009, puis d’une analyse géopolitique du conflit syrien, Michel Duclos apporte une explication à l’apparition et à l’importance qu’ont pris les « néo-autoritaires » dans les relations internationales contemporaines. Cet ouvrage actualise et complète une première note publiée par l’Institut Montaigne, pour lequel Michel Duclos est aujourd’hui conseiller spécial, Syrie : en finir avec une guerre sans fin, en 2017
Le diplomate fait alterner chapitres chronologiques (relations diplomatiques franco-syriennes puis internationalisation du conflit syrien) et chapitres thématiques (portraits respectifs des cercles de pouvoir autour du Président Bachar al-Assad puis du président lui-même). Ce format permet un équilibre entre une approche personnaliste du conflit (les rencontres de Michel Duclos avec des proches d’Assad lui ont confirmé que ce dernier est la clef de voûte d’un système politique tribal opaque où il prend les décisions seul) et une approche fonctionnaliste (les réels vainqueurs du conflit syrien seraient l’Iran et la Russie).
Cet équilibre caractérise justement la nature même du conflit : la menace est intérieure mais les moyens d’intervention proviennent de l’extérieur, c’est pourquoi Michel Duclos se risque à faire une analogie entre ce conflit et la guerre d’Espagne. Selon lui, les démocraties occidentales font face à un dilemme similaire : « est-il opportun d’intervenir militairement dans une guerre civile comportant des enjeux géopolitiques et idéologiques si importants ? »
Ce dilemme n’apparaissant qu’en cas d’échec de la diplomatie à à apaiser les tensions, Michel Duclos commence son ouvrage en revenant sur les relations diplomatiques franco-syriennes de 2006 aux milieux des années 2010 afin d’expliquer les causes d’un échec diplomatique.
Assad sur les Champs-Élysées
Au début de cette période, les relations syro-libanaises déterminaient la nature des relations franco-syriennes en raison de la présence de plus en plus envahissante de la Syrie au Liban. En effet après la guerre civile libanaise (1975 – 1990), témoin de la naissance en 1982 du Hezbollah dirigé par le chiite Hassan Nasrallah proche d’Assad, la Syrie est soupçonnée d’avoir participé à l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février 2005. Cet événement incite Jacques Chirac à demander la création d’un Tribunal spécial au Liban — les relations diplomatiques, dans ce contexte, se limitent donc à une représentation économique et culturelle.
S’ensuit une série de tentatives françaises de médiation, tragiquement ponctuées par d’autres assassinats, notamment de représentants politiques antisyriens (par exemple, le Colonel Wissam Eid appartenant au Tribunal spécial). Les élections présidentielles du 25 mai 2008, après une vacance de trois ans de la présidence, sont pour Michel Duclos un excellent exemple de l’échec de ces tentatives : l’initiative française de proposer seulement quatre noms à l’élection s’est vue rapidement éclipsée par les oppositions entre le Hezbollah, l’armée régulière et le parti fidèle au gouvernement. L’invitation de Bachar al-Assad sur les Champs-Élysées le 14 juillet 2010 n’apporte guère plus de résultats, si ce n’est la nomination d’un ambassadeur syrien au Liban. C’est même le contraire, car le Tribunal spécial édite des mandats d’inculpation qui mettent sous pression le Premier ministre libanais Saad Hariri – soutenu par l’Arabie saoudite – et le Hezbollah. Ce dernier obtient finalement le renversement de ce gouvernement le 11 janvier 2011.
Michel Duclos conclut donc à l’échec de la diplomatie française en Syrie à la veille du conflit, échec qui se concrétise par la fermeture de l’ambassade de France en Syrie le 6 mars 2012 après la répression armée d’un important soulèvement à Deraa l’année précédente.
Le régime Assad, portrait de groupe
Pour le diplomate, la très faible capacité d’influence des Occidentaux qu’il a constatée est due à la l’organisation structurelle du régime, qui donne à Bachar Al-Assad les moyens de ses ambitions. La superposition d’une matrice totalitaire (opacité, parti unique, contrôle social fondé sur la terreur) et d’une matrice tribale (extrême concentration des pouvoirs au sein de la famille Assad, noyautage patrimonial des organes de sécurité) permet en effet au Président de maintenir un contrat social de la violence.
Le régime se schématise, selon Michel Duclos, en trois cercles concentriques. Le premier cercle est le centre décisionnel, composé des proches du Président (par exemple son beau-frère Assef Chawkat, vice-ministre de la Défense et son cousin Rami Makhlouf, l’homme le plus riche de Syrie). La nouveauté par rapport à Hafez el-Assad consiste en l’émergence d’une sphère des affaires aux côtés de la sphère politique par la libéralisation de l’économie.
Le contrôle de la sphère politique est assuré par les moukhabarat qui reflètent la relation fusionnelle de Bachar avec les services de renseignements. Ces hommes sont officiellement spécialisés dans la lutte antiterroriste, mais officient en fait comme police politique et sont infiltrés tant dans les services occidentaux qu’irakiens, libanais et palestiniens pour leur servir de bras armé. La seconde sphère, celledes affaires, est contrôlée grâce à la création en 2007 de deux holdings chapeautés par Rami Makhlouf, « Souria » et « Cham », qui rassemblent les plus grandes fortunes du pays.
Ces deux sphères à la tête desquelles se trouve la famille Assad sont complétées par une troisième, composée du parti Baas, de l’armée et de l’appareil d’État. Bachar al-Assad leur impose le thème de l’économie sociale de marché et la désidéologisation du parti, en accord avec son principe de laïcité. Quant à l’armée, elle n’est plus destinée à accéder aux postes politiques comme au temps d’Hafez, mais davantage à protéger le régime.
Cette confusion des pouvoirs permise non seulement par l’opacité de ces cercles mais aussi par la porosité entre eux participe de l’imposition d’un contrat social de la violence. Ce contrat est ainsi conçu : l’illégitimité du régime Assad est contrebalancée par la force employée pour l’imposer, elle, légitime, non seulement en raison du ressentiment du clan Assad, alaouite, envers les violentes persécutions sunnites passées contre leur peuple (retournement lors du massacre de Hama en 1982) mais aussi du fait que la paix découle de ce pacte.
Une guerre civile globalisée
D’après Michel Duclos, la volonté de mettre fin à ce pacte social de la violence est la motivation première des révoltes ayant commencé en mars 2011 à Deraa et Damas. L’auteur distingue cinq phases dans le conflit.
Tout d’abord, de 2011 à 2013, le régime perd le contrôle de la plus grande partie du territoire syrien tandis que l’armée syrienne libre (ASL) s’organise. Le dynamitage de la cellule de crise du régime le 18 juillet 2012 (dans lequel Chawkat meurt) fait espérer aux rebelles une intervention extérieure. Toutefois, malgré le plan de paix adopté à l’ONU en 2012, le Président Assad poursuit les bombardements sur Alep et Damas.
La bataille de Qousseir en mai 2013 marque un tournant dans la nature du conflit. En effet, l’intervention du Hezbollah ainsi que de conseillers iraniens signale une polarisation confessionnelle et non plus seulement politique. De plus en août 2013 les États-Unis acceptent la proposition russe de la destruction des armes chimiques syriennes à la suite de leur utilisation dans la Ghouta plutôt qu’une intervention militaire comme l’avait fait entendre l’ultimatum du Président Obama. Déçus, certains groupes rebelles rejoignent alors les djihadistes, mieux armés et offrant un meilleur salaire. La création du Front Al-Nosra en Syrie puis son allégeance à Al-Qaeda en même temps que la création de l’État Islamique en Irak annoncent la territorialisation du conflit par des forces radicales confessionnelles.
Raqqa et Deir ez-Zor tombent entre les mains de Daech en janvier et juillet 2014 respectivement, alors que Mossoul tombe sous le joug d’Al-Qaeda le 9 juin 2014. Ces territoires permettent à l’État islamique de créer une continuité territoriale avec les zones déjà contrôlées en Irak. Il se heurte toutefois à la résistance kurde à Kobané (frontière syro-turque). L’ASL retrouve parallèlement une cohérence et parvient à expulser Daech d’Alep et d’Idlib, ville dans laquelle elle fusionne avec d’autres éléments de la rébellion nationaliste pour former le « Front Sud ». Ce retour sur la scène du conflit est aidé par les premières frappes américaines ainsi que par l’envoi d’armes.
En 2015, le conflit s’est clairement globalisé : la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar participent à la création de « l’Armée de la conquête » (rebelles islamistes) en mars 2015, les États-Unis tentent de concentrer leurs attaques sur les djihadistes car les négociations sur la dénucléarisation de l’Iran obligent à préserver a minima le régime alaouite, et enfin la Russie bombarde massivement les structures civiles et militaires des rebelles. Cette dernière intervention permet la reprise de l’axe Damas – Homs – Alep en décembre 2016.
La Russie met ensuite en place en 2017 le « processus d’Astana » (avec la Turquie et l’Iran) afin de créer quatre zones de cessez-le-feu, qui semblent aujourd’hui inefficaces, puisque trois d’entre elles ont été reprises par les nationalistes en 2018.
De cette chronologie, Michel Duclos tire deux types d’explication à la résistance de Bachar al-Assad :
- L’absence de consensus au sein de la communauté internationale sur le recours à la force a permis :
- à la Russie de reprendre une position diplomatique sur la scène internationale, affaiblie depuis l’annexion de la Crimée, comme en témoignent les échecs des résolutions de l’ONU (2254 et 2268 en faveur d’un cessez-le-feu).
- à la Russie et l’Iran de soutenir Bachar al-Assad dans son intransigeance de combattre d’abord l’opposition avant la lutte contre l’État islamique, et aux parrains (Qatar, Arabie saoudite) de soutenir des groupes extrémistes.
- d’aggraver la confessionnalisation du conflit en incitant certains membres nationalistes à rejoindre les mouvements islamistes.
- La victoire du récit syrien sur le complot islamiste : Bachar al-Assad a réussi à imposer une lecture unique du conflit, celle de sa résistance contre un groupe islamiste organisé et soutenu par l’étranger. Ce récit a progressivement poussé les opposants à se radicaliser et à souscrire à l’interprétation confessionnelle du conflit.
L’ancien ambassadeur conclut qu’il aurait idéalement fallu un plus fort engagement de la part des Occidentaux par des frappes ciblées non-revendiquées, car un envoi de troupes sur le terrain n’aurait pas pu convaincre les opinions publiques.
Portrait en pied de Bachar al-Assad
Séduction – dégrisement – déception, ainsi l’ancien ambassadeur décrit-il ses sentiments à l’égard du Président syrien à l’issue de plusieurs interactions directes avec ce dernier. On peut cependant retenir plusieurs traits essentiels du du portrait que M. Duclos brosse de l’évolution de l’image d’Assad.
En effet, dès son arrivée au pouvoir, Michel Duclos rapporte que Bachar al-Assad bénéficiait d’une image favorable, suscitant beaucoup d’espoirs du côté occidental. Après des études en ophtalmologie à Londres, il est rapatrié en Syrie à la mort accidentelle de son frère Bassel en 1994, qui avait le panache d’un dirigeant en plus d’être le successeur naturel. Bachar ne saurait souffrir la comparaison : il est effacé, timide, et ne semble pas être ce qu’imaginait son père Hafez. C’est pourquoi, selon Michel Duclos, les Occidentaux voyaient en lui un réformateur.
Néanmoins le fils hérite du père d’autres traits moins superficiels : il était préparé à arriver au pouvoir sans heurts à la fois par son intégration au sein de de l’Académie militaire et du parti Baas, et les purges effectuées par celui-ci pour lui assurer la stabilité politique du pays. Bachar se distingue cependant de son père par les relations qu’il noue avec les organes de renseignement auxquels il fait appel pour la torture de masse, puis par sa quasi-subordination au Hezbollah.
Aujourd’hui, la personnalisation du pouvoir présidentiel est remise en cause. D’une part, la dépendance à ses parrains s’est considérablement accrue depuis la perte d’influence au Nord-Est kurde et à Idlib : la Russie chapeaute les milices du territoire, il dépend de l’Iran pour le ravitaillement en armes. En outre les rivalités familiales (avec son frère Maher ou son oncle) et affairistes (Samer Foz est la plus grande fortune de Lattaquié) s’intensifient. La pression migratoire, enfin, reste forte avec le potentiel retour de 7 millions de réfugiés.
L’heure des nouveaux autoritaires
Sur le plan international, selon Michel Duclos, le réel vainqueur est bien la Russie. Pays qui paraissait isolé face à la Chine depuis la fin de la guerre Froide, il s’est démarqué en contrôlant la formation des BRICS, où il alimente le ressentiment anti-occidental. Poutine semble donc jouer la carte de la repolarisation face au modèle démocratique libéral occidental, attaqué de surcroît de l’intérieur par différents mouvements populistes. Le délitement des accords de Vienne et de Paris en 2015 reflète la perte d’influence diplomatique du modèle occidental.
La Syrie a finalement été le terrain qui a permis à la Russie de mettre en oeuvre cette stratégie, tout comme l’Iran, vainqueur sur le plan régional. De même, Michel Duclos considère que la Turquie et la Chine font partie des « néo-autoritaires » qui ont bénéficié de la crise, et avec lesquels les Européens doivent dorénavant composer.
« Le conflit syrien apparaît comme la scène primitive où la géopolitique des nouveaux autoritaires se met en place : de ce point de vue, c’est bien notre guerre d’Espagne. »