Paris. Le 24 Juillet 2019 EDF annonçait des restrictions de production d’électricité, pour un total de 5GW 1, dû à la forte hausse des températures. Les centrales nucléaires de Golfech, Saint Alban, Tricastin, et Bugey ont dû baisser leur puissance ou mettre certains réacteurs en arrêt complet. Ces centrales sont au bord de cours d’eau majeurs comme le Rhône et la Garonne. En France, 40 réacteurs sur 58 sont refroidis par des fleuves.
Les centrales nucléaires nécessitent de grands volumes d’eau pour refroidir la vapeur qui actionne leurs turbines. Dans un réacteur nucléaire comme dans toute centrale thermique de production d’électricité 2, près de deux tiers de l’énergie produite passe dans un condenseur pour être rejetée dans l’environnement : soit directement dans l’eau (centrales en « circuit ouvert » en mer ou rivière), soit dans l’air au travers des grandes tours de réfrigération (centrale en « circuit fermé »). La Figure 1 montre les dispositifs qui opèrent dans chacun de ces deux modes de refroidissement.
L’effet des rejets thermiques d’une centrale nucléaire sur la température de l’eau est plus fort pour les systèmes en circuit ouvert 3 4, tout particulièrement en bordure de cours d’eau, car les circuits ouverts ne disposent pas de tours de réfrigération pour réduire par diffusion atmosphérique le volume de leurs rejets thermiques fluviaux. Le régime thermique d’un cours d’eau varie également en fonction de sa topographie, de son couvert végétal rivulaire, de son débit, et de la sévérité de son étiage – c’est-à-dire son niveau le plus bas dans l’année, un phénomène qui se superpose à la période des basses eaux saisonnières. La combinaison de ces données hydrologiques et géomorphologiques font de chaque cours d’eau un cas particulier. Elles sont néanmoins intégrées dès la conception d’une centrale nucléaire afin de garantir que les besoins en eau de ses circuits de refroidissement seront toujours satisfaits, y compris durant les épisodes caniculaires 5.
En France comme ailleurs, la température de l’air, de l’eau et des rejets thermiques à l’extérieur des centrales nucléaires est surveillée en permanence conformément aux régulations environnementales en vigueur 6. Si la température mesurée excède les limites de conception de la centrale – par exemple en cas de fortes chaleurs, de débit anormalement faible, ou de fort étiage – la puissance est ajustée à la baisse pour ne pas affecter la sûreté des réacteurs. Cependant, cela est rarement le cas. Le principal facteur de contrainte, ou en d’autres termes celui qui conduit le plus fréquemment à une baisse de puissance des réacteurs comme celle observée en France cet été, est le paramètre environnemental.
En effet, afin de préserver l’environnement des cours d’eau en France, la température de l’eau rejetée ne doit pas dépasser 28°C, sous peine de perturber les équilibres écosystémiques aquatiques à l’aval des centrales nucléaires. La température des cours d’eau exerce une influence directe sur la répartition des migrateurs, la chaîne alimentaire, les cycles reproduction, le taux de croissance et le métabolisme des espèces aquatiques. Elle régule aussi la rétention de nutriments, la décomposition organique et les taux plafond d’oxygène dissous dans l’eau. En particulier, des températures élevées (28 à 30°C) ont un effet majeur sur le (sur) développement des algues, végétaux et parasites aquatiques. La variabilité spatio-temporelle de la température des cours d’eau reste mal mesurée sur le long terme 7. Déterminée par l’énergie du relief et le mélange des contributions hydrologiques (eau de fonte, eau de surface, eau souterraine, etc.), cette variabilité est accentuée par l’urbanisation, les retenues d’eau, les étangs, le déboisement des berges (diminution de l’ombrage), et par les rejets thermiques comme ceux des centrales nucléaires.
L’eau chaude produite par les systèmes de refroidissement des centrales nucléaires est rejetée de façon à minimiser le réchauffement des cours d’eau dont les strates supérieures absorbent déjà une grande fraction du rayonnement solaire en période de canicule. Pour les centrales refroidies en circuit ouvert installées sur des fleuves à grand débit (Rhône, Loire), le rejet thermique se fait le long de la rive sur plusieurs kilomètres pour allonger le panache thermique et ainsi optimiser la progressivité du mélange des eaux (Figure 2). Cela permet d’éviter de brusques discontinuités dans les gradients thermiques qui perturberaient les migrations et les métabolismes aquatiques. Pour les centrales circuits fermés, EDF indique que les rejets thermiques sont d’impact minime sur la température des cours d’eau (moins de +1°C de variation) 8. En effet, comme évoqué plus haut, une grande partie de la chaleur produite est évacuée via les tours aéroréfrigérantes, tandis que les rejets thermiques résiduels sont dispersés et dilués très rapidement sur la longueur du cours d’eau attenant grâce à des diffuseurs multipores (Figure 2). Une étude menée par des agences régionales et EDF en 2008 conclut que, sur la période 1977–2004, le régime thermique du Rhône (14 réacteurs nucléaires implantés) a été bien été affecté par le changement climatique mais que l’augmentation observée des températures est majoritairement due à des facteurs naturels. Ladite étude constate en effet que « les rejets thermiques des centrales ne contribuent que faiblement [au réchauffement du Rhône et que] leurs effets sont localisés à l’aval immédiat des installations ».
À l’avenir, en raison du réchauffement climatique, les canicules pourraient augmenter en fréquence et en intensité, y compris dans les pays nordiques. Au cours de l’été 2018, sur les 126 réacteurs en opération en Europe, 7 ont dû baisser leur puissance en raison des fortes chaleurs, dont 3 dans des pays scandinaves comme la Suède 9 et la Finlande 10. En France, d’après des données d’EDF rapportées par Le Monde 11, 22 réacteurs ont déjà connu des baisses de puissance ou des arrêts ponctuels entre 2000 et 2019. Selon EDF, l’effet des épisodes caniculaires sur la production d’électricité reste marginal : il est de l’ordre de 0,25 % de la production électronucléaire annuelle en France, soit 28 heures de baisses de puissance en moyenne par année et par réacteur).
Les centrales nucléaires peuvent néanmoins être adaptées pour résister à des chaleurs plus chroniques et sévères. Par exemple, aux Émirats Arabes Unis, la centrale de Barakah, de design coréen, a été dimensionnée pour un opérer en circuit ouvert avec une température de surface de 36,5°C dans la mer d’Arabie en fonctionnement normal – les maximales historiques observées dans la région étant de 36,2°C – et de 38,5°C en fonctionnement dit « accidentel ». Ces températures sont près de 15°C supérieures à celles prévues pour les réacteurs homologues de référence opérant en Corée du Sud, Shin-Kori 3 et 4. Pour s’accommoder des températures marines plus élevées dans le Golfe, les débits de refroidissement des condenseurs des unités de Barakah ont été augmentés de 54 %, tandis que leur surface d’échange a été accrue. Les générateurs diesel de secours ainsi que les systèmes électriques et HVAC associés ont aussi été adaptés en conséquence 12. Le véritable handicap lié à l’opération dans ces conditions plus sévères n’est donc pas une réduction de la sûreté des centrales nucléaires : il s’agit surtout de la baisse de l’efficacité thermodynamique de la centrale, qui chute de 2 %. Cela se traduit par une perte nette de 90 MWe par rapport à une puissance de référence de 1400 MWe 13.
En France, à la suite des canicules de 2003 et 2006, EDF a lancé en 2008 son projet « Grands chauds » pour améliorer la robustesse des installations nucléaires face à l’élévation des températures de l’air et de l’eau. Des travaux de fond ont été engagés dans les tours de réfrigération des centrales afin d’élever leur performance sans accroître les quantités d’eau prélevées. Au niveau des stations EDF de surveillance des paramètres physico-chimiques de l’environnement des centrales, une mise au point complète a été menée, notamment pour les instruments de mesure de la température. Les réévaluations quinquennales de 2009 et 2014 n’ont pas remis en cause les valeurs retenues pour le référentiel « Grands chauds ». Ces réévaluations sont partie intégrante des examens périodiques de sûreté imposés par la loi française : elles figurent par exemple parmi les volets du 4ème réexamen périodique du palier 900 MWe de la centrale de Tricastin (en bordure de Rhône), qui a débuté en juin dernier 14.
Afin d’adapter les centrales aux épisodes caniculaires les plus extrêmes, des chantiers et mises à niveaux similaires à ceux précités pourraient être engagés dans d’autres centrales de par le monde. Les coûts de tels travaux seraient à surveiller de près, afin de ne pas affecter davantage la viabilité économique des centrales nucléaires – tout spécialement aux États-Unis, où les conditions du marché se sont fortement dégradées dans les dernières années dans la filière 15. D’un point de vue économique, l’élévation des températures en elle-même constitue une double pénalité. Aux coûts des travaux d’adaptation éventuels, il faut en effet rajouter une diminution du rendement des réacteurs, et donc une baisse des revenus de la vente d’électricité.
Les futures centrales nucléaires pourraient être systématiquement construites en zone littorale, où la ressource hydraulique abonde à de relativement basses températures. Ces atouts situationnels sont déjà exploités par les nouveaux projets, à l’instar de Barakah (Émirats Arabes Unis), El-Dabaa (Égypte), Akkuyu (Turquie), et Flamanville 3 (France). Cependant, le réchauffement climatique, l’acidification des océans et les activités anthropiques – en particulier la surpêche – créent de nouveaux risques pour le refroidissement des centrales nucléaires : l’Écosse en 2011 tout comme la Suède en 2013 ont ainsi dû arrêter en urgence des réacteurs nucléaires en bord de mer dont les tuyaux de pompage étaient bouchés par des méduses proliférantes. Des incidents similaires sont survenus dans des centrales thermiques littorales conventionnelles au cours des dernières années, comme par exemple aux Philippines ou en Israël 16. La miniaturisation des réacteurs nucléaires pourrait quant à elle changer la donne. En effet, les Small Modular Reactors, nouveaux réacteurs portables de plus petite taille et de faible puissance, connaîtront structurellement moins des contraintes liées à leur refroidissement dans un contexte de réchauffement climatique 17.
Perspectives :
- La chaleur et les canicules n’ont aucun impact direct sur la continuité de la production électronucléaire car elles sont entièrement intégrées au fonctionnement des centrales dont elles ne mettent en péril ni le fonctionnement ni la sûreté. Néanmoins, les coûts d’adaptation des réacteurs aux milieux très chauds sont avérés, tandis que de trop fortes chaleurs font baisser le rendement et la rentabilité des réacteurs.
- L’adaptation du design de réacteurs nucléaires aux milieux inhospitaliers donne accès à la technologie électronucléaire à un nombre croissant de pays, malgré les handicaps naturels et structurels inhérents à ces projets (exemples : centrales de Barakah (Émirats Arabes Unis), El-Dabaa (Égypte), Akkuyu (Turquie)).
- Par choix ou nécessité, de plus en plus de pays choisissent d’implanter leurs nouvelles centrales nucléaires en zone littorale afin d’optimiser l’apport en eau de refroidissement tout en minimisant l’impact écologique des rejets thermiques.
- La miniaturisation des réacteurs nucléaires (SMR) offre des pistes prometteuses pour réduire et moduler les besoins en refroidissement des réacteurs tout en optimisant la distribution et la mobilité spatiales de leurs rejets thermiques.
Sources
- S&P Global, Nucleonics Week, Volume 60, Nº30, 25 Juillet 2019
- Les centrales au charbon et au gaz sont également des centrales électriques thermiques : elles produisent de la vapeur d’eau surchauffée à partir de combustibles fossiles afin générer de l’électricité via des turbines. Les centrales nucléaires exploitent le même principe, sauf que la vapeur d’eau y est générée grâce à la chaleur (c’est-à-dire l’énergie) libérée par la fission nucléaire.
- Une centrale nucléaire prélève de l’ordre de 10 fois plus d’eau en circuit ouvert qu’en circuit fermé
- IEA, Water-Energy Nexus, 2016
- Revue Générale Nucléaire, Eau, Centrales nucléaires et changement climatique, janvier 2019
- Les valeurs limites des rejets thermiques des centrales dans l’environnement sont fixées par la loi au cas par cas pour chaque site nucléaire et sont consultables publiquement. Ces valeurs réglementaires sont fréquemment mises à jour, en particulier sur décision de l’ASN : voir par exemple, pour la limitation des rejets thermiques de la centrale nucléaire de Fessenheim dans le Grand Canal d’Alsace, la Décision n°2018-DC-0639 du 19 juillet 2018. Selon un document de l’IRSN datant de 2019, la valeur maximale des rejets thermiques fluviaux est par exemple de 26 °C en été à l’aval de la centrale du Bugey sur le Rhône, 28 °C pour celle de Saint-Alban sur le Rhône et 28 °C pour celle deFessenheim sur le Grand Canal d’Alsace.
- ONEMA et Université François-Rabelais de Tours, Température des cours d’eau : analyse des données et modélisation : application au bassin de la Loire, 2015
- EDF, Centrales nucléaires et environnement : prélèvements d’eau et rejets, 2014
- Vattenfall, Warm cooling waters forces Swedish nuclear reactor Ringhals 2 out of operation, aout 2018
- Reuters, Warm sea water in Finland reduces power from Loviisa nuclear plant, juillet 2018
- Le Monde, Comment la canicule affecte le fonctionnement des centrales nucléaires, 26 juillet 2019
- Heating, Ventilation, Air-Conditioning
- Byung Koo Kim et al., High cooling water temperature effects on design and operational safety on NPPs in the Gulf region, 2013
- Revue Générale Nucléaire, Eau, Centrales nucléaires et changement climatique, janvier 2019
- IEA, Nuclear Power in the Clean Energy Systems
- CNN, Jellyfish prompt nuclear shutdown, 3 octobre 2013
- D.T. Ingersoll, Deliberately small reactors and second nuclear era, Progress in Nuclear Energy 51, 2009, pp 589-603