L’Europe est bloquée, c’est un constat de plus en plus unanime. Les ambitions les plus réformatrices se fracassent sur des inerties institutionnelles très fortes. Face à cet état de fait, deux stratégies opposées dominent le débat : d’un côté celle de la France Insoumise qui propose la désobéissance aux Traités, et de l’autre celle la République en Marche qui s’attache à la négociation intergouvernementale en général et franco-allemande en particulier. Toutes deux s’avèrent être des impasses et bien qu’elles soient polairement opposées, elles pèchent en réalité toutes deux par la même incapacité à penser et à faire de la politique européenne transnationale.

Le consensus sur la nature des blocages est largement partagé. Ils sont de trois ordres :

  • Tout d’abord le poids du Conseil et des négociations entre les États membres – en particulier des plus grands, comme la France et l’Allemagne, qui exercent un condominium inégalitaire sur le reste des partenaires. Ce moteur franco-allemand n’en est plus un, car le déséquilibre chronique entre la France et l’Allemagne en est venu à paralyser le fonctionnement institutionnel, tant l’Allemagne y est devenue dominante. Ce déséquilibre rompt la logique communautaire des confrontations entre intérêts nationaux opposés arbitrés in fine par le jeu des institutions européennes et suscite en réaction des stratégies d’usure de la part de coalitions d’oppositions, comme celles du groupe de Visegrad (PL-HU-CZ-SK) sur les quotas de répartition des réfugiés, ou de la nouvelle Ligue Hanséatique (NL-IE-SU-FI-LI-LT-EE) sur les réformes de la zone euro et la fiscalité. Face à ces alliances efficaces, le groupe des pays méditerranéens, Med7, apparaît comme largement symbolique, désincarné et incapable de formuler des positions communes fortes, mais il a le mérite d’exister et pourrait être mobilisé si la France ne craignait pas tant la perception de déclassement associée à un tel ralliement.
GEG I Cartographie © Le Grand Continent
  • La persistance des règles d’unanimité et le refus récurrent de solidarité sur des sujets où les blocages souverainistes sont particulièrement douloureux et dangereux : la fiscalité, la politique étrangère/defense 1, la gestion des frontières et de la politique migratoire, la corruption et les questions liées l’État de droit, a contribué à miner davantage le fonctionnement de l’Union et à instaurer une crise de gouvernement, montrant que l’Europe est incapable d’agir collectivement sur tous les sujets où elle le doit.
  • Enfin, derrière ces acteurs étatiques, se déploie en coulisses l’influence délétère et corrosive des « intérêts établis » et des lobbies 2. Usant de leurs liens privilégiés avec les gouvernements, les arcanes des institutions ou les députés européens, ces lobbies s’organisent pour faire obstacle à toute politique ambitieuse de transformation écologique et sociale. Ils interviennent directement 3 dans les processus démocratiques, bien au-delà de la simple situation de consultation ou de plaidoyer où se trouve théoriquement confinée la société civile organisée.

Le risque d’une Europe assassinée par l’immobilisme et le statu quo est donc sérieux et est clairement perçu par les citoyens. Et face à ce risque, les appels aux changements radicaux et les tentatives renouvelées de bousculer l’ordre établi par un rejet en bloc du fonctionnement de l’Union européenne sont compréhensibles. C’est dans ce contexte qu’on voit fleurir l’idée en vogue d’une rupture unilatérale : désobéir.

Les appels à la désobéissance cachent le plus souvent une incapacité à faire bouger les lignes et à établir d’authentiques rapports de force politiques en Europe, au-delà des gesticulations déclamatoires. Se pose alors la question de savoir comment arracher l’Union européenne aux blocages qui la rongent ? Derrière cette question se loge une question assez profonde sur les formes de la souveraineté en gestation, sur l’échelle pertinente de la contestation politique en Europe et la possibilité même d’une démocratie transnationale.

Si la désobéissance est aujourd’hui mise en scène par une partie du spectre politique et intellectuel français comme une nouvelle arme, elle est en réalité déjà le sport favori des États membres. Les autorités françaises n’ont pas attendu que le mot soit en vogue pour enfreindre avec régularité le droit européen. Ces incivilités d’État, comme le non-respect de la directive nitrates 4, les suspensions ah hoc de la libre circulation des personnes 5, la législation européenne sur les quotas de pêche 6, ou encore celle sur la qualité de l’air 7 sont autant de désobéissances futiles et opportunistes – simples expressions d’intérêts domestiques bien établis – car non inscrites dans une stratégie politique globale du changement.

La question budgétaire est le sujet qui polarise les passions. Ces règles ont montré en effet qu’elles causaient plus de problèmes qu’elles n’en résolvaient. En prenant une valeur quasi « constitutionnelle », elles figent et dépolitisent des politiques qui devraient pourtant rester sujettes à des modifications d’orientation en cas d’alternance ou de changement de conjoncture. Mais le fameux « TSCG » venu renforcer l’arsenal de règles budgétaires et le constitutionnaliser pourrait être dénoncé d’autant plus simplement qu’il dispose d’une clause de revoyure qui exigeait son intégration dans le droit communautaire à partir de 2017… et qui n’a toujours pas été respectée. Plutôt que de louvoyer en créant de l’arbitraire dans la règle commune, il serait souhaitable de dénoncer un Traité intergouvernemental qu’on juge inopportun et d’imposer sa réécriture complète dans le cadre de sa communautarisation. Mais cette stratégie aurait nécessité d’accepter de la friction dans la relation franco-allemande et de formaliser au moins sur ce sujet une coalition dominée par le Sud et menée par la France.

La nouveauté serait non pas de désobéir aux traités mais d’établir des rapports de forces transnationaux qui ne soient pas seulement mesurés à l’aune des oppositions entre États au Conseil et des négociations diplomatiques bilatérales (notamment franco-allemandes). Le problème fondamental dans l’espace politique européen, c’est que les rapports de force sont complexes car ils se font entre acteurs multiples, pas seulement étatiques. Dans ce contexte, il semble peu judicieux de ramener ce jeu politique européen à de simples confrontations entre intérêts nationaux, donc entre États en position de force et États en position de faiblesse. C’est ainsi qu’on réduit la politique européenne à des jeux diplomatiques superficiels et qu’on ignore la plus grande partie de la politique européenne, celle qui échappe aux diplomates et négociateurs.

Cette scène politique européenne est en construction. C’est d’ailleurs le pari lancé par deux forces politiques ces deux dernières années : la jeune plateforme VOLT, générationnelle, plutôt libérale-démocrate et résolument engagée pour l’intégration européenne et le mouvement pour la Démocratie en Europe, DiEM25, de l’éphémère ministre des finances Yanis Varoufakis. Présente dans 8 pays aux élections de 2019, la première a manqué d’une forte incarnation européenne et de l’indispensable épaisseur programmatique, quant à la seconde, présente dans 11 pays et concourant dans 8 sous la bannière du « printemps européen », elle a surtout péché par la faiblesse de ses chapitres et relais nationaux. Malgré leurs difficultés à résoudre l’équation européenne de scènes politiques encore structurées nationalement, ces deux expériences comparables dans leurs formes et leurs ambitions signalent bien l’émergence d’une scène politique européenne, augurant de futurs développements. Il ne faudrait pas conclure de leurs expériences et débuts difficiles l’impossibilité d’établir ce genre de rapports de force. Par ailleurs, le rôle qu’ils joueront au Parlement Européen, au sein de groupes existants ou en en créant de nouveaux sera déterminant pour l’évolution de l’idée transnationale. Pour changer le fonctionnement de l’UE, il faudra inévitablement s’appuyer sur l’européanisation progressive de nos scènes politiques nationales et s’adresser directement aux opinions publiques des autres pays pour jouer avec les proximités et affinités des différentes familles politiques européennes. Sans être aussi intrusif que le soutien du gouvernement italien aux « gilets jaunes », ou aussi maladroit que le soutien de François Hollande et Angela Merkel à Antonis Samaras, candidat de la droite grecque battu par Alexis Tsipras en janvier 2015, il est possible et maintenant nécessaire de faire de la politique de façon transnationale.

Pour changer le fonctionnement de l’UE, il faudra inévitablement s’appuyer sur l’européanisation progressive de nos scènes politiques nationales et s’adresser directement aux opinions publiques des autres pays pour jouer avec les proximités et affinités des différentes familles politiques européennes.

Édouard Gaudot, Shahin Vallée

L’impasse française

C’est ici que se pose avec acuité le problème de l’actuelle stratégie européenne de la France. Emmanuel Macron a conclu que les impasses de la politique européenne de son prédécesseur relevaient de son incapacité chronique à créer un lien de confiance avec l’Allemagne. Une fois celui-ci réparé, le moteur franco-allemand d’antan pourrait de nouveau fournir respectivement la boussole et la propulsion dont le reste du continent a besoin. Ainsi absorbé par son obstination pour une relation diplomatique bilatérale qui s’avère aujourd’hui stérile, le président français a désinvesti le reste du continent et ignoré les relais naturels qui existaient et qu’il fallait cultiver pour faire progresser ses propositions de réformes européennes. De même, en ce qui concerne deux partenaires majeurs dans les équilibres européens, l’Italie et l’Espagne, il s’est enfermé dans la recherche d’alliances exclusives, fragiles et mal avisées (avec Renzi en Italie alors qu’il était en perdition, ou Ciudadanos en Espagne). En Espagne, cette alliance, devenue exclusive alors que Ciudadanos a pris la décision de braconner sur les terres de la droite dure en réponse à la crise catalane, a isolé LREM et interdit une réelle ouverture. Enfin, le choix d’accepter un accord politique contre-nature avec Vox, un parti ouvertement franquiste, a achevé de décrédibiliser Ciudadanos et ainsi la stratégie de LREM en Espagne.

Il était possible d’encourager partout où l’occasion s’en présentait des recompositions politiques audacieuses : en Espagne, à travers un dialogue avec le PSOE, proche idéologiquement sur la question européenne, et arrivé au pouvoir dans des conditions précaires ; en Italie avec toutes les composantes du Partito Democratico ou de jeunes mouvements pro-européens comme Più Europa plutôt qu’avec un Matteo Renzi devenu politiquement marginal ; en Europe de l’Est avec la plateforme civique et les milieux féministes polonais et avec l’opposition morcelée en Hongrie qu’il aurait été possible d’unifier, aux Pays Bas et en Allemagne avec les Verts qui auraient permis de crédibiliser un discours écologiste dépassant les slogans creux comme « Make the planet great again. » Enfin, que dire des retards dans la prise en compte des réalités scandinaves ou centre-européennes qui auront finalement contribué à maintenir Paris dans un tête-à-tête avec un Berlin frileux ?

Anaïs Moreau pour GEG I Cartographie © Le Grand Continent

L’erreur manifeste aura été surtout d’avoir choisi de faire de la politique européenne au mauvais endroit : à l’Elysée, à Aix-la-Chapelle ou au Bundeskanzleramt. Tributaire d’un système institutionnel et d’une culture centralisée, d’un corps diplomatique convaincu que l’Europe ne se joue que dans les couloirs des institutions, Emmanuel Macron a insuffisamment pris conscience du fait que pour faire bouger le partenaire allemand, il faudrait plus que l’entre deux amical avec une chancelière qu’il a en effet charmée mieux que quiconque. Cependant l’Allemagne a un système politique et une culture politique profondément décentralisés, une société multipolaire dans laquelle les « corps intermédiaires » continuent de nourrir la formation de l’opinion et sont donc des acteurs absolument incontournables du changement européen.

Modeler le franco-allemand sur l’image d’Épinal de ses glorieux prédécesseurs, à la De Gaulle/Adenauer ou Mitterrand/Kohl, c’est oublier que l’Europe – et surtout l’Allemagne – a considérablement changé. C’est ignorer le reste du continent pour tenter de lui imposer, sinon les idées françaises, du moins un compromis franco-allemand qui a été reçu par nombre de nos partenaires européens comme une manifestation plus ou moins arrogante d’hégémonisme, provoquant quasiment automatiquement des réflexes ataviques de défiance face aux ambitions de la « Grande Nation. »

Au lieu d’inclure des acteurs indépendants du gouvernement français (think-tanks, associations, intellectuels, députés européens non français) dans une tentative de mobilisation et de changement, ce qui aurait pu et dû être un exercice de démocratie transnationale et de recomposition du paysage politique européen, le Président français a maladroitement laissé retomber la dynamique insufflée par ses grands discours inspirés de la Sorbonne, d’Athènes et d’Aix-la-Chapelle. Il a laissé la grande idée mobilisatrice de conventions démocratique devenir, dans les mains des administrations des États membres et de la Commission européenne, une simple parodie.

Pour faire de la politique européenne, il faut en identifier les lieux

Le Parlement européen doit en être un, même s’il n’est pas le seul. La capacité d’opposition de la chambre des citoyens européens reste dramatiquement sous-employée, pour de mauvaises raisons. Contre les blocages, il pourrait devenir le lieu où se fomentent les révoltes, un acteur qui ne craint pas de s’opposer, d’exercer pleinement ses prérogatives institutionnelles en n’hésitant pas à aller jusqu’à contrer le vote de la prochaine Commission si certaines législations clefs n’étaient pas introduites au préalable. La valeur politique d’un Parlement se mesure à sa capacité de dire non à l’exécutif – et à lever l’impôt, mais c’est un autre problème – mais, pour jouer cette carte, il faut s’attacher à construire une équipe de parlementaires chevronnés capable de contrôler un groupe et de créer les passerelles nécessaires pour le rassemblement d’une coalition majoritaire. La liste LREM semble aujourd’hui absolument incapable de réaliser cet objectif qui aurait pourtant dû être un élément central de la stratégie d’influence et de conquête du pouvoir à Bruxelles du nouveau Président de la République.

Le Conseil, cette chambre qui représente les États – sans l’accord desquels rien de significatif ne se fait aujourd’hui dans l’Union – est aussi évidemment un de ces lieux de pouvoir où l’on peut tenter de faire sauter certains blocages. Un premier levier, utilisé en son temps par le général de Gaulle, avec efficacité, se trouve dans la politique de la « chaise vide », stratégie de confrontation brutale qui a cependant accouché de la PAC avec le « Compromis de Luxembourg » en 1966, après que les autre États membres eurent cédé. Il est des domaines dans lesquels la combinaison d’une action unilatérale et d’une action européenne pourrait rompre l’inertie actuelle. On pourrait envisager en matière de fiscalité par exemple une réponse unilatérale. Comme au Danemark ou aux États-Unis, l’impôt serait alors fondé sur la nationalité, et appliqué aux revenus du capital comme du travail. Les établissements opportunistes de sociétés ne seraient pas reconnus et les revenus nationaux taxés plus directement, comme on en prend timidement le chemin pour les GAFA, pour éviter les optimisations fiscales abusives. Certes, cette approche agressive et typique de cette arrogance française dénoncée par nos partenaires européens serait plus difficile à tenir aujourd’hui à 27, mais préparée avec intelligence, à plusieurs, et pour défendre un intérêt réellement européen, elle pourrait être efficace. Au-delà des actions unilatérales ad hoc, la constitution de coalitions offensives et défensives paraît nécessaire. La première tentative d’une coalition sur la question environnementale 8 menée par le Président lors du sommet de Sibiu le 9 Mai 2019 – deux ans après son arrivée au pouvoir – est à féliciter. Il faudra cependant voir si elle sera suivie d’effet et si cette coalition sera prête à mobiliser des instruments de pression forts sur ses partenaires, ou si elle ne restera qu’un symbole pré-électoral.

Ce dont l’Europe a besoin c’est d’une stratégie de changement dans laquelle la confrontation rugueuse a toute sa place et dans laquelle l’action unilatérale peut être nécessaire si elle s’inscrit dans une ambition collective de reconstruction.

Shahin Vallée, Édouard Gaudot

Enfin, pour poser des rapports de force, on peut aussi s’attaquer à des politiques majeures. La politique commerciale par exemple : même si elle est largement communautaire et échappe aux États membres et aux Assemblées lors des négociations, cette politique peut faire l’objet de blocages, notamment à travers le refus de ratifier les prochains accords commerciaux avec le Japon, l’Indonésie, la Malaisie, l’Australie ou le Mercosur pour ne nommer qu’eux. Quand ces batailles échouent dans l’enceinte de l’institution commune, les possibilités de blocages nationaux demeurent. C’est la technique dont le modeste parlement Wallon a usé sous l’impulsion de son président d’alors, Paul Magnette, pour faire obstruction à la ratification du Traité de libre-échange avec le Canada et ainsi obtenir des changements réels dans cet accord de libre-échange. Quand bien même le CETA est aujourd’hui mis en œuvre, la France pourrait de nouveau considérer la possibilité d’entraver sa ratification et exiger de nouvelles clauses de sauvegarde environnementales ou sociales. En outre, la France aurait dû s’opposer frontalement à la réouverture d’un accord de libre-échange avec les États-Unis, lequel est de fait en cours, sous l’impulsion allemande, plutôt que de prétendre s’y opposer tardivement.

En somme, si la désobéissance européenne est une voie souvent sans issue, il n’en résulte pas que l’impuissance et la paralysie sont les seules alternatives. La désobéissance d’État pose des problèmes fondamentaux si l’on souhaite réellement créer un ordre juridique, politique et démocratique européen. Ce dont l’Europe a besoin c’est d’une stratégie de changement dans laquelle la confrontation rugueuse a toute sa place et dans laquelle l’action unilatérale peut être nécessaire si elle s’inscrit dans une ambition collective de reconstruction. En l’absence d’une stratégie qui sort des canaux diplomatiques traditionnels et impose de faire de la politique transnationale, l’exigence démocratique forcera à abandonner le projet de création d’une souveraineté et d’une démocratie européenne, et conduira à un retour brutal au cadre stato-national.

Crédits
Nous publions ce papier en partenariat avec Médiapart.