Raymond Aron (1905-1983) a vu les crises, les totalitarismes et la violence antisémite déchirer le continent européen — conduire à la Shoah et à l’asservissement des peuples. Face aux crises, qu’il considère comme une dimension structurante de la modernité, il a défini et incarné un chemin original pour le philosophe : diversification des compétences, ouverture au journalisme, volonté de conseiller le politique sans engagement direct, refus des idéologies, au nom de la nécessité de la clairvoyance.
Pour revenir sur le parcours complexe d’un philosophe qui a abandonné le pacifisme et la métaphysique après avoir vu le nazisme émerger alors qu’il étudiait la philosophie de l’histoire, nous nous sommes entretenus avec l’une de ses principales spécialistes en France, Perrine Simon-Nahum, professeure au département de philosophie de l’École normale supérieure, et auteure d’un récent Aron critique de Sartre (Calmann-Lévy, 2025).
Raymond Aron explique dans un entretien à propos de son séjour à Berlin : « Entre 1931 et 1933, j’ai renoncé à mes aspirations métaphysiques, j’ai renoncé à la méditation sur les sciences de la nature, convaincu que ma formation mathématique initiale était insuffisante, et je me suis décidé à réfléchir sur les sciences sociales ou plus exactement, sur la conscience que nous prenons de la réalité historique et sur les conditions dans lesquelles nous en prenons conscience ». Par temps de crise, est-ce préférable d’être aronien ? Faut-il s’éloigner de la métaphysique pour se plonger dans une philosophie plus concrète, plus proche de la science et du politique ?
Raymond Aron n’est pas le philosophe des crises, même s’il construit sa pensée en réponse aux événements du XXᵉ siècle, siècle des bouleversements. Son originalité réside dans sa manière d’aborder ces crises non comme des objets d’étude isolés ou des événements ponctuels, mais en tant que philosophe — une position qu’il n’a jamais abandonnée.
Sa conception des crises peut être envisagée à quatre niveaux : tout d’abord, sa vision des crises se rapporte à une pensée de l’histoire. Ce qui frappe chez Aron, c’est en effet la précocité de son rapport à l’histoire. Alors que la plupart des normaliens de sa génération ne rencontrent celle-ci qu’à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale — Sartre le rappelle dans ses Carnets de la drôle de guerre, Merleau-Ponty dans son article paru en 1945, « La Guerre a eu lieu » —, Aron en prend conscience à l’occasion des deux séjours qu’il effectue en Allemagne, le premier à Cologne, en 1930, le second, en 1932-1933, à Berlin, au cours desquels il assiste à la montée du nazisme. Il comprend que les démocraties seront appelées à combattre, à l’aide d’armes qui ne sont pas du seul ressort de la métaphysique, ni même de la pensée.
Comparer son approche de la crise à celle développée par Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (texte plus connu sous le nom de Krisis 1), permet notamment de comprendre comment s’articule chez lui l’urgence historique et la profondeur philosophique. Comme Husserl dans ses conférences, Aron insiste sur l’importance de partir des faits observables, en l’occurrence la réalité politique. Mais, à la différence de celui-ci, il ne se contente pas de penser ceux-ci au niveau épistémologique. Il s’interroge sur le processus de connaissance et ses liens avec l’action, et analyse le rôle d’une raison critique à la lumière des dangers croissants qui menacent les démocraties.
La notion de crise peut également s’envisager à un second niveau, dans le cadre de la lecture que le jeune Aron fait des théories d’Auguste Comte et d’Augustin Cournot. Il en retient notamment la nécessité de prendre en compte, dans l’analyse historique, le hasard et la présence d’accidents, introduisant ainsi une forme de discontinuité. Aron fait du caractère aléatoire des événements, théorisé par Cournot dans ses études des séries mathématiques, un élément central de sa réflexion sur la modernité, montrant que, si l’homme va vers le progrès, des moments de régression sont envisageables.
Le troisième niveau auquel appréhender sa pensée des crises nous ramène aux études d’après-guerre, sur la société industrielle au cours desquelles Aron développe une pensée de la modernité. Les crises y sont présentes non comme des accidents, mais bien en tant qu’éléments constitutifs du fonctionnement des sociétés modernes. Elles témoignent des tensions qui les traversent comme des décisions et des arbitrages pris par les individus. Elles éclairent les choix qu’ils font dans un processus de connaissance imparfait et pluraliste.
Enfin, la dernière approche des crises découle de sa théorie des relations internationales. Dès la Seconde Guerre mondiale et l’entrée en relation avec le monde anglo-saxon, à Londres, puis l’entrée dans l’ère atomique, Aron comprend que l’histoire du monde se joue à un niveau planétaire. « Pour la première fois, les sociétés dites supérieures sont en train de vivre une seule et même histoire », écrit-il dans « L’Aube de l’histoire universelle », chapitre conclusif des Dimensions de la conscience historique (1961). Cette nouvelle dimension est non seulement liée à l’entrée dans l’ère de l’atome – pour la première fois, l’humanité a le pouvoir de se détruire dans son ensemble –, mais également à l’unification du champ diplomatique. L’histoire se joue désormais au niveau planétaire, et il revient à l’historien, théoricien des relations internationales, d’en fournir le cadre théorique.
Quel rôle joue l’histoire des grandes crises du XXe siècle dans son œuvre ?
Un rôle essentiel. L’interprétation des événements historiques constitue à la fois son mode d’entrée en philosophie et son mode d’entrée dans la compréhension de l’histoire. La notion de crise joue un rôle central dans cette trajectoire, car ce qu’Aron propose n’est pas, contrairement à Sartre ou aux tenants du marxisme, une philosophie de l’histoire — au sens d’une vision téléologique qui surmonterait in fine les crises les unes après les autres pour atteindre un objectif, qu’il s’agisse de la victoire du prolétariat —, mais une pensée de l’histoire. Cela signifie qu’à ses yeux, l’histoire ne saurait avoir ni sens prédéfini, ni fin.
C’est ce qui rend Aron un penseur des échelles ?
Aron prend acte du fait que l’humanité vit depuis 1945 une dimension unique de l’histoire, laquelle doit s’entendre au niveau mondial. Les crises ne peuvent plus être étudiées de façon isolée : elles prennent place dans un cadre géopolitique et économique global dont les répercussions se font sentir au niveau national. Autrement dit, il devient impossible à ses yeux de dissocier situation intérieure et politique extérieure.
Ces quatre angles d’approche — la philosophie de l’histoire, la prise en compte du hasard et des accidents, la modernité industrielle et les relations internationales — forment, à mon sens, le socle de la compréhension que Raymond Aron propose de la structure des crises de la modernité. Ils témoignent du fait que, à ses yeux, l’histoire n’est pas le reflet des événements, mais une construction de l’esprit. Je vous renvoie à un article du volume Dimensions de la conscience historique, « De l’objet de l’histoire », qui met en lumière le choix que fait l’historien de l’unité historique au niveau de laquelle il situe son enquête.
Abordons désormais le fil chronologique des crises que Raymond Aron a vécues. Si nous suivions une logique chronologique, la première crise qui a marqué Raymond Aron, est l’affaire Dreyfus. S’il ne l’a pas vécue directement, n’a-t-elle pas joué un rôle fondateur sur sa formation et sur le rapport qu’il entretient avec le monde ?
« Il n’y a pas tous les jours une affaire Dreyfus qui autorise à invoquer la vérité contre les erreurs », écrit-il en 1937 2. L’Affaire Dreyfus occupe une place matricielle dans la pensée d’Aron, même si elle ne constitue pas, à proprement parler, pour lui, un événement biographique. Je rappelle qu’il naît en 1905, soit un an avant l’arrêt de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906, qui innocente et réhabilite le capitaine Dreyfus. Pour Aron, il s’agit à la fois d’un héritage familial et d’un événement, « heureusement conclu », illustrant la victoire des valeurs et de la vérité sur les préjugés et les mensonges d’État. Il n’empêche que l’Affaire Dreyfus rappelle également au jeune Aron sa condition de Juif, et inscrit dans son ADN philosophique la manière dont l’individu se définit à travers sa condition historique.
Le travail d’Aron invite à démythologiser sans désenchanter.
Perrine Simon-Nahum
L’affaire Dreyfus définit-elle pour lui le rôle qu’un intellectuel doit jouer dans la société ? Est-ce que certains intellectuels dreyfusards sont devenus pour lui des modèles ?
Aron ne conçoit pas son rôle selon le modèle habituel de l’intellectuel critique. C’est ce qui fait sa singularité, non seulement dès l’entre-deux-guerres, mais de façon plus affirmée encore à l’intérieur de l’Université marxiste des années 1950-1960. L’Affaire Dreyfus lègue en effet aux intellectuels l’idée que le rôle est d’être toujours critique du pouvoir, du moins tant que celui-ci se range à la droite de l’échiquier politique. Aron, au contraire, demeure toujours soucieux de se rapporter à la réalité politique sans céder à l’abstraction des idéologies. Il se garde d’une opposition systématique et prend ses distances de la catégorie de ceux qu’il désigne dans L’Opium des intellectuels en 1955 comme des « hommes de foi ».
Les séjours effectués au début des années trente en Allemagne l’auront en effet définitivement guéri de toute forme d’idéalisme et constituent une grille de lecture déterminante pour appréhender la réalité qui l’entoure, des difficultés du pouvoir comme de ses exigences, et parfois même sa grandeur. Cela explique par exemple qu’il ne participe pas dans les années 1930 au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, car pour lui, les urgences sont ailleurs. Il s’agit de prendre la mesure de l’adversaire et de se préparer à lutter contre la volonté hégémonique du pouvoir ce qui suppose, une fois son camps choisi, de s’intéresser à des éléments concrets que sont les alliances et les techniques militaires, le fonctionnement des démocraties et le réarmement moral de nos sociétés. On ne peut aujourd’hui qu’entendre son message.
Ainsi, dès le départ, sa pensée de l’histoire se veut-elle aussi une philosophie de l’action. Si l’intellectuel ne saurait se substituer au dirigeant politique, il n’en exerce pas moins une fonction sociale en devenant conseiller du Prince, en lui fournissant les bases d’une réflexion sur les conséquences de tel ou tel acte politique. La pensée aronienne combat les mythes en convoquant résolument les réalités du monde qui nous entoure mais elle n’est pas pour autant désenchantée car elle ne prive jamais les acteurs des moyens qu’ils ont de rendre celui-ci moins violent et plus fraternel.
La première grande crise que Raymond Aron vit, bien que très jeune, est la Première Guerre mondiale. Quels effets cette crise a-t-elle eus sur le très jeune Aron, puis sur le jeune étudiant de l’entre-deux-guerres ?
Comme l’a montré l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, l’empreinte de la Première Guerre mondiale sur l’itinéraire intellectuel d’Aron est plus profonde qu’il n’y paraît. On a souvent ramené celle-ci à son adhésion au courant pacifiste des années 1920, alors qu’elle rayonne bien au-delà. Certes, la famille Aron n’a pas été directement touchée par le conflit : Gustave Aron, son père, fut démobilisé dès 1915. Il n’empêche que les Mémoires évoquent quelques moments forts comme le 12 novembre 1918, lorsque les parents emmènent les trois frères à Paris pour célébrer l’armistice — une scène qu’Aron mettra plus tard en parallèle des réjouissances du 8 et 9 mai 1945.
La fin de la guerre le voit adopter, jusqu’à la fin des années 1920, des positions pacifistes, orientation qui doit beaucoup, comme il le rappelle, à la fréquentation d’Alain et à la lecture de Mars ou la guerre jugée (1921), qu’il considère comme un grand livre. Encore une fois, les séjours en Allemagne auront définitivement raison de ses illusions, et face à la montée du nazisme, Aron comprend que seule une réponse militaire convient face au danger qui s’annonce.
La Première Guerre mondiale réapparaît dans ses analyses ultérieures, en particulier dans Le Grand Schisme (1948) et Les Guerres en chaîne (1951). Aron y décrit ce conflit comme un bouleversement technique autant que politique, soulignant comment les guerres, leur déclenchement et leur conduite, sont aussi le résultat de l’état de développement technologique des États qui les mènent. Ainsi les guerres ne sont-elles pas, selon Aron, d’abord le reflet des « âmes des peuples », mais bien le produit d’une situation technologique et puis d’un enchaînement logique d’actions et de faits. Ainsi interprète-t-il la Première Guerre mondiale comme le résultat de la violence engendrée par l’apparition de nouvelles armes, pour appliquer par la suite ce schéma à l’étude des guerres ultérieures.
Aron ne rejette pas toute forme de récit collectif. Bien au contraire, il en appelle à une refondation réaliste et lucide des valeurs démocratiques.
Perrine Simon-Nahum
Quelle interprétation Raymond Aron fait-il de l’émergence du nazisme ?
Les réflexions de Raymond Aron sur l’émergence du nazisme, contenues dans une série d’articles intitulés Propos d’Allemagne, qui paraissent dans la revue d’Alain, Libres propos, révèlent sa rapide compréhension du phénomène nazi. Ce qui le frappe avant tout, c’est la rapidité avec laquelle les masses adhèrent à son idéologie. Il décrit comment des jeunes Allemands de son entourage, qui en semblaient fort éloignés, se retrouvent presque du jour au lendemain à défiler sous l’uniforme brun.
Il en retire également l’idée que, pour analyser avec justesse la transformation des sociétés, il faut acquérir des compétences qui permettent de comprendre les mécanismes économiques et sociaux sur lesquels reposent les représentations. Il analyse en effet l’influence qu’eut, sur une société allemande minée par l’inflation et le chômage, les mesures prises par le régime, qui, même si elles menaient à l’autarcie et la guerre, semblaient, aux yeux de l’opinion, couronnées de succès. Il met en lumière l’erreur commise par les classes dirigeantes allemandes et les milieux d’affaires qui portèrent Hitler au poste de chancelier, sûres de pouvoir le contrôler.
Il montre également comment, en militarisant la Rhénanie et en annexant les Sudètes, en l’absence de toute réaction de la part des puissances européennes, le régime nazi a pu se targuer, auprès de son opinion, de mener une politique de puissance, sans susciter le déclenchement d’une guerre, mais seulement en profitant de la faiblesse de ses adversaires.
C’est également une manière de mettre en garde ses amis démocrates contre l’erreur d’analyse que ceux-ci commettent, à ses yeux, en sous-estimant leurs adversaires, c’est-à-dire en pensant qu’ils agissent de façon irrationnelle.
Dans ses travaux entrepris entre 1938 et 1939, après la soutenance de sa thèse, Aron se penche sur ce qu’il nomme les machiavélismes modernes, en montrant comment les adversaires des démocraties usent de la propagande et subvertissent les institutions de l’intérieur. Cette analyse vaut aujourd’hui pour nos propres ennemis.
Pour Aron, beaucoup de démocrates ont sous-estimé à tort leurs adversaires en attribuant leur ascension à des facteurs émotionnels — charisme, séduction — plutôt qu’à une stratégie réfléchie.
Perrine Simon-Nahum
Ce séjour en Allemagne est l’occasion de se rapprocher mais également de se distinguer de Max Weber. Pourriez-vous revenir sur cette filiation ?
Son premier séjour en Allemagne permet à Raymond Aron de découvrir les sciences de l’esprit. Il s’agit de proposer une étude des sociétés fondée sur l’idée d’une raison critique appliquée à l’histoire et à ce que W. Dilthey, leur fondateur, nomme les institutions, qui ne sont pas que politiques, mais incluent également la culture. Dans la suite de Kant et de la Critique de la faculté de juger, les tenants des sciences de l’esprit s’efforcent de définir une forme de causalité propre à l’histoire, laquelle n’est jamais ni logique, ni prévisible, contrairement à la causalité mécaniste applicable aux sciences exactes. Cette démarche tient compte de l’incertitude liée aux émotions des individus, mais prend également en compte la subjectivité de l’historien et les valeurs qui orientent l’interprétation à laquelle il aboutit des faits. Il s’agit de rendre compte d’une causalité historique qui prenne en compte la singularité des acteurs.
Max Weber demeurera pour Aron tout au long de sa vie un modèle, non seulement en raison de sa puissance théorique mais parce qu’il fut à la fois un intellectuel et un politique. Rappelons que Weber s’engagea à la fin de sa vie aux côtés de la République de Weimar. Aron s’inscrit dans cet héritage théorique comme le rappelle le sous-titre de sa thèse principale : Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique — et en reprenant à son compte par exemple les notions de compréhension et d’idéal-type. Sa thèse de 1938 marque pourtant un dépassement des analyses de Weber, dans la mesure où Aron, à la différence de Weber, cherche à rendre compte dans ses analyses de l’irrationalité possible des acteurs historiques.
Même s’il cherche à dépasser la théorie wébérienne des sciences sociales, il en reste profondément marqué. La preuve en est l’introduction qu’il rédige en 1959 pour la traduction française de la conférence intitulée en français Le Savant et le Politique, dans laquelle il définit précisément à la suite du modèle de M. Weber le rôle de l’intellectuel, conseiller du Prince mais conscient des limites de l’action politique aussi bien sur le plan des principes que sur celui des réalisations.
Alors que Raymond Aron critique sans relâche les grands récits mythifiants — ceux de Sartre, d’une partie des communistes français ou des idéologies totalitaires —, comment concilier ce rejet des illusions avec la nécessité, pour les démocraties, de se doter de récits mobilisateurs ? Face à des modèles autoritaires qui, par leur efficacité apparente et leurs politiques publiques, séduisent les masses, les démocraties ne doivent-elles pas aussi s’appuyer sur des récits forts ?
Aron n’est pas hostile aux récits collectifs, mais il s’oppose à l’usage idéologique qui en est généralement fait. Il appelle, au contraire, à une adhésion réaliste et lucide aux valeurs démocratiques. C’est même là qu’il inscrit sa vision kantienne de l’histoire, l’idée que nous, êtres finis, donnons un sens à nos vies en nous projetant au niveau de l’humanité. Pour Aron, la démocratie, l’humanisme, ou encore les valeurs portées par l’Occident — je pense à son Plaidoyer pour une Europe décadente, publié en 1977, titre dans lequel il faut entendre une antiphrase — constituent des horizons partagés, à condition de renoncer aux utopies mortifères. Son travail invite ainsi à démythologiser, sans désenchanter : il s’agit de défendre des idéaux — la liberté, la raison critique, la responsabilité individuelle — sans tomber dans le dogmatisme. Pour lui, l’intellectuel a précisément pour mission de clarifier ces problèmes, en distinguant les mythes qui subvertissent la réalité des récits qui éclairent l’action sans en masquer les difficultés.
Pour Aron, les démocraties ne se fondent pas sur de grands récits, mais sur des valeurs auxquelles les individus et les sociétés doivent se référer, même s’ils demeurent conscients du fait que celles-ci constituent un horizon régulateur plutôt qu’un idéal atteignable.
La différence fondamentale entre les récits mythiques, ce qu’on a appelé les « grands récits », comme le marxisme, le maoïsme ou le tiers-mondisme, et les valeurs démocratiques, réside dans le refus de sacrifier l’individu au collectif. Il s’agit de toujours reconnaître la singularité des individus, même au sein du collectif — héritage de l’idéal-type wébérien, qui constitue, non pas, comme on le croit souvent, une généralisation du singulier, mais une appréhension du collectif à partir de ce qui le singularise —, sans jamais subordonner le présent historique à une fin hypothétique de l’Histoire, qu’Aron juge illusoire.
Cette méfiance envers les grands récits s’ancre dans son expérience des catastrophes du XXe siècle : il a été le témoin des massacres engendrés par le nazisme, le fascisme et le stalinisme, autant de « religions séculières » qui ont justifié l’injustifiable, au nom d’une prétendue nécessité historique. Pour lui, la philosophie doit servir de garde-fou contre les mythologies meurtrières.
Aron reconnaît que les démocraties sont des régimes déceptifs, imparfaits, mais il y voit aussi une vertu : celle de la modestie. Modestie philosophique, d’abord, qui refuse les certitudes absolues ; modestie politique, ensuite, qui doit tenir compte de la pluralité des opinions et des existences, composer avec la complexité du monde et construire des institutions respectueuses de la liberté de chacun.
Pour Aron, la philosophie doit servir de garde-fou contre les mythologies meurtrières.
Perrine Simon-Nahum
À son retour d’Allemagne, Raymond Aron se trouve confronté à la crise protéiforme des années 1930. Plusieurs événements clés permettent d’éclairer son évolution, notamment la question de son positionnement face au pacifisme. On sait qu’il revient en France avec une vision transformée, mais où situer précisément la bascule ? Est-ce une rupture nette ou une évolution progressive ?
Face à la montée du nazisme, Aron abandonne le pacifisme. Il prend conscience de l’ampleur du danger et de l’impossibilité de maintenir une telle position.
Pourtant, au cours des années 1930, je l’ai dit, il ne rejoint aucun parti ni aucun mouvement intellectuel. Dans ses Mémoires, il explique être resté en marge des débats politiques et idéologiques de l’époque. En revanche, en même temps qu’il élabore sa propre pensée de l’histoire, il livre une analyse précise des événements marquants à travers certains articles qui feront date. Je pense notamment à ses deux grands articles sur la politique économique du Front populaire dans lesquels il se montre critique envers la politique économique suivie. Par la suite, il adoptera une vision plus nuancée, reconnaissant les apports politiques et sociétaux, notamment la politique de Jean Zay.
Comment analyse-t-il les émeutes du 6 février 1934 ?
Il l’analyse sous un angle politique classique, comme un affrontement entre partis opposés. S’il étudie le rôle des ligues, il refuse toutefois d’établir une comparaison avec la situation allemande.
Aron rejette en effet l’idée d’un fascisme français. Il le rappellera d’ailleurs à la fin de sa vie en critiquant les thèses de l’historien israélien Zeev Sternhell. Selon lui, il n’existe aucune analogie possible entre les événements du 6 février 1934 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Bien qu’il y ait des mouvements d’extrême droite en France, il refuse d’admettre l’existence d’un fascisme français.
En revanche, il est fortement marqué, en 1936, par la remilitarisation de la Rhénanie et par la guerre d’Éthiopie.
L’engagement dans la vie politique de Raymond Aron a pris une dimension très concrète à partir de son exil à Londres en 1940, au cours duquel il devient journaliste, écrit pour La France Libre, avant de devenir chroniqueur au Figaro pendant de nombreuses années. Comment conçoit-il ses relations avec le monde du journalisme ?
Son approche du métier de journaliste n’est pas très différente de celle du philosophe. Elle consiste en deux temps : d’une part, comprendre les événements, d’autre part, les rendre compréhensibles aux lecteurs. Son art du journalisme est fascinant, par sa capacité à ancrer l’événement immédiat dans une perspective historique et politique plus large. Il y a donc ce double effort constant : saisir le présent, tout en l’éclairant par le passé, et en formulant des hypothèses pour l’avenir.
Aron condamne la philosophie sartrienne, non pas pour son marxisme, mais pour sa légitimation de la violence — une trahison, selon lui, de la vocation même de la philosophie.
Perrine Simon-Nahum
Comment distingue-t-il son rôle de philosophe journaliste qui écrit dans Le Figaro de l’approche de Jean-Paul Sartre, philosophe journaliste qui fonde Libération ?
Aron reste avant tout un observateur de la réalité, tandis que Sartre, à partir de 1952, devient un idéologue, compagnon de route du Parti communiste français et des causes révolutionnaires.
Cette divergence s’enracine dans leurs philosophies respectives. Dès L’Être et le Néant, Sartre entend répondre à l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron. Dans la dédicace qu’il lui adresse, il résume son projet : proposer une ontologie, là où son petit camarade étudie la liberté dans ses limites, au croisement des déterminismes sociaux et des marges d’action politique. Ce qu’il nomme notre « condition historique ».
Pour Sartre, le sujet se définit comme une liberté absolue, ce qu’il traduit à travers les notions de projet et de praxis. Cette conception est très éloignée de celle d’Aron lequel situe sa philosophie de l’action au point de rencontre entre les déterminismes qui nous contraignent et la liberté dont nous sommes porteurs. Leurs trajectoires se séparent dès lors de manière irréversible.
Aron émet une double critique à l’égard de la philosophie sartrienne. Il est, à ses yeux, philosophiquement inconséquent de prétendre, comme le fait l’existentialisme sartrien, affirmer la compatibilité entre une liberté absolue au niveau individuel et le projet d’une histoire téléologique débouchant sur la victoire du prolétariat annoncée par le marxisme. Non pas pour son marxisme, mais en raison de sa légitimation de la violence — une trahison, selon lui, de la vocation même de la philosophie. Ceci débouche sur une aporie que Sartre échouera à résoudre, sauf à convoquer le moyen de la violence comme fondement d’une praxis collective émancipatrice, comme il le fait dans sa Critique de la raison dialectique publiée en 1961. Aron lui reprochera dans l’étude qu’il y consacre en 1973 (Histoire et dialectique de la violence) de légitimer philosophiquement la violence.
Pour lui, il faut désormais repenser l’histoire et les relations entre États à l’échelle planétaire, au-delà des récits nationaux traditionnels.
Perrine Simon-Nahum
La Seconde Guerre mondiale a-t-elle constitué un tournant dans son parcours intellectuel et engagé, ou plutôt une confirmation de ses convictions antérieures ?
La Seconde Guerre mondiale représente à la fois une confirmation des analyses du jeune philosophe mais aussi un tournant. Elle valide les positions qu’Aron avait développées durant l’entre-deux-guerres : rejet du pacifisme, abandon de l’idéalisme philosophique, et nécessité d’ancrer la réflexion dans la condition historique concrète des individus.
Dès sa soutenance de thèse en 1938, il affirme que les démocraties peuvent triompher des totalitarismes à condition toutefois de le vouloir c’est-à-dire de s’en donner les moyens non seulement intellectuels et moraux mais aussi concrets. Le conflit mondial va structurer sa pensée autour d’une opposition fondamentale entre les régimes autoritaires qui poursuivent un projet idéologique au détriment de l’existence et des droits des individus et les démocraties, imparfaites, mais soucieuses de maintenir les idéaux d’égalité et de liberté.
En outre, la guerre confirme une idée centrale : avec les bouleversements de l’époque et notamment l’entrée dans l’ère atomique, l’humanité partage désormais une histoire commune. Pour la première fois, elle dispose des moyens de s’autodétruire. Pour lui, il faut désormais repenser l’histoire et les relations entre États à l’échelle planétaire, et pour cela de s’engager en faveur de la construction puis du renforcement de l’entité européenne qui a un rôle à jouer, indépendamment des deux super grands, même si Aron s’engage chaque fois en faveur de l’Alliance atlantique.
Aron a toujours cultivé une dualité : reconnaître l’importance de la politique tout en se définissant comme un observateur et commentateur, à distance.
Perrine Simon-Nahum
Après la Seconde Guerre mondiale, on observe chez Aron un engagement politique plus concret, au sein du Parti gaulliste. Ce choix peut sembler en décalage avec l’idée d’un philosophe se tenant au-dessus de la mêlée. Comment concilier cette position avec son statut d’intellectuel ? Quelle est la différence entre Sartre et Aron de ce point de vue-là ?
Ce que l’on doit entendre par « engagement » chez Aron et Sartre — car la notion d’engagement ne vaut pas seulement pour Sartre — n’a, à mes yeux, rien à voir. Là où Sartre a des engagements purement idéologiques, dont on trouve la raison dans les apories de sa philosophie, sans que cela donne réellement lieu à des manifestations concrètes, l’engagement se conçoit chez Aron à hauteur d’homme, c’est-à-dire dans les limites d’une action réaliste, mais sans retenue, dans le périmètre des valeurs de l’humanisme qu’il défend. Telle est, à ses yeux, la vocation de sa philosophie. On perçoit la différence dès juin 1940, où Aron part pour Londres et s’engage dans le mouvement de la France libre, tandis qu’on sait ce qu’il en sera de la résistance de Sartre.
S’agissant d’un engagement politique, Aron en fera une courte expérience, à son retour à Paris, pendant deux mois, directeur du cabinet d’André Malraux, alors ministre de l’Information. Il est revenu à plusieurs reprises sur son envie d’action politique, comme sur ce qui l’en avait tenu à l’écart. Je pense notamment au chapitre qu’il consacre à son ami Henry Kissinger, dans ses Mémoires. Il explique qu’à sa place, il n’aurait jamais pu dormir en sachant que des populations civiles étaient bombardées au Vietnam.
Aron a toujours cultivé cette dualité : reconnaître l’importance de la politique tout en se définissant comme un observateur et un commentateur, plus utile à distance, conscient de son influence sur les décideurs, mais refusant de confondre les rôles. Pour lui, la position la plus difficile à tenir pour un intellectuel est celle d’une voie médiane — formuler des avis et prendre position en intégrant les contraintes de l’exercice du pouvoir et en continuant de défendre des valeurs.
Il critique d’ailleurs sévèrement les intellectuels de son temps, qui, à ses yeux, soit se cantonnent dans un idéalisme détaché des réalités, soit s’enferment dans des positions dogmatiques. Il se conçoit comme un spectateur engagé : analyser, conseiller, influencer, sans jamais confondre son rôle avec celui des acteurs directs de la politique.
Quelle est l’actualité de Raymond Aron aujourd’hui ? Son héritage est-il toujours utile pour penser et agir dans un monde en crise, ou doit-on en dépasser les enseignements ?
J’en reviens à la notion de crise, et à la manière dont Aron analyse la modernité comme une période de crises et de tensions. Les crises que nous affrontons aujourd’hui ne sont pas exceptionnelles : elles ressortissent de l’essence de la modernité, même si elles prennent chaque fois une forme inédite.
Il est d’ailleurs un domaine où la pensée d’Aron connaît aujourd’hui une renaissance notable : celui de la stratégie militaire et de la géopolitique auprès des stratèges militaires et des géopoliticiens. Ses réflexions sur la dissuasion nucléaire, la conduite des États en période de conflit ou les équilibres géopolitiques sont d’une grande pertinence pour ceux qui réfléchissent aux enjeux actuels de défense et de sécurité.
Plus largement, ses combats n’ont cessé d’être actuels. Dans Les Désillusions du progrès, Aron expose ce qu’il nomme les antinomies fondamentales de la modernité, qui n’ont jamais disparu depuis la parution du livre en 1969, à savoir les tensions qui caractérisent notre époque entre égalité et liberté, entre aspirations individuelles et revendications collectives, entre volonté des individus de se voir reconnaître une existence singulière et appartenances collectives. Comment mieux penser le ressentiment de nos concitoyens à l’égard d’un État-providence en voie d’essoufflement ? Comment mieux appréhender la violence que légitiment les discours de puissance ? Comment mieux comprendre les ravages produits par les fondamentalismes religieux ?
Son objectif est d’élargir le cercle de ceux qui réfléchissent avec nuance, et de donner les arguments pour faire entendre raison, avec modestie mais fermeté, à un public toujours plus large.
Perrine Simon-Nahum
Comment une telle approche se manifeste-t-elle concrètement ?
Aron est un intellectuel qui s’est fixé la mission de comprendre son temps, conscient des limites de son savoir mais toujours à la recherche de la vérité la plus proche possible des faits. Le défi était déjà énorme : il n’a cessé pour cela de se former aux nouvelles disciplines, l’économie, la stratégie militaire sans jamais se contenter de spéculations théoriques. Il ne parle pas depuis le ciel éthéré des idées.
Par ailleurs, il nous rappelle que la politique n’est pas la morale. Son objectif est d’élargir le cercle de ceux qui réfléchissent avec nuance, exercent leur esprit critique et de donner les arguments pour faire entendre raison, avec modestie mais fermeté, à un public toujours plus large.
En somme, son travail se caractérise par une capacité à développer un discours et une argumentation, raisonnables, si ce n’est rationnel, de telle sorte que théorie et pratique puissent se rejoindre.
Quand on étudie le parcours d’Aron, on ne peut qu’être frappé par la manière dont sa pensée fait écho à l’action, tout en gardant une distance critique. On en tire une inspiration précieuse, même si les crises semblent se développer de manière inéluctable. Cela ne doit pas nous rendre pessimistes pour autant. Il n’a évidemment pas tout anticipé, mais il nous a légué des outils de réflexion. Ceux-ci peuvent paraître décevants par moments, mais il faut apprendre à les utiliser. Car si nous nous plaçons sur le terrain de nos adversaires, nous y serons toujours en position de faiblesse. Nous n’avons ni leur capacité à la violence, ni leur propension au manichéisme ou à l’idéologie. Notre force réside ailleurs, dans les valeurs, dans la nuance, dans la conscience de notre humanité commune.
Sources
- En 1935-1936, Edmund Husserl donne une série de conférences qui aboutiront à la publication de sa dernière œuvre majeure, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
- Raymond Aron, « La Politique économique du Front populaire. Réflexion sur les problèmes économiques français », publié dans Raymond Aron, 1905-1983. Histoire et politique. Textes et témoignages, Paris, Commentaire, Julliard, 1985, p. 311-326 (citation p. 312)