Lors d’une conférence de presse qui s’est déroulée hier, 22 décembre, dans sa résidence de Mar-a-Lago, le président américain est revenu sur la nomination de Jeff Landry comme envoyé spécial pour le Groenland, relançant ainsi la rhétorique expansionniste qui avait caractérisé le début de son mandat.
Question – Vous avez nommé le gouverneur [de la Louisiane] Landry au poste de nouvel envoyé spécial au Groenland. Comment envisagez-vous ce rôle ? Et avez-vous toujours l’intention de faire du Groenland une partie des États-Unis ?
TRUMP – C’est lui qui m’a appelé. Il est très proactif. C’est un individu remarquable, un homme d’affaires, un négociateur.
Nous avons besoin du Groenland pour assurer notre protection nationale. Ils ont une population très réduite. Ils parlent du Danemark, mais le Danemark n’a pas investi d’argent. Ils n’ont aucune protection militaire.
Ils affirment que le Danemark était présent il y a 300 ans avec un bateau. Eh bien, nous étions également présents avec des bateaux, j’en suis certain. Nous devrons donc trouver une solution.
[Jeff Landry] en est convaincu. Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale, et non pour les minéraux. Nous avons tellement de sites pour les minéraux, le pétrole et tout le reste. Nous avons plus de pétrole que n’importe quel autre pays au monde. Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale. Si vous regardez le Groenland, si vous regardez le long de la côte, vous voyez des navires russes et chinois partout.
Nous en avons besoin pour la sécurité nationale. Nous devons l’avoir. Et [Landry] souhaitait mener cette initiative. Nous le nommons donc aujourd’hui, avec Marco [Rubio], envoyé spécial au Groenland. Le Groenland, c’est important 1.
Ces déclarations s’inscrivent dans la continuité d’une rupture profonde — la prise de terre n’a pas fait partie du modus operandi de la puissance américaine depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Elles peuvent être comprises à partir de deux généalogies. D’abord à partir de la notion « Lebensraum », généralement traduite en français par « espace vital ».
- Théorisé et popularisé au début du XXe siècle par le géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904). Elle postule que comme tout organisme vivant, l’être humain a besoin pour s’épanouir de disposer d’un espace minimal, lui garantissant l’accès aux ressources indispensables à sa survie.
- Lecteur de Malthus, Ratzel est convaincu que les ressources planétaires sont insuffisantes pour subvenir aux besoins d’une humanité en pleine croissance. Il en conclut que les États sont engagés dans une lutte pour accaparer les ressources nécessaires à la survie de leurs peuples. La notion sera ensuite reprise par le régime nazi pour justifier l’annexion de territoires au nom du supposé « manque d’espace » et donc de ressources, dont aurait souffert le peuple allemand, à l’étroit dans les frontières que lui avait assignées le traité de Versailles de 1919.
- Les actuelles revendications de Donald Trump sur le Groenland ne sont certes pas motivées par l’impératif de nourrir un peuple américain qui crierait famine du fait de la petitesse de son territoire.
- Mais comme jadis avec le Lebensraum, la prospérité et la sécurité d’un pays, en l’occurrence les États-Unis, sont corrélées à l’extension de son territoire, censée lui fournir l’accès à des ressources « vitales » — les terres rares et les hydrocarbures ayant remplacé les céréales dans cette fonction.
- De Ratzel à Trump, perdure l’idée d’un jeu à somme nulle dans lequel il conviendrait de mettre la main sur des ressources trop rares pour être partagées, ou même placées sous la garde d’une puissance alliée comme le Danemark.
La mobilisation de l’histoire comme moyen de justifier l’annexion de territoires est l’un des fondements de l’impérialisme poutinien.
- Dans un long essai paru à l’été 2021 2, Vladimir Poutine affirmait que Russes et Ukrainiens formaient « un seul peuple », dissolvant délibérément des siècles de ruptures politiques et juridiques dans une continuité civilisationnelle fantasmée.
- Chez Donald Trump, on retrouve une logique comparable, mais sous une forme beaucoup plus relâchée, presque dégradée — qui n’est pas sans rappeler la « géopolitique du brainrot » analysée par Ian Garner dans nos pages.
- Là où Poutine produit une mytho-histoire structurée, Trump procède par approximation anecdotique, substituant à l’histoire une intuition vague (« on y était sûrement aussi ») qui efface toute chronologie, toute souveraineté et toute continuité juridique réelle : les États-Unis n’existent que depuis 1776, tandis que les Vikings atteignent le Groenland vers 985 et que le Danemark y établit une présence coloniale formelle en 1721.
Le Danemark et le Groenland ont publié une réaction conjointe à la nomination de l’envoyé spécial de Donald Trump, le gouverneur de la Louisiane, Jeff Landry, et à ses déclarations selon lesquelles il souhaitait « faire du Groenland une partie des États-Unis ».
- La Première ministre danoise, Mette Frederiksen, et le Premier ministre du Groenland, Jens-Frederik Nielsen, ont déclaré que « les frontières nationales et la souveraineté des États sont fondues sur le droit international » et qu’« on ne peut pas annexer un autre pays », exigeant le respect de l’intégrité territoriale de leur territoire après l’annonce de la nomination 3.
- Le ministre des affaires étrangères Lars Løkke Rasmussen a qualifié l’initiative américaine d’« attaque verbale contre le Royaume du Danemark » et jugé « totalement inacceptable » toute remise en question de la souveraineté, en soulignant que la nomination doit être traitée avec respect pour l’intégrité du pays 4.
On commence également à identifier des réactions européennes.
- Le ministre des affaires étrangères français Jean-Noël Barrot a déclaré : « Le Groenland appartient aux Groenlandais. Le Groenland est un territoire européen. »
- De son côté, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a partagé un message ambigu. Si elle affirme être « pleinement solidaire du Danemark et du peuple groenlandais », elle reprend le cadre narratif de Donald Trump en revendiquant le fait que la « sécurité dans l’Arctique reste une priorité essentielle pour l’Union européenne, et nous souhaitons travailler avec nos alliés et partenaires dans ce domaine », avant de mettre en avant une contre-vérité, le président américain ayant précisément attaqué ce point : « L’intégrité territoriale et la souveraineté sont des principes fondamentaux du droit international. Ces principes sont essentiels non seulement pour l’Union européenne, mais aussi pour les nations du monde entier. »
- Un porte-parole de l’Union européenne a affirmé que « l’intégrité territoriale et la souveraineté du Royaume de Danemark, y compris du Groenland, doivent être préservées », sans toutefois préciser les moyens qui seraient mis en œuvre 5.
La Haute Représentante, Kaja Kallas a également rappelé que « nous continuons à soutenir le Danemark et le Groenland. Le Groenland est un territoire autonome du Royaume du Danemark. Toute modification de son statut relève de la seule décision des Groenlandais et des Danois. Nous attendons de tous nos partenaires qu’ils respectent leur souveraineté et leur intégrité territoriale, ainsi que leurs engagements internationaux, notamment ceux consacrés dans la Charte des Nations unies et le Traité de l’Atlantique Nord. »
Sources
- Question d’un journaliste : You’ve named Governor Landry to be the new special envoy to Greenland. How do you see that role entailing ? And is it still your intention that Greenland be part of the US ? Donald Trump : He viewed the Louisiana purchase. He said, « I’m governor of Louisiana. » I didn’t call him. He called me. He’s very proactive. He’s a great guy. He’s a deal guy. He’s a deal maker type guy.
And we need it for national protection. We need Greenland for national protection. They have a very small population. And I don’t know, they say Denmark, but Denmark has spent no money. They have no military protection.
They say that Denmark was there 300 years ago or something with a boat. Well, we were there with boats, too, I’m sure. So, we’ll have to work it all out. But he felt very strongly that we need Greenland for national security, not for minerals. We had so many sites for minerals and oil and everything. We have more oil than any other country in the world. We need Greenland for national security. And if you take a look at Greenland, you look up and down the coast, you have Russian and Chinese ships all over the place. We need it for national security. We have to have it. And he wanted to lead the charge. So, we’re making him today, with Marco, special envoy to Greenland. Greenland’s a big deal.
- Vladimir Poutine, On the Historical Unity of Russians and Ukrainians (Об историческом единстве русских и украинцев), publié sur le site officiel du Kremlin le 12 juillet 2021.
- Jens-Frederik Nielsen og Mette Frederiksen reagerer på ny Trump-udvikling, KNR, 22 décembre 2025.
- For ét år siden gav Trump regeringen et chok. I dag er Løkke oprørt, men ikke overrasket, DR, 22 décembre 2025.
- Sovereignty of Kingdom of Denmark must be preserved, EU spokesperson says, Reuters, 22 décembre 2025.