Trouver son salut par la guerre : le mythe de « l’homme russe » pour éviter l’effondrement
Le Kremlin a fait de la guerre en Ukraine une question « civilisationnelle ».
Pour échapper à la « décadence » de l’Occident et étouffer tout conflit civil dans son pays, Poutine a élaboré un mythe essentialiste et raciste : il existerait un « homme russe ».
Dans ce dispositif de propagande extrême, pour vivre, les Russes doivent être prêts au sacrifice.
- Auteur
- Guillaume Lancereau •
- Image
- © DPA/SIPA
En novembre dernier, le deuxième numéro de la revue L’État, publiée par l’Académie présidentielle de la Fédération de Russie et pensée comme un support de formation à destination des futurs cadres politiques du pays, proposait à ses lecteurs rien moins qu’une définition de ce que sont « les Russes ».
Explicitement intitulé « Qui sommes-nous ? », l’article n’émane pourtant pas d’un illuminé solitaire, mais bien d’un fonctionnaire haut placé de la Fédération de Russie.
Né en 1966 à Kostroma, Aleksandr Dmitrievitch Kharitchev a occupé plusieurs postes au sein d’institutions de recherche relevant du ministère de la Défense, avant d’intégrer l’Administration présidentielle à l’époque du deuxième mandat de Vladimir Poutine. Au cours de la décennie passée, il y a exercé des fonctions de direction dans les domaines de la politique intérieure et de l’analyse des processus sociaux.
Au sein de cette administration, Kharitchev fut également l’un des organisateurs des référendums illégaux dans les territoires ukrainiens occupés. Pour sa responsabilité dans leur mise en œuvre, il a été l’objet de sanctions de la part de plusieurs pays.
Il faut comprendre de ce parcours que l’auteur de ce texte est l’un des responsables de l’appareil présidentiel chargé des orientations de la politique sociale, culturelle, éducative — et de l’action idéologique correspondante.
Son article propose une sorte de synthèse des fixations identitaires russes, dont il reproduit jusqu’aux paradoxes.
Comme nous l’avons déjà observé, la propagande russe n’a de cesse de mettre en avant la force de la « volonté » russe face aux hésitations et à l’assujettissement moral des Européens, tout en affirmant que la Russie aurait été « contrainte », « forcée », « obligée » d’annexer la Crimée ou d’envahir l’Ukraine.
Pour Kharitchev, la souveraineté doit être le principal but de la Russie, qui saura ainsi déterminer librement sa destinée ; pourtant, il importe aussi au pays de s’assumer comme un pur produit de ses « habitudes » contractées au cours des siècles, au gré de circonstances historiques, politiques, voire géographiques et climatiques tout à fait étrangères à sa volonté.
Ce terme d’« habitude » — qui revient sept fois dans l’article — en concentre ainsi les paradoxes.
Comme toujours, la propagande russe s’ouvre sur une ode au vitalisme que n’auraient pas reniée les romantiques allemands du début du XIXe siècle ou les politiciens de la république de Weimar dans les années 1930 ; aussitôt entonné, cet appel se dégrade pourtant en un hymne à l’inertie.
Cette nouvelle publication s’illustre surtout par un degré d’essentialisme proche de la prose patriotique de Sergueï Karaganov.
S’appuyant sur des citations de films des années 2000, de poètes-diplomates au service des Romanov et d’idéologues du panslavisme des années 1860, l’auteur compose le portrait d’un peuple idéaliste, prompt au sacrifice, attaché au collectif et à la souveraineté autant qu’à la morale et à la vérité.
Ce « caractère russe » est évoqué pour une raison : il justifierait dans son intégralité l’illégalisme pratique de la politique étrangère russe, la brutalité des répressions intérieures et l’agression d’un pays voisin, qui a fait à ce jour un million de morts et de blessés.
Les idéologues russes se soucient peu de la cohérence interne de leur discours, puisqu’ils n’ont pas vocation à expliquer le réel mais à agir sur lui.
En somme, les propos de l’auteur concernant « l’Homme de l’avenir » doivent être appliqués à l’ensemble de son article, qui n’est jamais analytique, mais toujours prospectif. Aussi ces lignes ne doivent-elles pas être lues comme un symptôme de la perception des Russes par les dignitaires du Kremlin — mais de ce que ces derniers voudraient que les Russes soient.
À l’heure du poutinisme tardif, les théoriciens du régime craignent qu’une guerre civile ne disloque le champ social.
Pour l’éviter, une société uniformisée, travaillée au quotidien par une propagande traditionaliste, xénophobe et militariste, est le seul moyen qu’ils ont trouvé.
Encore récemment, l’éducation était comprise comme un moyen de transmettre certaines qualités professionnelles, un ensemble de connaissances nécessaires à l’exercice d’un métier au terme des études. Aujourd’hui, on assiste au contraire à un retour aux conceptions didactiques du siècle dernier, retour directement dicté par les nouvelles exigences de souveraineté de l’État. Le pays n’entend plus produire des spécialistes uniquement aptes à faire fonctionner des technologies étrangères, mais des personnes capables de concevoir et de développer ces mêmes technologies, de créer leurs propres systèmes opérationnels au lieu d’imiter ceux des autres.
Comme le soulignait déjà en 2018 le nouveau recteur de l’Institut d’ingénierie physique de Moscou (MIFI), Vladimir Chevtchenko : « On ne peut pas devenir ingénieur sans connaître Tolstoï. » Plus largement, on ne peut devenir chef d’industrie — et telle est bien la mission des ingénieurs — sans comprendre l’organisation du monde. C’est la même logique qui a inspiré la création d’un nouveau socle de sciences humaines et sociales pour l’enseignement supérieur, où figurent notamment de nouveaux thèmes sur l’histoire russe ou encore sur les « fondements de l’ordre étatique russe ». Il en faudrait cependant bien d’autres : des cours de droit russe, de psychologie sociale, de culturologie, d’économie et, surtout, de philosophie, une discipline à l’égard de laquelle subsiste une certaine méfiance en Russie, après des décennies d’enseignement dogmatique du marxisme-léninisme. Une solution à cet égard pourrait consister à développer un manuel de philosophie russe, conçu de manière à répondre à cette interrogation essentielle : qu’est-ce que l’Homme et quel est le sens de son existence ?
Valeurs russes et valeurs occidentales
Des débats ont lieu en ce moment même sur la signification des valeurs pour une nation. Beaucoup soulignent notamment que, si la Russie prétend au rang de civilisation, elle doit posséder son propre ensemble de valeurs. Si cette question génère de profondes interrogations, il faut souligner l’attention toute particulière qu’ont reçue les recherches récentes de Vagdan Bagdasarian, qui a mis en évidence les points de divergence essentiels entre la Russie et le monde occidental. De son schéma, il ressort immédiatement que les différences les plus structurantes résident dans l’opposition entre collectivisme et individualisme, idéalisme et rationalisme, patriotisme et cosmopolitisme. En somme, des résultats à la fois attendus et cohérents avec les valeurs spirituelles mises en avant dans le décret n°809 du président.
L’auteur fait référence au décret du 9 novembre 2022 du Président de la Fédération de Russie « sur l’adoption des Fondements de la politique d’État pour préserver et renforcer les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes » 1.
Ainsi, côté russe, on voit apparaître dans le trio de tête le patriotisme, le collectivisme et la priorité du spirituel sur le matériel — notre « idéalisme ». Autrement dit, autant de valeurs d’ordinaire désignées comme conservatrices. Dans l’Occident libéral triomphent en revanche la valeur de la vie humaine, l’humanisme et les droits et libertés de l’Homme.
Discuter des « meilleures » valeurs n’aurait ici aucun sens ; les systèmes de valeurs sont quelque chose que chaque civilisation élabore au cours des siècles. Il me semble toutefois que le « collectivisme », si on le comprend comme un certain « sens du collectif », représente un puissant avantage concurrentiel. L’avenir appartient à ceux qui travaillent en équipe, et non en solitaires. D’ailleurs, l’étude du même V. E. Bagdasarian s’est proposée d’élaborer une comparaison des échelles civilisationnelles et axiologiques à l’échelle mondiale. Si certains de ses résultats semblent sujets à caution, on y retrouve bel et bien l’opposition entre individualisme et collectivisme. Pour ce qui concerne le patriotisme, l’Europe occidentale présente une spécificité : ses frontières nationales ont pratiquement cessé d’exister, ce qui explique son cosmopolitisme inconditionnel. Par comparaison, nous sommes plus patriotes. Habitant d’immenses espaces au sein de frontières strictement définies, nous avons été amenés à les défendre tout au long de l’histoire de notre pays. C’est ainsi que fonctionne l’État russe depuis plus de mille ans. Il n’y a pas en soi d’antagonisme entre ces valeurs, simplement des échelles différentes de priorités. Cela suffit cependant à prouver l’existence d’un code civilisationnel russe à l’échelle de la civilisation mondiale.
Les cinq « vecteurs » civilisationnels
Nous avons tenté à plus d’une reprise de donner notre propre définition de ce code civilisationnel, avant de retenir finalement 56 valeurs qui peuvent être considérées comme les éléments constitutifs de ce code. Parmi les différents modèles élaborés à partir de ces 56 valeurs, celui qui me semble le plus pertinent est le modèle vectoriel, du fait de sa capacité à présenter de manière quelque peu simplifiée, mais profondément originale, les fondements du code civilisationnel russe.
Le modèle « par vecteurs » du « code civilisationnel » de la Russie présenté ci-dessus oppose — du haut vers le bas — rationalisme et idéalisme, individualisme et collectivisme, normativité formelle et normativité morale, développement dépendant et développement indépendant, liberté négative et liberté positive.
Le premier « vecteur » oppose le rationalisme et l’idéalisme. Les Russes pensent davantage par images. Cela ne signifie pas, bien entendu, que nous soyons dépourvus de capacités analytiques. En revanche, le fait est que, tout au long de notre histoire, il nous a été loisible de penser par représentations, de composer des tableaux idéels de l’avenir — et un avenir volontiers irrationnel. D’où, d’un côté, les tentatives incessantes de formaliser une idée nationale et, de l’autre, les lamentations perpétuelles sur son absence supposée. En réalité, nous sommes les seuls à nous préoccuper réellement de forger une idée nationale. Qu’il s’agisse de bâtir le communisme, le royaume de Dieu sur Terre ou une Europe qui irait de Lisbonne à Vladivostok, peu importe : nous devons toujours tendre à l’idéal, à la totalité, à l’universalité. Que le monde entier soit heureux ; que personne ne se sente plus humilié. À part nous, cette tentation ne vient à l’esprit de personne d’autre, ou alors seulement pour soi-même et non pour l’humanité tout entière.
Nous sommes habitués à avoir besoin d’une image lumineuse vers laquelle tendre sans jamais la perdre de vue. D’où, sur le graphique, notre positionnement du côté de l’idéalisme et non du réalisme. Comme on le voit sur le même graphique, l’impératif correspondant pourrait être appelé « la foi ». Comme on le sait pertinemment, même si ce n’est pas le seul motif,
« On ne comprend pas la Russie avec la raison ;
On ne la mesure pas avec le mètre commun.
Elle a pour soi seule un mètre à sa taille ;
On ne peut que croire à la Russie. »
L’auteur cite ici quatre vers très célèbres — trop célèbres peut-être pour ne pas constituer aujourd’hui un cliché — du poète et diplomate Fiodor Tiouttchev (1803-1873). Nous les citons ici dans la traduction d’Eugène-Melchior de Voguë 2.
Sans comprendre cela, on s’expliquerait difficilement notre inclination au service, notre propension au sacrifice de soi, notre héroïsme. C’est aussi que, pour nous, la vie humaine a, en soi, moins de valeur que pour l’homme occidental. À nos yeux, il y a des choses plus importantes que le simple fait de vivre. C’est bien là, au fond, le sentiment à l’origine de toute foi. Or, dès que l’on évoque l’idée de foi, surgit aussitôt la question de la mortalité. Sommes-nous mortels, religieusement ou civiquement ? Laissant de côté la question religieuse, je me concentre sur l’idée civique : nous pouvons nous rendre immortels par nos enfants, par nos actes, par nos œuvres. Le postulat que nous restons vivants tant que quelqu’un se souvient de nous et de notre action est sans doute une réponse à ce problème philosophique fondamental, qui explique du même coup toute la légitimité de placer la notion de « foi » dans ce vecteur opposant rationalisme et idéalisme.
Le deuxième vecteur formalise la tension entre individualisme et collectivisme. J’ai souligné plus tôt que je voyais dans ce second trait un avantage concurrentiel. En russe, le mot mir désigne une foule de choses à la fois : la communauté, la société, un territoire, et jusqu’à l’univers tout entier. On a désigné cette qualité de diverses manières au cours du temps : « sens de la communauté » ou « du commun », voire « esprit national » [sobornost’, obščinnost’, narodnost’] ; plus tard, « collectivisme » ou « vie communale ». Aujourd’hui, on emploie plus volontiers un terme moderne : « esprit d’équipe » [komandnost’]. La capacité à travailler en équipe, pour une équipe, est à l’évidence l’une des clefs du présent et de l’avenir. Ces dernières décennies ont bien montré que le moteur du développement n’était pas la concurrence, mais le partenariat, qui relève encore du sens du collectif, voire de la famille. Le sens familial [semejnost’] est bien l’un de nos traits dominants et spécifiques : nous vivons toujours en petits groupes, nous retrouvant dans une datcha ou autour d’une table dans la cuisine. C’est une vieille habitude. En ce sens, la famille dépasse pour nous le strict cadre des liens de sang pour inclure aussi des amis, mais aussi des collègues. C’est ainsi que notre monde est fait. Lorsque notre président affirme que la Russie est une grande « famille de familles », il ne fait pas seulement référence à notre unité multinationale et à notre diversité intrinsèque, mais signifie surtout que la Russie se compose de petits groupes d’amis, de collègues, de proches, de parents qui, rassemblés, constituent cet ensemble que l’on appelle « le Grand pays ». C’est de là que viennent notre polyphonie, notre capacité à vivre dans un monde où coexistent une infinité de peuples, de nationalités. Nous avons su nous habituer à vivre les uns avec les autres, sans nous écraser mutuellement, ni anéantir les différences culturelles. Cette diversité est un autre de nos avantages concurrentiels, un puissant moteur de développement. Aussi pouvons-nous bien parler de « famille », d’une « famille » [sem’ja] comprise comme « sept moi » [sem’ ja], comme une véritable équipe. Cette appellation me semble même plus juste que celle de « nous autres » qu’on utilise habituellement.
Le vecteur suivant correspond à la normativité formelle et morale. Pour l’homme russe, l’esprit de la loi prime sur sa lettre. Le respect des normes et des procédures est secondaire par rapport à la vérité. Nous nous retrouvons bien plus dans les dix commandements bibliques que dans les deux-cents-quatre-vingt-deux lois d’Hammourabi. Lorsque nous transgressons la loi, nous n’en ressentons de l’affliction et un déchirement que si notre conscience nous dit que nous avons mal agi. À l’inverse, enfreindre l’une des deux-cents-quatre-vingt-deux lois inventées par quelqu’un d’autre ne nous gêne pas plus que cela — surtout si le fait passe inaperçu.
Nous nous reconnaissons donc dans une normativité morale, et non formelle. Il n’est pas d’usage chez nous d’attendre au passage piéton si le petit bonhomme est rouge mais qu’il n’y a aucune voiture à l’horizon. Nous ne faisons pas bon ménage avec les règlements et autres instructions. Mais notre langue fait une place d’honneur à l’idée de « conscience » [sovest’]. D’où notre aspiration constante à la justice, à l’honnêteté, au respect. Ces repères de valeurs ont été confirmés par d’innombrables études sociologiques. Sur le graphique ci-dessus, ils correspondent à l’impératif que nous désignons comme « la vérité ». Ce terme englobe à lui seul l’ensemble des valeurs évoquées. Il représente surtout à nos yeux un avantage concurrentiel incontestable. Comme le rappelle un film culte [Le Frère 2, suite d’un célèbre film sorti en 1997] : « Eh, l’Américain, dis-moi donc, en quoi réside la force ? Dans l’argent ? C’est ce que dit mon frère. De l’argent, tu en as beaucoup. Et alors ? Tu vois, moi, je pense que la force réside dans la vérité. Celui qui possède la vérité, celui-là possède la force ! »
Le vecteur suivant est un peu plus complexe à analyser : nous l’avons défini comme « développement indépendant versus développement dépendant ». Ces notions ont une portée historique plus marquée. Prenons un exemple : tout au long de son existence, un pays comme la Moldavie s’est trouvé dans une position de dépendance vis-à-vis de la Turquie, de la Roumanie, de la Russie, puis de l’Union européenne. Elle s’est à ce point habituée à l’idée de subordination qu’elle n’envisage peut-être même plus la possibilité d’une existence libre. Il y a au contraire des pays, souvent dotés de frontières étendues, qui ont pris l’habitude, tout au long de leur histoire, de lutter pour leur souveraineté et leur indépendance. Tel est le cas de la Russie. L’aspiration à la souveraineté, à l’indépendance, à être un pays doté de son propre « moi », est au cœur du code civilisationnel russe. Vous avez le catholicisme ? Nous aurons l’orthodoxie. Vous avez le capitalisme ? Nous construirons le communisme. Fondamentalement, c’est à travers l’affirmation de cette identité propre [samost’] que nous comprenons le patriotisme. L’amour de la patrie, la responsabilité vis-à-vis de son avenir : ces sentiments ont été incorporés au cours des siècles de façon tout à fait consciente. C’est pourquoi nous ne sommes pas des cosmopolites, mais des patriotes, habitués à posséder un « moi » propre et à défendre l’indépendance de notre pays. Qu’il s’agisse ou non d’un avantage concurrentiel, je ne saurais le dire, seule l’histoire le montrera, mais la Patrie n’en reste pas moins un élément clef de toute notre identité. Comme l’a justement souligné notre président : « Le patriotisme est l’idée nationale russe ».
Enfin, le dernier vecteur porte sur la liberté. Faut-il privilégier la « liberté négative » ou la « liberté positive », la liberté comme émancipation de quelque chose ou la liberté comme capacité de faire quelque chose, autrement dit, la liberté de la volonté ? Nous sommes évidemment plus proches du second pôle, au vu de la valeur particulièrement élevée que nous accordons historiquement à la volonté. En son temps, Danilevski avait déjà démontré l’influence des facteurs climatiques et géographiques sur notre civilisation.
L’historien et naturaliste Nikolaï Danilevski (1822-1885) est l’un des théoriciens du mouvement slavophile et du panslavisme. Son ouvrage La Russie et l’Europe, publié en 1869, développait une philosophie de l’histoire opposant la Russie au « monde germano-romain », concluant à la nécessité d’émanciper l’ensemble des peuples slaves et de se garder de toute imitation servile de l’Occident. L’ouvrage fut particulièrement bien reçu dans les cercles panslavistes ultraconservateurs.
Nous sommes prêts à supporter toutes les privations, à endurer toutes les épreuves, jusqu’au moment où nous n’avons plus d’autre choix que celui de nous mobiliser et d’accomplir un exploit. En revanche, nous sommes peu portés au travail systématique, ce qui est une source de beaucoup de nos malheurs. Pour nous, la difficulté ne réside pas dans l’invention d’un dispositif unique, mais dans sa production en série et à bas coût. Aussi, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un avantage concurrentiel inconditionnel, mais la capacité à sortir de sa zone de confort et à faire preuve de volonté restent malgré tout, il me semble, des qualités précieuses.
La Russie dans le monde qui vient
Si nous reprenons à nouveau un modèle à cinq éléments, quels sont les principaux défis auxquels notre civilisation se trouve confrontée ?
Le premier d’entre eux concerne la société, dont les fractures et contradictions sont bien connues. Pour le dire clairement, le principal défi, l’unique défi sérieux qui existe dans ce domaine est celui de la guerre civile. La désunion des individus, la dislocation du pays, la perte de la capacité à lutter pour notre survie et notre développement. Nous avons subi des épisodes de cet ordre à au moins deux reprises par le passé : au XVIIe siècle et au XXe siècle. Qui pourrait assurer que cela ne se produira pas une troisième fois ? Toutes sortes de circonstances pourraient nous y amener : des conflits à base nationale ou religieuse, des tensions entre les générations ou autour du patrimoine. Précisons toutefois qu’il s’agit là d’une menace qui n’épargne aucun système social.
Pour le pays, le grand défi est celui de la souveraineté, et sous toutes ses formes : militaire, territoriale, politique, culturelle. Si l’opération militaire spéciale n’avait pas eu lieu, on aurait pu affirmer que la Russie avait effectivement perdu sa souveraineté politique. Les élites russes n’avaient d’autre obsession que d’envoyer leurs enfants étudier à l’étranger et de se constituer des fonds de pension privés hors du pays — sur la Côte d’Azur pour les plus riches ; au Monténégro pour les moins dotés. Autrement dit, nous assistions à une véritable fuite des élites. Au sortir des meilleurs cursus de physique et de mathématiques, jusqu’à 70 % des diplômés partaient étudier à l’étranger et ne revenaient quasiment jamais en Russie. À ce rythme, nous aurions fini par perdre tout notre potentiel économique, technologique et politique.
Aussi l’opération militaire spéciale a-t-elle eu, pour la Russie, les vertus d’une véritable purification. Je le répète : la perte de souveraineté est bien la première menace qui pèse sur le pays. L’exploit de nos gars [naši rebjata] réside aussi dans le fait qu’ils ont su sauver notre conscience. Désormais, toute personne qui parle des charmes des voyages en Europe et des avantages de la globalisation est aussi obligée de penser que, au même moment, des gens pour lesquels la Patrie est plus importante qu’une soirée aux Maldives se trouvent, eux, sous les bombardements et les chutes de drones. Et nos gars se battent aussi pour que nous, nous puissions faire la fête, nous réjouir et être heureux.
Au niveau de la famille, le défi majeur est à l’évidence celui de la dépopulation. Le refus de la famille, des enfants et du mariage est un problème mondial, une conséquence directe des expérimentations globalistes. Aujourd’hui, même le Parti communiste chinois se penche sur la question de la baisse de la natalité, qu’il explique simplement : les femmes des grandes villes ne veulent plus fonder de famille. Elles vivent pour satisfaire leurs besoins personnels et progresser dans leur carrière. Vers la trentaine, elles donnent naissance à un enfant avec le premier venu ou en sortant d’une banque de sperme. La famille monoparentale est ainsi devenue la norme. Elles font un enfant et estiment que c’est bien assez. Quant au mari, il est perçu comme un fardeau supplémentaire dont il faut laver les chaussettes et remplir la panse. La Chine, qui luttait il y a peu contre une natalité hors de contrôle, s’inquiète donc aujourd’hui du phénomène inverse. Et, sur fond d’infantilisation rampante, de culte adolescent du farniente et de passion du télétravail, ce même problème s’applique désormais à la Russie.
La dépopulation peut s’infiltrer dans les consciences sous des formes attrayantes, esthétiques, modernes, comme une sorte de virus qui infecte la pensée à coups d’idées absurdes et irréfléchies. L’Europe subit en ce moment même l’influence des mouvements tristement intitulés child-free, hostiles au fait de fonder une famille et de faire des enfants. Si la Russie est opposée aux LGBT, ce n’est pas seulement parce que le phénomène est amoral : cela fait bien longtemps que ces comportements n’impliquent pas de responsabilité pénale. Mais la propagande de ce mode de vie, entraînant dans son sillage des jeunes gens qui ne se sont pas encore pleinement construits, ne conduit à rien d’autre qu’à l’effondrement démographique et à l’anéantissement de notre peuple, de notre culture, de notre pays. C’est pourquoi nous y serons, inévitablement, toujours opposés. Sans quoi nous mourrons. Sans quoi notre nation périra.
Le quatrième défi concerne directement l’État : il s’agit de la perte de confiance vis-à-vis du pouvoir et du risque de rupture du système politique. L’histoire nous en a donné des exemples ; nous avons parlé plus haut de révolutions et de troubles. D’après les interprétations occidentales, celles adoptées par nos soi-disant « humanistes », le pouvoir ne saurait être autre chose que monstrueux et oppressif. Un synonyme de violence, une sorte de golem sans âme ni visage. Mais regardons-y à deux fois. Le pouvoir est une modalité d’organisation des interactions entre les individus, historiquement déterminée dans le cadre d’une culture et d’une langue spécifiques. Bien sûr, le pouvoir peut toujours être usurpé et dérobé aux citoyens, mais de tels systèmes ne durent jamais. En tout temps, le pouvoir a toujours reposé sur la confiance accordée par des individus à d’autres individus, les premiers confiant à ceux qui exercent les fonctions du pouvoir une série de devoirs et de prérogatives nécessaires à leur accomplissement. Les institutions de pouvoir sont un mécanisme nécessaire et, en réalité, naturel ; une garantie de préservation et de développement. Ce n’est pas un hasard si on parle de pluralité des pouvoirs : le « quatrième pouvoir », celui des médias ; le « cinquième pouvoir », celui de l’école, et bien d’autres encore. Le problème de l’érosion de la confiance entre les dépositaires du pouvoir et ceux qui le leur ont confié est un problème éternel, un problème permanent pour toute forme de construction étatique. Et d’ailleurs, si on y réfléchit, la perte de confiance en l’État est aussi une perte de confiance en la capacité des citoyens eux-mêmes. C’est donc une menace à double tranchant, et d’une extrême dangerosité, comme le savent pertinemment tous ceux qui, depuis des décennies, s’efforcent de provoquer l’écroulement des États pour mieux bâtir leurs empires financiers.
Enfin, à l’échelle de l’individu, le défi est plus complexe encore : c’est celui de la déshumanisation. Je m’appuierai ici sur quelqu’un de tout sauf russe, Emmanuel Todd, qui a montré par l’exemple à quoi menait la pratique d’une liberté incontrôlée. On a longtemps pensé qu’une liberté sans entraves permettrait à la personnalité de s’élargir et de croître, elle aussi, au-delà de toute limite. Comme le démontrent les travaux de Todd, c’est exactement le contraire qui se produit. Ce qui élargit et fait croître la personnalité, c’est le travail d’équipe ; jamais la liberté purement individuelle. Il n’y a que dans le collectif, à travers les liens sociaux, que la personnalité s’étend réellement. À l’état atomisé, elle se contracte et s’amenuise. Les principales conclusions auxquelles sont parvenus nos collègues à l’étranger sont donc que, parmi les maux de la société libérale, le premier est peut-être la destruction de la personnalité sur fond d’une désocialisation de masse.
Il y a néanmoins plusieurs manières d’aboutir au même résultat. L’atomisation et la déshumanisation surviennent d’abord lorsque les individus sont transformés en purs consommateurs de biens et de services. L’avenir que nous réservent les marchés en ligne, le commerce mondial et la publicité est bien celui d’une société dans laquelle l’humain serait réduit à son rôle de consommateur. En parallèle, un autre phénomène à l’œuvre est celui de la virtualisation de l’humain, qui survient lorsque, sous l’effet du développement des systèmes d’information et de communication, l’individu se sent plus à sa place dans le monde virtuel que dans la réalité. Or, en se retirant dans son antre virtuel, il cesse d’être un humain pour n’être plus qu’un avatar. Cette forme de déshumanisation nous expose à un péril réel, bien qu’il s’agisse peut-être d’un péril de demain plus que d’aujourd’hui.
Les stratégies de réplique de la Russie
Les réponses à ces différents défis sont moins instrumentales qu’idéologiques. Elles ne peuvent avoir d’autre base que notre propre code civilisationnel ; elles seraient vouées à l’échec si elles s’appuyaient sur des éléments étrangers.
Pour ce qui concerne la société, insistons sur le concept de « nous ». Il est impératif de constituer une société solidaire et soudée, comme nous le faisons en développant des centres d’orientation de volontaires, en soutenant l’initiative civique « Tous ensemble », conformément à notre ligne idéologique : « On n’abandonne pas les siens. » Nous devons tout mettre en œuvre pour avancer en direction d’une société fondée sur ces principes, sans quoi il ne sera que trop facile de nous imposer du dehors des conflits et des divisions.
Au niveau du pays, la réplique consiste à favoriser l’éducation et l’état d’esprit patriotiques. L’heure est proche où la nécessité des premières lois fédérales en matière d’enseignement patriotique se fera sentir : elles viendront définir les objectifs, les missions et les indicateurs de performance en matière de formation patriotique à l’échelle de l’ensemble des organes d’État, des institutions d’enseignement, des autres institutions publiques et de toutes les structures sociales. L’essentiel est surtout de ne pas multiplier les événements ni chercher d’emblée à mobiliser des foules, ce qui ne ferait que favoriser le rejet des initiatives. Si je me souviens bien, l’Union du peuple russe [organisation monarchiste et conservatrice de l’Empire russe] comptait 2,5 millions de membres à la veille de 1917 ; on célébrait le tricentenaire de la maison Romanov, on ne comptait plus les célébrations patriotiques et orthodoxes ; on fréquentait bien plus les églises et les processions religieuses qu’aujourd’hui, sans même parler de l’incroyable élan patriotique de la Première Guerre mondiale. Et pourtant, tout cela s’est effondré en quelques mois, cédant la place à l’athéisme et au chaos. De même sous l’URSS : on se pressait aux commémorations et réjouissances soviétiques, on fêtait les 110 ans de Lénine, on organisait des Jeux olympiques grandioses en 1980, on bâtissait le communisme, on niait Dieu, le PCUS comptait 18 millions de membres… et tout cela a pris fin en un clin d’œil, de la manière la plus tragique. Autrement dit, nous ne devons pas tant mettre l’accent sur le patriotisme militaire que sur le versant civique et spirituel du patriotisme, ce qui exige une vision du monde bien arrêtée.
Aborder les défis auxquels l’État lui-même est confronté nous ramène aussitôt au problème de la méritocratie. Les fonctions officielles et l’influence politique ne doivent en aucun cas être réparties selon l’origine et les relations, mais selon les mérites et le talent. En érigeant la méritocratie en principe, notre président a effectivement créé un concours ouvert à tous les représentants d’une nouvelle génération de « Leaders de la Russie » — et nous en sommes d’ailleurs à la septième promotion de la nouvelle « École des gouverneurs ». Nous avons toujours besoin de dirigeants qui soient de véritables professionnels, dotés d’une autorité morale.
Quant aux qualités de l’humain, l’essentiel est d’éduquer dès aujourd’hui l’être humain du futur. Ni un être virtuel, ni un biorobot, mais un Homme capable de répondre aux défis relatifs à la préservation et au développement de notre système civilisationnel. Nous avons besoin de patriotes, non pas de salon, mais d’action, capables d’assumer la responsabilité de leurs actes, de leur famille et de leur pays.
Le caractère multinational de notre pays est notre vrai avantage concurrentiel : là réside notre force, dans la diversité des cultures et des traditions, dans le fait même que nous soyons différents et dans la richesse que nous en retirons. Si nous ne focalisons pas sur ce qui nous divise, mais cherchons chez notre voisin ce qui nous distingue les uns des autres tout en étant unique et utile à tous, alors nous en ressortons plus forts.
Le défi de la dépopulation ne saurait recevoir qu’une seule réponse : les valeurs familiales. Elles doivent bien sûr être popularisées, mais ce n’est pas une mince affaire. Cela suppose à la fois des démarches incitatives, des événements de propagande et de nouvelles normes — par exemple ne plus montrer dans les films et les publicités de familles avec moins de trois enfants. En somme, il faut entreprendre une action de propagande systématique, jusqu’à créer une véritable mode de la famille nombreuse. En même temps, il faut des incitations, notamment au niveau du logement, avec des aides au crédit adaptées, un capital de départ, d’autres mesures qui s’avèreront assurément coûteuses, mais qui sont le seul moyen efficace. Et je me risque à avancer une idée qui pourrait paraître paradoxale : il faut des consultations médicales non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes, car la santé masculine est un frein sérieux à la natalité, comme le démontrent l’expérience et la pratique du personnel médical et de nos autres concitoyens qui travaillent sur ces questions.
Le dernier thème, qui est peut-être le plus fondamental, est l’idée du service. Je l’ai dit : nous sommes des idéalistes ; il nous faut toujours une idée supérieure à servir. Après avoir réalisé une analyse d’une série de professions, nous en sommes venus à la conclusion que près de 70 % des travailleurs du pays pouvaient être considérés comme les serviteurs d’une idée. Les soldats servent la Patrie ; les fonctionnaires, le peuple ; les acteurs, l’art ; les savants, la science ; les médecins, la santé ; les enseignants, leurs élèves, et ainsi de suite. En d’autres termes, l’idée de service est inhérente à un nombre incalculable de professions qu’exercent les Russes aujourd’hui. Peut-être le moment est-il venu de supprimer de notre lexique et de nos textes normatifs des expressions telles que « services médicaux » ou « services éducatifs ». Il n’y a pas de « services » au pluriel [uslugi], il y a « le service » [služenie]. En nous engageant résolument dans cette direction, nous fournirons une impulsion majeure au développement de notre pays, à la formation de l’Homme du Futur.
Sources
- Voir à ce titre la traduction fournie par l’ambassade de Russie en France : Décret du Président de la Fédération de Russie Sur l’adoption des Fondements de la politique d’État pour préserver et renforcer les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes, Présidence de la Fédération de Russie, novembre 2022.
- Eugène-Melchior de Voguë, Regards historiques et littéraires, Paris, Armand Colin, 1892.