La semaine dernière a offert, une fois encore, l’occasion de constater ce que Vladimir Poutine a à l’esprit lorsqu’il parle de « l’attitude mesurée et pacifique » de la Russie en guerre. Mardi 2 décembre, une courte interview du président russe à la sortie du forum financier international « La Russie appelle ! » lui a permis de préciser ses vues sur la guerre en cours et l’avenir des relations avec l’Europe.
- « Nous n’avons aucune intention de faire la guerre avec l’Europe, je l’ai déjà dit cent fois. Mais si l’Europe se mettait soudainement à nous faire la guerre, nous y serions prêts dans la seconde. Cela ne fait pas le moindre doute. Seulement, quelle est la question ? Admettons que l’Europe, tout d’un coup, commence la guerre, alors… Comprenez bien : il ne s’agit pas de l’Ukraine. Sur le terrain ukrainien, nous agissons de manière chirurgicale [Vladimir Poutine fait ici de la main un geste qui ressemble davantage à celui d’un peintre sur une toile qu’à un chirurgien sur de la chair], soigneusement, n’est-ce pas ? Afin que… Vous comprenez. Il ne s’agit pas d’une guerre au sens propre, au sens moderne du mot. Si l’Europe avait soudain l’intention de déclencher la guerre et la déclenchait effectivement, alors nous pourrions nous retrouver très vite dans une situation où il n’y aurait plus personne avec qui négocier ».
Le président russe a profité de cette occasion pour préciser la réponse de la Russie aux récentes attaques de l’Ukraine visant la flotte fantôme de pétroliers russes, qui pourrait prendre la forme de frappes plus appuyées contre les infrastructures portuaires et les navires qu’accueillent les ports ukrainiens.
- « Attaquer des pétroliers dans les eaux internationales ou même dans la zone économique exclusive d’un autre État, d’un État tiers, cela s’appelle de la piraterie. Si cela continue, nous examinerons la possibilité — je ne dis pas que nous le ferons, mais nous examinerons la possibilité — de mesures de représailles vis-à-vis des navires des pays qui aident l’Ukraine à commettre ces actes de piraterie. Si nous coupons l’accès de l’Ukraine à la mer, elle ne pourra plus se livrer à ces actes de piraterie ».
- Cette déclaration fait suite aux attaques des 28 et 29 novembre visant les pétroliers russes Kaïros et Virat, frappés par des drones sous-marins ukrainiens alors qu’ils se rendaient en Russie pour s’approvisionner en hydrocarbures.
- La récente explosion du Mersin au large des côtes sénégalaises fait craindre quant à elle une véritable marée noire, si ce navire transportant 39 000 tonnes de carburant venait à couler.
Le 4 décembre, Vladimir Poutine a été interviewé par les journalistes Geeta Mohan et Anjana Om Kashyap pour les médias indiens Aaj Tak et India Today. Le président russe s’attendait manifestement à un entretien lisse, dans le cadre d’échanges avec des représentants d’un pays membre des BRICS, et donc censément allié.
Une question de la journaliste Geeta Mohan a toutefois mis le doigt sur un aspect que ses homologues russes se gardent bien d’évoquer avec Vladimir Poutine :
- Geeta Mohan — Monsieur le Président, vous évoquez l’histoire, ce qui m’amène à parler de ce que j’ai entrepris dès le début du conflit. Je me suis rendue à Lougansk, à Donetsk, à Kherson. Dans leur grande majorité, les habitants parlent effectivement russe, ils s’expriment en langue russe, et ils avaient été profondément déçus lorsque, dans l’Est, Kiev avait interdit l’usage de cette langue. Mais ils n’en étaient pas moins choqués : « Comment Poutine peut-il nous faire ça, à nous, son peuple ? De nombreux habitants avec lesquels j’ai discuté étaient choqués ».
- Vladimir Poutine — Je n’ai pas compris la question : choqués par quoi, exactement ?
- Geeta Mohan — Les personnes que j’ai rencontrées étaient choquées par le déclenchement d’une opération qui leur a valu de voir leurs maisons détruites. Elles vivaient dans l’est de l’Ukraine, avaient toujours aimé la Russie, le peuple russe, elles étaient elles-mêmes russophones.
- Vladimir Poutine — Alors la réponse est simple : ces personnes vivaient visiblement dans cette partie de l’Ukraine ou, plus précisément, dans cette partie des régions de Lougansk et de Donetsk, qui se trouvait sous le contrôle du régime de Kiev. Au même moment, l’autre partie des régions de Lougansk et Donetsk, celle qui ne se trouvait pas sous son autorité, était en train d’être réduite à néant par le régime. Et nous avons été contraints d’apporter notre soutien à ces régions qui s’étaient déclarées indépendantes. C’est le premier point. Le deuxième point : nous avons offert à la population la possibilité de s’exprimer lors d’un référendum et les personnes qui jugeaient souhaitable de rejoindre la Russie ont voté en faveur de ce projet ; celles qui ne le souhaitaient pas avaient la possibilité de partir tranquillement vers d’autres régions d’Ukraine. Nous n’y avons jamais fait obstacle ».
Ce dernier passage, particulièrement alambiqué (et sans doute à dessein), signale l’étendue de l’aveuglement ou de la mauvaise foi du président russe. S’il est clair qu’une partie conséquente de la population de l’est de l’Ukraine était animée de sentiments pro-russes avant 2022, il est tout aussi clair que ceux-ci ne se traduisaient pas toujours en termes politiques, et certainement pas dans des termes politiques qui supposaient une guerre, la destruction de leur maison ou de celle de leurs voisins, ainsi que l’exil massif des réfractaires. La déclaration de Vladimir Poutine montre du même coup le sort réservé aux populations ukrainiennes qui n’accepteraient pas le contrôle de la Russie en cas d’une annexion territoriale élargie au terme de la guerre : l’exil ou la purge.
Dans le cadre de ce même entretien, le président russe a été amené à exprimer une fois de plus ses objectifs de guerre.
- Geeta Mohan — Quels sont vos objectifs ? Quel est l’objectif ultime de Vladimir Poutine en Ukraine ?
- Vladimir Poutine — Je viens de le dire. Écoutez, pendant huit ans, nous nous sommes abstenus de reconnaître les républiques autoproclamées. Huit ans, vous rendez-vous compte ? Elles avaient proclamé leur indépendance et nous nous efforcions de pacifier leurs relations avec le reste de l’Ukraine. Par la suite, lorsque nous avons compris que ces tentatives étaient vouées à l’échec et que le régime était tout simplement en train de les anéantir, nous avons dû les reconnaître, non pas seulement en tant que portion de territoire, mais dans les frontières administratives qui avaient été les leurs à l’époque soviétique, puis dans l’Ukraine indépendante, après l’accession de l’Ukraine à l’indépendance, dans leurs frontières administratives. Et nous avons aussitôt déclaré à l’Ukraine, aux troupes ukrainiennes : ces gens ne veulent plus vivre avec vous. Ils se sont exprimés lors d’un référendum, ils ont voté pour l’indépendance, retirez vos troupes et il n’y aura aucune intervention militaire. Mais non, ils ont préféré faire la guerre. Et aujourd’hui, nous y sommes. En réalité, tout se résume à cela : soit nous libérons ces territoires par la force des armes, soit les forces armées ukrainiennes se décident enfin à se retirer de ces territoires et à cesser d’y tuer des gens ».
Cette déclaration ressemble à l’alternative formulée par Vladimir Poutine lors d’une précédente intervention au sommet de Bichkek, en novembre, lorsqu’il affirmait : « Mais les choses sont simples : que les troupes ukrainiennes se retirent des territoires qu’elles occupent, et alors les hostilités cesseront ; si elles ne s’en retirent pas, nous les en chasserons par la voie des armes, et voilà tout ».
Ce n’est toutefois pas ainsi que la presse russe a relaté l’événement.
- La formule dans laquelle une dépêche de l’agence de presse Tass a résumé le point de vue du président signalait des ambitions bien différentes, puisqu’on lisait dans son intitulé : « Poutine : quoi qu’il arrive, la Russie libèrera le Donbass et la Novorossia » 1.
Si l’interprétation de l’agence de presse est correcte, elle indique une extension des revendications territoriales du Kremlin.
- Le toponyme historique de « Novorossia » ou « Nouvelle-Russie », très marqué idéologiquement, comprend en effet une région bien plus large que le seul Donbass.
- Vladimir Poutine le définissait en 2014 en ces termes : « Dans la terminologie de l’époque tsariste, il s’agit de la Novorossia. Kharkov, Lougansk, Kherson, Nikolaïev et Odessa ne faisaient pas partie de l’Ukraine à cette époque. Tous ces territoires n’ont été transférés à l’Ukraine que dans les années 1920 par le gouvernement soviétique ».
À lire Vladimir Poutine dans le texte, l’heure ne semble donc pas aux concessions dont s’accompagne nécessairement toute négociation de paix, mais, bien au contraire, à des positions maximalistes qui tendent même à la surenchère territoriale, sur fond de menaces parfaitement explicites à l’égard des alliés de l’Ukraine.
Sources
- « Путин : Россия в любом случае освободит Донбасс и Новороссию », TASS, 4 décembre 2025.