La Chine mise sur l’explosion de la bulle IA aux États-Unis — comprendre le plan Yifu Lin

Selon l’un des économistes chinois les plus écoutés par les élites du Parti communiste, la bulle de l’IA pourrait exploser au cours de la période couverte par le prochain plan quinquennal.

Pour préparer ce choc, il appelle Pékin à revoir radicalement sa politique économique.

Nous le traduisons.

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Le Grand Continent
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Justin Yifu Lin est l’un des économistes les plus respectés en Chine — et les plus écoutés dans le reste du monde.

À la tête de l’Institut de la Nouvelle économie structurelle ainsi que l’Institut de coopération Sud-Sud et de développement à l’Université de Pékin, il est également professeur et doyen honoraire de la National School of Development, après avoir été économiste en chef et vice-président senior de la Banque mondiale entre 2008 et 2012.

Lors du 10ᵉ Forum des économistes en chef de Fudan, à Shanghai, le 23 novembre dernier, il a prononcé un discours important, proposant la première articulation doctrinale aussi complète des défis macroéconomiques de la Chine au temps de l’IA.

Selon Lin, l’explosion d’investissement aux États-Unis autour de l’intelligence artificielle porte les caractéristiques d’une bulle d’actifs.

Lorsque celle-ci éclatera, le choc pourrait, affirme-t-il, être comparable à celui de la crise financière mondiale de 2008, qui a ouvert pour les économies les plus riches vingt années noires : « depuis la crise financière de 2008, les pays développés ont de fait connu deux ‘décennies perdues’. »

Une crise d’une ampleur comparable serait en train de couver : plus dangereuse encore que la bulle immobilière du fait de l’augmentation de la taille du marché boursier, la bulle de l’IA aux États-Unis pourrait éclater « pendant la période du 15e plan quinquennal ».

Face à ce diagnostic, il propose une solution nouvelle : une politique macroéconomique radicalement volontariste.

Invitant Pékin à s’affranchir de certains dogmes théoriques — telles que la sacralisation des seuils de déficit ou l’idée d’une neutralité des politiques monétaires — il prône de mobiliser de façon stratégique et ciblée le crédit public et l’investissement, à condition que la productivité progresse.

Dans un appel à une politique budgétaire expansionniste — « l’économie chinoise peut croître jusqu’à plus de 5 % par an : il n’y a aucune raison logique d’insister pour que le déficit budgétaire reste inférieur à 3 % du PIB » — il récuse l’idée d’un effet plateau ou d’un ralentissement en affirmant que la République populaire aurait un potentiel de croissance de 8 %, au moins jusqu’en 2035.

Pour Lin, le recul relatif du secteur privé ne serait pas la cause première de l’écart entre ce potentiel et la réalité d’une croissance qui plafonne plutôt autour de 5 % : l’investissement public aurait avant tout répondu à des chocs externes.

Les véritables freins seraient ailleurs : la faiblesse de la demande extérieure, les restrictions américaines sur l’accès aux technologies clefs — qui contraignent la Chine à consacrer des ressources considérables pour desserrer ces « goulets d’étranglement » — et une crise de confiance, nourrie par le pessimisme.

Autrement dit, pendant la période du 15e plan quinquennal, la seule manière de répondre au choc américain serait une croissance économique plus rapide.

Pour faire plier Washington et gagner la guerre des capitalismes politiques sur le long terme, Lin fixe un objectif précis : atteindre la moitié du PIB par habitant des États-Unis et le double de sa production économique.

« À mesure que la puissance économique de la Chine continue de croître et que son influence s’étend, les États-Unis se sentent obligés d’utiliser leurs avantages pour endiguer Pékin.

À mon avis, c’est là la contradiction la plus fondamentale.

Quand cette contradiction prendra-t-elle fin ?

J’ai fait valoir que ce n’est peut-être que lorsque le PIB par habitant de la Chine atteindra 50 % de celui des États-Unis et que sa production économique totale aura doublé par rapport à la leur que Washington commencera à cesser sa politique d’endiguement. »

Pour fixer les objectifs de croissance du 15e plan quinquennal, il faut dépasser plusieurs idées reçues

Bonjour à tous, amis du monde universitaire et de l’industrie.

J’ai participé au tout premier Forum des économistes en chef de Fudan, et c’est un grand plaisir pour moi d’y revenir pour la dixième édition. Aujourd’hui, je voudrais profiter de cette occasion pour discuter de l’environnement économique international auquel la Chine sera confrontée pendant la période du 15e plan quinquennal, de l’état de la concurrence entre la Chine et les États-Unis, et de la manière dont la Chine devrait fixer ses objectifs de croissance et sa stratégie de développement pour cette période.

L’environnement économique international global auquel la Chine sera confrontée pendant la période du 15e plan quinquennal risque d’être très faible.

En effet, les économies développées ne se sont toujours pas complètement remises de la crise financière mondiale de 2008.

Selon les données de la Banque mondiale, entre 1960 et 2008, les États-Unis ont affiché un taux de croissance annuel moyen du PIB de 3,3 %. Mais entre 2008 et 2024, ce taux est tombé à 2,1 %, soit une baisse d’environ un tiers. Dans la zone euro, la croissance annuelle moyenne est passée de 3,1 % entre 1960 et 2008 à 1,1 % entre 2008 et 2024, soit environ un tiers de son rythme antérieur.

Pour l’ensemble des pays de l’OCDE, la croissance moyenne a ralenti — passant de 3,4 % à 1,6 % au cours des mêmes périodes, soit environ la moitié du taux précédent.

Selon les projections du FMI, la croissance américaine devrait atteindre 2,0 % en 2025 et 2,1 % en 2026, tandis que la croissance dans la zone euro devrait s’établir à 1,2 % en 2025 et 1,1 % en 2026.

Dans l’ensemble, ces chiffres suggèrent que, depuis la crise financière de 2008, les pays développés ont de fait connu deux « décennies perdues ».

Bien que la crise financière de 2008 ait commencé aux États-Unis, la reprise américaine a été relativement plus forte que celle de la zone euro.

La raison principale en est que les États-Unis ont tiré parti du rôle dominant du dollar en tant que principale monnaie de réserve internationale et ont adopté une politique d’assouplissement quantitatif illimité pour compenser la faiblesse de leur économie nationale.

Si ce recours agressif à l’assouplissement quantitatif a soutenu la reprise américaine, il a également eu plusieurs effets secondaires importants.

L’une des conséquences immédiates a été une forte augmentation des opérations d’arbitrage et des opérations de portage en dollars.

D’importants volumes de capitaux à court terme ont afflué vers les pays en développement, pour ensuite s’en retirer rapidement dès que les taux d’intérêt américains ont légèrement augmenté, posant des défis majeurs pour la gestion macroéconomique de ces économies. Dans le même temps, une part importante de la liquidité en dollars qui aurait pu être injectée dans l’économie réelle à des taux d’intérêt bas a plutôt été investie dans des marchés boursiers hautement spéculatifs.

Je me souviens encore très bien que lorsque j’ai rejoint la Banque mondiale en tant qu’économiste en chef en juin 2008, l’indice Dow Jones Industrial Average dépassait à peine les 12 000 points.

À l’époque, les économistes du FMI et de la Banque mondiale estimaient généralement que ce niveau comportait déjà un risque important de bulle.

Aujourd’hui, l’économie réelle aux États-Unis ne s’est toujours pas complètement redressée, mais le Dow Jones a grimpé à plus de 46 000 points. 

S’il y avait déjà un risque de bulle à 12 000 points, le risque à 46 000 points est clairement encore plus grand.

Avant 2000, d’importants capitaux avaient été injectés dans le secteur de l’Internet et, au début des années 2000, les États-Unis ont connu l’éclatement de la bulle Internet.

Le boom actuel de l’IA montre des signes avant-coureurs similaires.

À mon avis, au cours de la période du 15e plan quinquennal (2026-2030), il est très probable qu’une bulle de l’IA éclate d’une manière similaire à l’effondrement de la bulle Internet en 2000.

Une telle rupture pourrait être aussi dommageable que l’effondrement de la bulle immobilière américaine en 2008 — qui a déclenché une crise financière aux États-Unis et dans le monde entier.

Telle est mon évaluation globale de l’environnement économique international pendant la période du 15e plan quinquennal.

Des changements sans précédent depuis un siècle s’accélèrent, notamment dans le paysage économique mondial en pleine mutation.

Pendant une grande partie du XXe siècle, les États-Unis ont été à la fois l’économie la plus importante et la plus influente au monde. En 2014, cependant, l’économie chinoise a dépassé celle des États-Unis en termes de parité de pouvoir d’achat. À mesure que le poids économique de la Chine s’est accru, son influence internationale s’est également renforcée.

Dans ce contexte, les États-Unis, peu enclins à voir une autre grande puissance émerger à leurs côtés, ont cherché à utiliser leurs avantages militaires, financiers, technologiques et discursifs pour freiner le développement de la Chine.

Sous la présidence d’Obama, Washington a introduit le « pivot vers l’Asie » dans le but d’encercler militairement la Chine.

Au cours de son premier mandat, le président Trump a lancé des guerres commerciales et technologiques contre la Chine.

Après l’entrée en fonction du président Biden, son administration s’est efforcée de construire une coalition idéologique, ralliant les pays qu’elle considérait comme partageant les valeurs américaines afin de se dissocier de la Chine et de promouvoir la démondialisation. Au cours de son second mandat, le président Trump a non seulement maintenu ces politiques, mais les a également renforcées, et cette tendance à contenir la Chine pourrait s’accentuer.

En 2024, sur la base de la parité de pouvoir d’achat, le PIB de la Chine avait atteint environ 130 % de celui des États-Unis.

À mesure que la puissance économique de la Chine continue de croître et que son influence s’étend, les États-Unis se sentent obligés d’utiliser leurs avantages pour endiguer Pékin.

À mon avis, c’est là la contradiction la plus fondamentale.

Quand cette contradiction prendra-t-elle fin ? Dans des discours et des articles précédents, j’ai fait valoir que ce n’est peut-être que lorsque le PIB par habitant de la Chine atteindra 50 % de celui des États-Unis et que sa production économique totale aura doublé par rapport à celle des États-Unis que Washington commencera à cesser sa politique d’endiguement.

La Chine compte aujourd’hui environ 1,4 milliard d’habitants, contre environ 330 millions aux États-Unis.

Même avec le vieillissement de la population chinoise et la croissance démographique continue aux États-Unis, le fait que la population chinoise soit environ quatre fois plus importante ne devrait pas changer avant longtemps.

Si le PIB par habitant de la Chine atteint la moitié du niveau américain, le PIB total de la Chine sera environ deux fois supérieur à celui des États-Unis, et les ressources matérielles qu’elle pourra mobiliser dans tous les domaines seront également environ deux fois plus importantes.

C’est mon premier point.

Deuxièmement, si le PIB par habitant de la Chine atteint la moitié du niveau américain, ses régions les plus avancées — Shanghai, Pékin et Tianjin, ainsi que les cinq provinces côtières orientales du Shandong, du Jiangsu, du Zhejiang, du Fujian et du Guangdong — avec une population totale d’un peu plus de 400 millions d’habitants — soit légèrement plus que celle des États-Unis — devraient être en mesure d’atteindre un PIB par habitant comparable à celui des États-Unis.

Étant donné que le PIB par habitant reflète la productivité moyenne du travail et le niveau de développement industriel et technologique, les États-Unis ne bénéficieraient alors plus d’un avantage technologique évident et auraient du mal à trouver de nouveaux moyens de freiner le développement de la Chine.

Troisièmement, une fois que l’économie chinoise aura atteint une taille deux fois supérieure à celle des États-Unis, ces derniers auront encore plus à gagner à commercer avec la Chine. 

Dans cette situation, agissant dans leur propre intérêt, ils seront probablement plus enclins à choisir la coopération plutôt que la confrontation. Cela vaut particulièrement pour les entreprises américaines de haute technologie, qui ont besoin de budgets de recherche et développement importants pour rester compétitives, et dont ces budgets dépendent de profits élevés et de l’accès à de très grands marchés.

La Chine est déjà le plus grand marché du monde.

D’ici là, sa taille sera environ deux fois supérieure à celle des États-Unis.

Pour les entreprises américaines de haute technologie, l’accès au marché chinois, ou l’exclusion de celui-ci, sera une question de vie ou de mort.

Dans le même temps, les Américains moyens auront toujours besoin de produits chinois abordables et de bonne qualité.

À ce stade, les États-Unis n’auront aucun moyen de changer ces réalités fondamentales et auront besoin de l’aide de la Chine pour soutenir leur croissance, protéger leurs emplois et maintenir la stabilité sociale.

Agissant dans leur propre intérêt, les États-Unis chercheront donc probablement à rétablir leurs relations avec la République populaire.

Bien sûr, il faudra du temps pour que le PIB par habitant de la Chine atteigne la moitié du niveau américain.

C’est pourquoi Pékin affirme souvent aujourd’hui que des changements sans précédent depuis un siècle sont en train de s’accélérer (加速演进) et que des chocs et des pressions externes peuvent à tout moment provoquer des tempêtes soudaines et des vagues turbulentes.

La Chine doit s’y préparer mentalement.

Dans ce contexte, comment devrait-elle définir ses objectifs de développement et ses réponses politiques pour la période du 15e plan quinquennal ?

À mon avis, le moyen fondamental de relever le défi américain pendant cette période est de poursuivre notre développement économique.

À l’heure actuelle, le PIB par habitant de la Chine représente environ un quart de celui des États-Unis en termes de parité de pouvoir d’achat, et seulement environ un septième en termes de taux de change du marché. La Chine doit donc croître plus rapidement que les États-Unis si elle veut progressivement porter son PIB par habitant à la moitié du niveau américain.

De même, pour réaliser le grand renouveau de la nation chinoise — faire de la Chine un pays modérément développé d’ici 2035 et la transformer en un pays socialiste moderne à tous égards d’ici 2049 — la Chine aura également besoin d’un taux de croissance plus élevé.

Pour atteindre une croissance plus rapide, la Chine doit à la fois comprendre le potentiel de développement dont elle dispose encore et réfléchir à la manière de le libérer.

Quant au potentiel de développement dont nous disposons encore, j’en ai parlé à de nombreuses reprises.

Je pense que la Chine a un potentiel de croissance économique annuelle d’environ 8 % jusqu’en 2035.

Cette estimation repose sur des considérations concrètes.

J’ai commencé à m’intéresser à cette question en 2019, lorsque le PIB par habitant de la Chine en termes de parité de pouvoir d’achat représentait 22,6 % du niveau américain, ce qui signifiait un écart considérable en termes de productivité.

Lorsqu’il existe un écart, il y a des avantages liés au retard, et l’ampleur de ces avantages peut être évaluée en examinant les taux de croissance atteints par d’autres économies qui ont également bénéficié de ces avantages.

Permettez-moi de citer quelques exemples d’économies tardives.

Lorsque l’Allemagne en 1946, le Japon en 1956 et la République de Corée en 1985 avaient chacune un PIB par habitant représentant environ 22 à 23 % du niveau américain, elles ont ensuite enregistré une croissance annuelle moyenne du PIB par habitant de plus de 8 % au cours des seize années suivantes.

Cela montre que, sur la base de l’expérience de croissance réelle d’économies bénéficiant d’avantages similaires liés à leur retard, la Chine a le potentiel d’atteindre une croissance annuelle moyenne du PIB par habitant de 8 %.

Il est vrai que la Chine est aujourd’hui confrontée au vieillissement de sa population et que la croissance du PIB par habitant est à peu près égale à celle du PIB total. Néanmoins, compte tenu de ses avantages liés à son retard, la Chine devrait encore avoir la possibilité de maintenir une croissance d’environ 8 % jusqu’en 2035.

Par rapport à l’Allemagne, au Japon et à la République de Corée, la République populaire bénéficie d’un avantage supplémentaire dont ces pays ne disposaient pas. La quatrième révolution industrielle, portée par l’IA et le big data, a créé une opportunité historique pour la Chine de s’engager dans une nouvelle voie et de dépasser les économies avancées qui la devançaient depuis longtemps.

Dans ce nouveau cycle de transformation industrielle, la Chine et les économies avancées partent sur un pied d’égalité.

Dans ces domaines d’innovation technologique, la Chine dispose d’un avantage considérable en termes de capital humain. Chaque année, plus de six millions d’étudiants obtiennent un diplôme dans les disciplines STEM, soit plus que dans tous les pays du G7 réunis. En termes de parité de pouvoir d’achat, la Chine est déjà la première économie mondiale et bénéficie d’un immense marché intérieur.

Elle dispose également des secteurs manufacturiers — et donc de la chaîne d’approvisionnement — les plus complets au monde, de sorte que toute idée prête à être commercialisée peut facilement s’appuyer sur des composants au coût le plus bas possible et de la plus haute qualité.

En outre, Pékin dispose d’atouts institutionnels : elle utilise des « marchés efficaces » pour stimuler l’esprit d’entreprise, tandis qu’un « gouvernement efficace » aide les entrepreneurs à surmonter les défaillances du marché.

Combinés, ces avantages liés à son statut de nouveau venu et les opportunités créées par la quatrième révolution industrielle signifient que la Chine devrait être en mesure de maintenir une croissance économique potentielle d’environ 8 % jusqu’en 2035.

Certains pourraient faire valoir que ce chiffre de 8 % ne reflète que le potentiel de la Chine, puisque son taux de croissance réel a diminué ces dernières années — tombant à 5,2 % l’année dernière — avec une forte pression à la baisse toujours présente. Dans ces conditions, il pourrait sembler difficile de justifier un tel niveau de potentiel.

Le taux de croissance actuel de la Chine est en effet bien inférieur à son potentiel.

Outre la faiblesse de la croissance de la demande extérieure due à une croissance inférieure à la normale dans les pays avancés, l’une des principales raisons est que les États-Unis ont tenté d’étouffer l’accès de la Chine aux technologies clefs, obligeant celle-ci à réagir en s’appuyant sur son « nouveau système de mobilisation des ressources à l’échelle nationale » pour s’attaquer aux technologies critiques, ce qui a absorbé une grande partie des ressources stratégiques. Une tâche cruciale consiste désormais à restaurer la confiance dans les perspectives économiques de la Chine.

La croissance a en effet ralenti ces dernières années, et de nombreux observateurs étrangers attribuent ce ralentissement aux institutions chinoises elles-mêmes. Des opinions similaires peuvent également être entendues dans le pays.

Un argument courant est que seules les entreprises privées seraient efficaces, que les entreprises publiques auraient continué à se développer et à réduire l’espace disponible pour les entreprises privées, et que l’économie serait donc vouée à ralentir.

Cette affirmation est-elle correcte ? L’avancée des entreprises publiques est-elle une réponse nécessaire au recul des entreprises privées — ou est-ce l’expansion du secteur public elle-même qui a provoqué le recul du secteur privé ?

En réalité, comme le montre l’analyse que je développais au début de ce discours, l’économie mondiale n’a pas retrouvé sa trajectoire antérieure depuis la crise financière de 2008.

Avant 2008, la croissance mondiale était relativement rapide et le commerce mondial progressait à un rythme deux fois supérieur à celui de la production mondiale.

Après la crise, le ralentissement du commerce international, particulièrement important pour la Chine, a été encore plus marqué que celui de la croissance mondiale. De 1978 à 2018, les exportations chinoises ont augmenté en moyenne de 18 % par an. Depuis l’adhésion de la Chine à l’OMC jusqu’en 2008, la croissance annuelle moyenne des exportations a atteint 24 % — elle est tombée aujourd’hui à environ 3 à 5 %.

La plupart des entreprises exportatrices chinoises sont privées.

Lorsque la croissance des exportations s’est soudainement effondrée et est tombée à moins d’un quart de son rythme antérieur, cela a créé une grave surcapacité, réduit les possibilités d’investissement et sapé la confiance des investisseurs. Cette tendance persiste depuis plus d’une décennie et pèse non seulement sur la croissance des investissements, mais aussi sur l’emploi et les perspectives d’avenir.

Dans ces circonstances, le gouvernement a dû intervenir pour soutenir la croissance et préserver l’emploi.

Les principaux instruments utilisés à cette fin ont été des projets d’infrastructure à grande échelle.

En 2008, par exemple, la Chine ne comptait que 60 000 kilomètres d’autoroutes ; aujourd’hui, ce chiffre dépasse les 190 000 kilomètres.

Les lignes ferroviaires à grande vitesse ne s’étendaient que sur 1 035 kilomètres en 2008, mais dépassent aujourd’hui les 45 000 kilomètres.

[Quels sont les chiffres de l’explosion chinoise ? La dernière enquête choc de Dan Wang]

Ces grands projets ont tous été financés et construits par des entreprises publiques dans le cadre des efforts du gouvernement pour stabiliser la croissance et l’emploi.

Ces investissements profitent en fait aux entreprises privées : en effet, la plupart de l’acier, du ciment et des autres matériaux utilisés dans ces projets sont produits par des entreprises privées.

Parallèlement, les projets menés par le gouvernement créent des emplois, et une fois que les gens ont un emploi, leurs revenus augmentent et ils dépensent davantage.

La grande majorité des biens de consommation qu’ils achètent sont également produits par des entreprises privées.

Les commentateurs étrangers ont attribué le ralentissement de la croissance à « l’avancée des secteurs publics au détriment du secteur privé » afin de minimiser les perspectives de la Chine. De nombreux observateurs en Chine ont exprimé des opinions similaires.

Une autre ligne d’argumentation attribue le récent ralentissement de la croissance au vieillissement de la population.

La Chine est en effet confrontée au vieillissement de sa population, et la croissance de la main-d’œuvre a clairement ralenti.

Cependant, le déclin du taux de croissance de la Chine au cours de la dernière décennie n’a pas été causé par le vieillissement.

Il est largement admis qu’en termes de croissance économique, ce qui importe n’est pas seulement le nombre de travailleurs, mais la quantité de main-d’œuvre effective — c’est-à-dire le nombre de travailleurs multiplié par leur nombre moyen d’années de scolarité.

En Chine, la durée moyenne de scolarisation de la population en âge de travailler atteint désormais 11,21 ans.

Les personnes qui atteignent actuellement l’âge de la retraite ont en moyenne environ sept ans de scolarité, tandis que les nouveaux arrivants sur le marché du travail ont plus de quatorze ans d’éducation. La main-d’œuvre effective augmente donc avec le temps.

La Chine n’est pas le seul pays confronté au vieillissement.

À l’échelle mondiale, 53 pays connaissent un vieillissement de leur population. Pour ces 53 économies, la croissance du PIB par habitant au cours des dix années précédant et suivant le début du vieillissement a été globalement similaire.

De plus, dans les pays qui « vieillissent avant de s’enrichir » — c’est-à-dire les économies où le vieillissement a commencé avant que le PIB par habitant n’atteigne 50 % du niveau américain — la croissance économique s’est en fait accélérée après le début du vieillissement, et le taux de croissance du PIB par habitant a également augmenté.

La raison principale à cela est que le vieillissement démographique n’est pas un événement imprévisible.

Les gouvernements peuvent anticiper une baisse du nombre de travailleurs à mesure que les sociétés vieillissent et réagir en augmentant les investissements dans l’éducation.

En conséquence, l’apport effectif de main-d’œuvre augmente et la croissance économique peut s’accélérer plutôt que de ralentir.

Lorsque ce discours est répété à l’étranger puis repris dans le pays, beaucoup de gens en viennent à croire que le ralentissement de la croissance serait entièrement dû aux institutions et au système chinois, et que bon nombre des problèmes sont structurels et donc très difficiles à résoudre.

Cela érode naturellement la confiance dans la croissance économique future.

J’espère donc que les universitaires et les médias chinois contribueront à clarifier ce point.

Par ailleurs, la Chine doit désormais adopter des politiques monétaires et budgétaires plus proactives.

Cela nécessite tout d’abord un saut théorique.

Les modèles théoriques qui s’opposent actuellement à une politique monétaire expansionniste reposent sur l’hypothèse que la monnaie est neutre et qu’un assouplissement monétaire ne conduit qu’à l’inflation.

En tant que défenseur de la nouvelle économie structurelle, j’ai examiné ces modèles en détail.

Ils partent du principe que l’économie évolue simplement selon des cycles sans aucune augmentation de la productivité.

Dans ces conditions, la politique monétaire est purement cyclique — de sorte qu’une augmentation de la masse monétaire ne fait qu’accroître l’inflation.

En réalité, cependant, l’économie chinoise continue de croître et la productivité continue d’augmenter.

Si l’argent supplémentaire est utilisé pour soutenir l’innovation technologique et la modernisation industrielle qui augmentent la productivité, et si le rythme de l’expansion monétaire ne dépasse pas le taux de croissance de la productivité et l’expansion de la production réelle, alors l’inflation n’augmentera pas.

Dans un tel contexte, la monnaie n’est pas neutre.

Une avancée théorique est donc nécessaire pour permettre à la Chine d’adopter une politique monétaire plus proactive. En particulier, la Chine a déjà commencé à recourir à des politiques monétaires structurelles qui canalisent des crédits plus accommodants vers les secteurs à fort potentiel de croissance afin de soutenir une expansion économique plus rapide.

Deuxièmement, la politique budgétaire doit également être plus proactive.

Là encore, il faut lever certaines contraintes théoriques.

L’une d’elles est l’idée que le déficit budgétaire ne doit pas dépasser 3 % du PIB ; l’autre est ce qu’on appelle l’équivalence ricardienne.

Quiconque a étudié la théorie économique sait que tant que le déficit croît plus lentement que le PIB, la capacité du gouvernement à honorer ses obligations n’est pas compromise. C’est un point de vue largement accepté dans la profession.

La règle selon laquelle le déficit budgétaire ne doit pas dépasser 3 % du PIB est une discipline adoptée par les pays de la zone euro. Ils partagent une monnaie unique, mais n’ont pas de système budgétaire unifié, et craignent que certains gouvernements ne creusent des déficits très importants, dépassant le taux de croissance moyen de 3,1 % enregistré entre 1960 et 2008.

Si ces déficits étaient monétisés, l’inflation augmenterait et les pays dont les déficits sont moins importants paieraient en fait davantage de « taxe inflationniste ».

C’est pourquoi ils ont fixé la règle selon laquelle les déficits des États membres ne doivent pas dépasser 3 % du PIB.

Il s’agit d’un accord monétaire et budgétaire spécifique à la zone euro qui n’est pas applicable de manière générale.

L’économie chinoise peut croître jusqu’à plus de 5 % par an : il n’y a donc aucune raison logique d’insister pour que le déficit budgétaire reste inférieur à 3 % du PIB.

Cela est d’autant plus vrai que les déficits chinois servent à financer des projets d’investissement adossés à des actifs, contrairement à de nombreux autres pays où les déficits sont souvent utilisés pour financer la consommation courante.

La deuxième contrainte théorique qui doit être reconsidérée est l’équivalence ricardienne. 

Selon les manuels classiques de politique budgétaire, lorsqu’un gouvernement adopte une politique budgétaire expansionniste et augmente les investissements, cette politique peut créer des emplois et augmenter les revenus des ménages à court terme.

Cependant, le déficit budgétaire augmente également et, afin de rembourser la dette à l’avenir, les impôts devront augmenter. Comme les ménages sont supposés être rationnels, ils anticipent une hausse des impôts à l’avenir, de sorte que même s’ils ont un emploi et des salaires plus élevés aujourd’hui, ils augmentent leur épargne afin de lisser leur consommation dans le temps. En fin de compte, l’augmentation des investissements publics est compensée par une baisse de la consommation des ménages ; la demande globale reste inchangée, l’économie ne peut sortir de la crise et seul le déficit budgétaire est plus élevé. C’est ce que l’on entend par équivalence ricardienne.

Cependant, l’équivalence ricardienne, tout comme les modèles monétaires mentionnés précédemment, repose sur l’hypothèse que le PIB ne croît pas et que la productivité n’augmente pas.

Or dans les faits, l’économie chinoise est en pleine expansion et la productivité s’améliore régulièrement.

Si une politique budgétaire proactive est orientée vers de grands projets qui éliminent les obstacles à la croissance — tels que les infrastructures — ces investissements créent des emplois.

Une fois la crise passée et ces obstacles éliminés, la productivité augmente, la croissance économique s’accélère et les recettes publiques augmentent en conséquence.

Le gouvernement peut alors utiliser ces recettes supplémentaires futures pour rembourser la dette actuelle sans augmenter les taux d’imposition, et les ménages n’ont aucune raison d’augmenter leur épargne pour compenser les dépenses publiques.

Dans cette situation, une politique budgétaire proactive peut stimuler efficacement la demande globale et aider l’économie à sortir de la crise, et l’équivalence ricardienne ne s’applique pas.

De fait, la Chine a déjà utilisé une politique budgétaire proactive : c’était pour résister avec succès à la crise financière asiatique de 1998.

Avant 1998, la dette du gouvernement central s’élevait à 25 % du PIB.

Pour contrer la crise, la Chine a entrepris d’importants investissements dans les infrastructures, notamment dans les autoroutes et les centrales électriques, et en 2002-2003, le ratio de la dette publique était passé à 36 % du PIB. Cependant, avant que la crise financière mondiale n’éclate en 2008, le ratio de la dette publique par rapport au PIB était retombé à 25 %, même si les taux d’imposition avaient été réduits pendant cette période.

La raison en est que le gouvernement chinois a investi dans des infrastructures qui ont éliminé les obstacles à la croissance.

Après 2001-2003, la croissance économique de la Chine s’est accélérée.

Malgré la baisse des taux d’imposition, les recettes supplémentaires générées par une croissance plus rapide ont contribué à absorber la dette. Cela montre qu’une politique budgétaire proactive et bien ciblée peut aider l’économie à sortir plus rapidement d’une récession.

La Chine dispose donc encore de nombreuses opportunités et d’un potentiel de croissance considérable.

Il est encore possible d’atteindre un taux de croissance supérieur à 5 % — mais cela nécessitera un changement dans les perceptions qui prévalent en Chine, tant sur les causes du ralentissement actuel que sur la marge de manœuvre pour utiliser les outils politiques.

Un tel changement nécessite une innovation dans la théorie économique.

Je vous remercie.

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