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L’Union des Européens — l’institution que nous connaissons comme l’union que nous visons — traverse une phase particulièrement difficile. Les défis sont aujourd’hui si nombreux que beaucoup d’entre nous s’inquiètent pour leur avenir.

Que la situation soit grave au point de constituer un moment de vérité ne nécessite pas non plus de longs développements — ce bien que ces moments, en général, ne sont reconnus comme décisifs qu’a posteriori.

Dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, Fabrice del Dongo pris dans la confusion de Waterloo ne saura qu’après les faits quelle bataille il a vécu.

De l’extérieur comme de l’intérieur, l’Union européenne est attaquée dans ses fondements, ses bases idéologiques et ses valeurs : les libertés, la démocratie, la prospérité, la tolérance et la paix.

À l’étranger, l’Union est menacée sur plusieurs fronts.

À l’Est, l’invasion russe de l’Ukraine est, si l’on en croit le discours poutinien, un combat entre le bien et le mal, la civilisation russe et la civilisation européenne.

À l’Ouest, l’Union subit maintenant les assauts de Donald Trump et sa rhétorique de confrontation. Pour le président américain, les manœuvres contre l’Union relèvent d’un combat moral.

Ailleurs dans le monde, l’Union trouve de nouveaux rivaux ; dans une compétition internationale désormais dominée par les États-Unis et la Chine, et en raison de nos faiblesses économiques, technologiques et stratégiques, nous sommes menacés dans nos intérêts.

De l’intérieur encore, l’Europe est minée par l’essor de mouvements populistes ; en ceux-ci prospère la tentation illibérale qui ronge, petit à petit, nos espaces et nos institutions démocratiques.

Face à cette combinaison de défis sans précédent depuis les débuts de l’aventure européenne, l’Europe doit réagir en urgence et, pour ce faire, trouver en elle-même l’énergie nécessaire. L’expression « l’Union fait la force » trouve ici une nouvelle polysémie.

Que ce sursaut soit ou non possible, c’est la question qui doit nous hanter.

Sur le plan économique et technologique, la voie à suivre a été tracée par Mario Draghi et Enrico Letta.

Sur le plan stratégique, notre chemin est moins balisé ; toutefois, il me semble que les prémisses idéologiques et capacitaires d’une Europe de la défense — un sujet longtemps bloqué par des tabous — apparaissent progressivement sous la pression de menaces croissantes.

En Europe, le champ de nos imaginaires n’est pas en friche : l’unification de nos manières de penser est déjà en chemin.

Pascal Lamy

Dans ces conditions, il s’agit de savoir si les peuples d’Europe peuvent réunir les conditions politiques du sursaut et mobiliser la force politique nécessaire, cette virtù chère à Machiavel.

Il importe aux peuples d’Europe de trouver cette force qui provient de la conscience d’une cause commune et de l’élan qu’elle génère pour se battre ensemble, prendre des risques, sortir de nos zones de confort, surmonter nos divisions, renforcer notre cohésion — et même, si nécessaire, faire des sacrifices.

Prendre l’Europe par une autre face

C’est ici, je crois, qu’il nous faut innover intellectuellement pour réaliser l’Union à laquelle nous aspirons — en se départissant de nos prédécesseurs, nous devons réaliser l’ascension de l’Europe par une autre face — la face Nord. Jusqu’à aujourd’hui, l’Europe ne fut abordée que par la face Sud : c’est celle qu’empruntèrent les pères fondateurs, Monnet, de Gasperi, Schuman, Spaak et d’autres. Selon leur alchimie, du plomb de l’intégration économique allait naître l’or de l’intégration politique, la mise en commun du charbon et de l’acier assurant la paix entre anciens belligérants.

Ce fut aussi cette voie que choisit Jacques Delors lorsqu’il devint président de la Commission européenne en 1985. Il jalonna la feuille de route d’étapes pour l’intégration économique : d’abord le grand marché intérieur, puis les politiques régionales et sociales pour l’accompagner ; vint enfin l’Union économique et monétaire.

Delors eut pourtant l’intuition du caractère partiel et insuffisant de cette approche pour parvenir à l’union politique ; tout en organisant des Carrefours de la culture à Salamanque, à Cambridge, à la Sorbonne, à Cracovie ou à Bologne, il exprima cette intuition dans plusieurs phrases clefs,  soutenant qu’on ne tombait pas amoureux d’un grand marché ou qu’à l’Europe manquait encore une âme.

Ce faisant, Jacques Delors approchait une réalité qui ne m’est apparue que bien plus tard : l’alchimie des pères fondateurs ne peut fonctionner.

Il nous faut prendre la mesure du « déficit de peuple » en Europe.

Pascal Lamy

Cette alchimie échoue car il existe un plafond de verre séparant l’union économique de l’union politique, qui relève de l’appartenance. Ce plafond tient à l’absence entre les deux unions de ce que l’anthropologue Benedict Anderson appelle si justement une « communauté imaginée 1 ».

L’union économique parle d’offre et de demande, de prix, de rentabilité, de flux de biens, de services, de finance ; son tissu est fait d’interactions rationnelles que modélisent les économistes mais dont les tensions ne sont pas comprises.

Au sein de cet ensemble, les agents économiques, producteurs, travailleurs, consommateurs, opèrent et recherchent leur intérêt sans penser à ce qui les englobe ; en conséquence, cette union est froide et même, pour reprendre l’expression d’Elie Barnavi, frigide 2.

L‘homo oeconomicus est animé par la raison ; à l’inverse, l’homo civicus est animé par la passion.

L’appartenance à un espace politique commun est du ressort du sentiment, de l’affect, de la chaleur ; comme nous enseigne l’anthropologie, cette appartenance est modelée par des cultures dotées de leurs rites, de leurs structures de parenté et de leurs appareils narratifs traditionnels.

On pourra m’objecter que l‘Union politique existe, puisqu’elle fut créée par des traités entre États souverains et dotée d’institutions.

L’Union a en effet bien des choses dont elle peut s’enorgueillir : un quasi-gouvernement, la Commission européenne, une chambre des représentants élus au suffrage universel et une chambre haute des États membres, le Conseil européen. Plus encore, elle offre même à ses habitants une citoyenneté européenne protégée dans le monde.

Tout ceci est vrai sur le plan juridique ; mais cela ne saurait suffire à faire un peuple. De la démocratie européenne, nous avons le kratos, mais non le demos 3

C’est sur ce versant du demos que s’élève la face Nord de la construction européenne, face qu’il nous faut aborder. Celle-ci est moins commode, plus complexe, plus ardue et plus risquée ; elle mobilise des notions philosophiquement et politiquement sensibles — à commencer par celle d’identité.

Les crises qui secouent notre monde depuis une dizaine d’années ont fortement contribué à établir entre Européens une « communauté de risque ».

Pascal Lamy

Derrière les particularismes, une identité européenne

Pour celles et ceux d’entre nous qui ont eu la chance de parcourir le monde, l’identité européenne est paradoxale : visible pour ceux qui n’y vivent pas, elle l’est bien moins pour nous.

Demandez à un non-Européen si l’Europe a une identité, et la réponse sera le plus souvent positive. Demandez-lui de la définir et apparaîtront une géographie, une culture ancienne et spécifique, une civilisation, c’est-à-dire une manière singulière de vivre ensemble. On vous parlera de l’art, de l’architecture, des paysages, des cafés et peut-être même d’une économie sociale de marché particulièrement sensible à l’environnement.

Posez la même question à un Européen, la réponse sera souvent dubitative : on vous parlera peut-être des frontières intérieures qui s’effacent, des frontières extérieures floues et mouvantes, d’un récit fondé sur le mythe grec obscur d’une princesse enlevée par un taureau, de billets de banque sans visage ni nation identifiable, d’un hymne sans paroles tant nous pratiquons de langues ; on vous citera surtout les innombrables différences entre nos peuples.

Dans ces conditions, notre devise officielle « Unis dans la diversité » ne peut être qu’un oxymore — ou une énigme anthropologique.

Il nous faut donc prendre la mesure de ce « déficit de peuple » ; il provient, pour l’essentiel, d’une erreur de perception quant à ce que nous avons de différences et de ressemblances : nous grandissons les premières et minimisons les secondes.

Bien des narratifs anti-européens, communs à la plupart des mouvements populistes exploitent ces différences, les affirment et les grandissent. Au contraire, pour entreprendre la course par cette face Nord, il faut partir de nos différences pour accéder à nos ressemblances.

Pour y parvenir, nous devons faire appel aux outils anthropologiques. Au camp de base par lequel nous débutons cette ascension, l’analyse n’est guère difficile.

Par nos cultures nationales,  les différences d’avec nos voisins nous sont inculquées ; en témoignent l’Histoire que nous avons apprise à l’école, les comptines que nous avons récitées, les chansons que nous avons fredonnées, les caricatures qui nous ont fait rire —les plaisanteries souvent condescendantes, enfin, que nous échangeons sur ces mêmes voisins.

L’étape suivante est plus délicate : elle consiste à considérer  ces différences en partant de l’hypothèse qu’elles recouvrent en réalité des ressemblances — en dévoilant le sens qui leur est donné, pour conduire comme une généalogie.

Prenons l’exemple des figures tutélaires de l’hiver européen : à première vue, les Saint Nicolas, père Fouettard, Befana, Krampus, Zwarte Piet, qui habitent les légendes hivernales dans différents pays, forment une cohorte bariolée de personnages dissemblables, parfois bienveillants, parfois cruels — parfois hommes, parfois femmes, parfois diables.

L’identité européenne est paradoxale : visible pour ceux qui n’y vivent pas, elle l’est bien moins pour nous.

Pascal Lamy

En étudiant ces personnages, on découvre pourtant qu’ils ont un point commun ; tous entrent en scène lors d’un moment festif commun à tous les Européens — un cycle de douze jours qui va de Noël à l’Épiphanie. Pour nos ancêtres, c’était là une période de tous les dangers ; avec ces nuits longues et ces grands froids, ils craignaient que le cycle des saisons prenne fin. Ainsi, ces personnages exorcisent en quelque sorte des peurs lors d’un moment spécifique à notre climat continental.

Sous les différences, c’est une identité que l’on retrouve ainsi.

Retrouver le commun : pour une anthropologie européenne

Ces recherches folkloriques sont considérables ; néanmoins, si mettre à jour les similitudes sous le couvert des ressemblances peut étonner et plaire, cette démarche ne saurait toucher le grand public — notamment celui des jeunes chez qui ce passé est de plus en plus lointain. Ces études ne suffiront pas à bâtir, à partir de ce que fournit la science, un discours politique mobilisateur.

C’est donc de la vie quotidienne d’aujourd’hui qu’il nous faut parler.

Le champ d’investigation est vaste : il nous faut étudier la raison pour laquelle on assiste aux matchs de football en famille ici, entre amis là ; la façon dont nous célébrons les anniversaires, les mariages et dont nous enterrons nos morts ; notre organisation du télétravail, notre organisation des loisirs, notre façon de nouer des relations amoureuses, de vivre nos rapports avec nos animaux domestiques ; mais aussi l’intégration plus ou moins réussie des migrants dans nos sociétés.

En somme, il s’agit de faire une anthropologie de l’Europe contemporaine. Selon l’expression de Marc Abélès, l’un des premiers à étudier les institutions de l’Union avec les outils de l’anthropologie, nous devons considérer « l’Europe à hauteur d’homme 4 ».

C’est là un vaste champ d’études ; il faudra bien du temps et bien des ressources avant que cette approche nouvelle ne contribue à forger une conscience européenne se juxtaposant aux appartenances locales, régionales ou nationales. Ces recherches nécessiteront un appareil de communication aussi attractif que possible, capable à la fois de susciter et de satisfaire la curiosité. Pour une telle pédagogie, afin d’associer sons et images, on peut penser au formidable potentiel des réseaux sociaux.

Je reconnais volontiers que rien ne garantit la réussite de cette entreprise. Si pourtant nous avions suivi cette piste depuis plusieurs décennies, nous disposerions davantage d’un narratif européen investissant le champ des émotions ; nous aurions ainsi de quoi répondre à la poussée populiste sur le front européen.

En attendant, le champ de nos imaginaires n’est pas en friche : l’unification de nos manières de penser est déjà en chemin. Sur cette base, des tentatives telles que celles que j’esquisse peuvent prospérer.

Plusieurs éléments nous permettent de prévoir leur succès.

De la démocratie européenne, nous avons le kratos — pas le demos

Pascal Lamy

Aujourd’hui, le soutien à l’Union, tel que mesuré par les sondages, est au plus haut : en 2025, deux tiers des sondés sont d’accord avec l’idée que les Européens ont beaucoup en commun, un tiers sont en désaccord 5 ; trois quarts des sondés se sentent citoyens européens, un quart non. Il est probable, de ce point de vue, que la libre circulation, ou des programmes européens comme Erasmus ont fait œuvre de rapprochement politique. 

Ce n’est pas là la seule chose qui nous rassemble. Les crises qui secouent notre monde depuis une dizaine d’années ont fortement contribué à établir entre Européens ce qu’Ulrich Beck a appelé une « communauté de risque 6 » — les menaces ressenties comme communes éveillant et développant un sentiment de solidarité.

C’est ce sentiment qui pourrait réduire ce « déficit de peuple » dont nous souffrons ; il pourrait peut-être même ouvrir la voie à ce que l’historien des idées John Pocock a appelé le « moment machiavélien 7 » — lorsque la conscience de notre fragilité provoque un sursaut de conscience collective.

En ces temps de guerre, la défense de l’Ukraine est celle de l’Europe que nous connaissons aujourd’hui. Nous ne devons pas léguer aux générations à venir une telle menace à l’Est dans un monde où la violence est devenue aussi banale.

Jacques Delors disait qu’il manquait encore une âme à l’union des Européens pour assurer son avenir : cette âme, je l’ai croisée à Kiev.

C’est là pour nous une autre manière, plus périlleuse, d’explorer la face Nord de l’Europe.

Sources
  1. Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.
  2. Elie Barnavi, L’Europe frigide, Bruxelles, André Versaille, 2008.
  3. Sur ce point, je rejoins les thèses de Giorgio Agamben ; voir, de l’auteur, The Body of Europe, Los Angeles, Berggruen Institute, « Collana dei Tre Oci », 2025.
  4. Voir par exemple Marc Abélès, La Vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992.
  5. Les citoyens européens et l’Union européenne, 1985–2025, Institut Jacques Delors, 2025.
  6. Ulrich Beck, La société du risque, trad. Laure Bernardi, Paris, Flammarion, 1998.
  7. John Pocock, Le moment machiavélien, trad. Luc Borot, Paris, PUF, 1998.