Doctrines de la Russie de Poutine

« Tout brûler jusqu’à la Manche » : face à l’Occident, la diplomatie russe appelle au sang

Poutine ne veut pas négocier avec l’Ukraine — il veut avancer en Europe.

Alors que la semaine qui s’ouvre pourrait marquer un tournant dans la guerre d’Ukraine, la dernière livraison de la revue officielle de la diplomatie russe est explicite : « les pays occidentaux sont toujours mieux disposés à écouter lorsque les troupes russes mettent le pied à Paris ou à Berlin. »

Nous la traduisons.

Auteur
Guillaume Lancereau
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© Stanislav Krasilnikov

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Dans son numéro d’octobre, la revue La Vie internationale, publiée par le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, a présenté au public russe un article au titre éloquent  : « Brûler jusqu’à la Manche  ? Quelles garanties de sécurité efficaces à l’heure d’un affrontement historique entre la Russie et l’Occident ». 

Cette publication n’a rien d’un tabloïd ; elle est on ne peut plus sérieuse. Publiée depuis 1922, cette revue est désormais placée sous l’égide du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et accueille les publications d’ambassadeurs, d’anciens ministres et d’experts liés au ministère.

Pourtant, l’article tire son intitulé d’une chanson du groupe de rock Arbalète qui figure sur l’album de 2024 « Né à Stalingrad ». Cette chanson mériterait à elle seule un commentaire étendu  : elle établit un parallèle historique entre la guerre en Ukraine et les conflits antérieurs dans lesquels la Russie a affronté des pays occidentaux, de la Pologne à l’Allemagne nazie. 

Cette rhétorique militariste n’oublie pas de mobiliser toutes les appellations xénophobes en usage, désignant tantôt les Allemands comme des « Teutons » (Tevtoncy), tantôt comme des « Fritz » (Fricy), tandis que les Ukrainiens d’aujourd’hui sont réduits au rang de « bandéristes » et de « UPy », membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (Ukrainskaja Povstančeskaja armija en russe) qui collabora avec le Troisième Reich et se rendit responsable de massacres pendant la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs de ces paroles n’en partagent pas moins certains traits avec leurs supposés ennemis, puisqu’ils considèrent, dans le cadre de leur lutte civilisationnelle, les « clubs gays » comme un signe de « dégénérescence ». Enfin, le refrain de la chanson est des plus explicites quant aux ambitions politiques de la Russie contemporaine  : après avoir repoussé les envahisseurs allemands, les Russes auraient dû « Tout brûler, brûler jusqu’à la Manche et au-delà », impitoyablement, jusqu’à la Maison-Blanche. 

Voilà pour l’apparat culturel dont se parent les grands noms de la diplomatie russe.

L’article est signé de trois plumes  : celle de Dmitri Demourine, vice-directeur du 2e Département des pays de la Communauté des États indépendants au sein du ministère russe des Affaires étrangères, celle d’Anton Postigov, chef dudit département, et celle de Timofeï Kholine, stagiaire de cette institution. Le premier des coauteurs s’était déjà illustré en décembre dernier par un article dans la même revue, affirmant sous l’intitulé « Pourquoi le conflit relatif à l’Ukraine présente un caractère existentiel » que « les ennemis de la Russie ne comprennent manifestement qu’un seul argument  : celui du soldat russe ».

Sur le fond, le papier avance une hypothèse simple  : la Russie n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’être considérée par l’Occident comme une puissance à contenir, démembrer, voire annihiler. Les ennemis d’aujourd’hui — le « bloc occidental » — seraient donc les mêmes qu’hier, de l’Allemagne nazie à la Grande-Bretagne de 1856 en passant par la France de 1918. Ils déploieraient, encore et toujours, le même arsenal — des sanctions financières au blocus maritime en passant par la déstabilisation interne. Les auteurs identifient la Russie d’hier à celle d’aujourd’hui au point de parler d’un « nous » anhistorique, invariable d’une époque à l’autre. La conclusion n’est pas plus complexe, puisqu’elle revient à affirmer que la Russie ne contraindra l’Occident à des négociations avantageuses pour elle qu’au prix d’une victoire sur le sol ukrainien — ou ailleurs, car, selon les auteurs, les Occidentaux seraient toujours plus prompts à entendre les revendications de la Russie lorsque les troupes russes ont mis le pied à Paris ou Berlin.

Si ces rapprochements historiques doivent être lus pour ce qu’ils sont — un déraillement — ils n’en constituent pas moins un symptôme. Une partie de l’élite diplomatique et politique russe est prête à soutenir que la Russie mène une lutte éternelle contre l’Occident, lutte qui exigerait de tout « brûler jusqu’à la Manche » et la Maison-Blanche. 

Loin de l’alarmisme qui a pu se faire ressentir en Europe occidentale ces dernières semaines, où il semblerait, à entendre certains commentateurs, que les T-72 russes seraient aux portes des Ardennes, la menace russe est réelle. On voit mal avec quelle armée la Russie ouvrirait un nouveau front si elle peine toujours à prendre Pokrovsk (60 000 habitants avant la guerre), où elle a perdu 7 000 soldats au cours du seul mois de janvier dernier, soit des pertes supérieures à l’ensemble de la deuxième guerre de Tchétchénie. Pour autant, comme le rappelait Sergueï Karaganov dans ces pages, pour le Kremlin et ses affidés « la guerre est dans les gènes des Russes ». Poutine parie définitivement sur une guerre éternelle et sans limites pour se maintenir au pouvoir indéfiniment.

Il ne faut pas oublier, surtout, que les publications de ce type ne reflètent pas nécessairement une conviction sincère, mais peuvent aussi s’insérer dans une stratégie de carrière de leurs auteurs.

Cette concession ne réduit pas à néant la signification de tels articles  : si le fait d’appeler à brûler l’Europe devient un moyen de monter en grade, si celui de citer des chansons vulgaires et xénophobes permet de s’attirer des faveurs politiques, c’est bien qu’il y a quelque chose de structurellement menaçant dans la Russie de Poutine. 

Lors de son allocution du 18 novembre 2021 devant le collège élargi du ministère des Affaires étrangères, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Vladimirovitch Poutine, a insisté sur le fait que l’Occident persistait à ignorer les préoccupations russes en matière de sécurité, élargissant l’OTAN vers l’Est, « aggravant la situation par des livraisons d’armements modernes à Kiev et multipliant les provocations militaires en mer Noire ainsi que dans d’autres régions proches de nos frontières » 1. Il en concluait que la Russie devait nécessairement « obtenir des garanties sérieuses et durables en matière de sa sécurité ». 

Deux semaines plus tard, le sommet ministériel de l’OSCE à Stockholm a offert au ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Viktorovitch Lavrov, l’occasion de rappeler à ses homologues étrangers qu’il était « parfaitement inacceptable de transformer nos pays frontaliers en places fortes dirigées contre la Russie et de déployer les forces de l’OTAN à proximité de régions essentielles à notre sécurité sur le plan stratégique ». Dans ce contexte, il appelait à « passer des bonnes paroles aux actes, avec des garanties de sécurité à la fois durables et juridiquement contraignantes » 2

Dès le 15 décembre 2021, la Russie a transmis aux États-Unis plusieurs projets élaborés par ses experts  : celui d’un Traité sur les garanties de sécurité entre la Fédération de Russie et les États-Unis et celui d’un Accord sur les mesures tendant à garantir la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord 3. Comme on le sait, nos partenaires occidentaux ont malgré tout refusé d’ouvrir un dialogue de fond sur ces questions. Peu après, nous avons été contraints de déclencher une opération militaire spéciale en réaction à une nouvelle agression — encouragée par ces mêmes partenaires — du régime de Kiev envers les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Ce faisant, la Russie remplissait ses obligations de protection des habitants du Donbass, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies.

Les quatre années passées ont décillé les yeux de beaucoup d’observateurs quant aux causes profondes de ces événements. Elles nous ont beaucoup appris et, surtout, n’ont plus laissé le moindre doute sur le fait que nous n’affrontions pas, en Ukraine, cette simple marionnette qu’est le régime de Kiev, mais bien la machine de guerre de l’alliance occidentale dans son ensemble. Ainsi, une fois encore, l’Occident se met en mouvement. Masquant ses ambitions derrière des slogans de propagande, agitant la « menace russe », il reprend sa marche vers l’Est. Il ne cherche pas même à dissimuler le caractère révisionniste et revanchiste de cette énième agression, comme l’a montré cette année la déclaration du nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, promettant devant le Parlement de faire de la Bundeswehr « la plus puissante armée d’Europe, comme elle l’avait été par le passé » 4.

L’histoire se répète. Les ennemis auxquels nous faisons face aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui s’en prenaient à notre pays il y a 85, 100 ou 200 ans. La différence tient au fait que, si la Russie affrontait autrefois des États isolés ou des petites coalitions, notamment durant la guerre du Nord, la guerre patriotique de 1812, la guerre de Crimée ou la Grande Guerre patriotique, elle se heurte aujourd’hui à l’ensemble du bloc occidental ligué contre elle. La raison en tient à un mot  : la peur. La peur que la Russie s’émancipe définitivement de l’influence occidentale. Et elle en est bien capable.

La comparaison la plus éclairante en la matière reste celle de l’intervention étrangère déclenchée après octobre 1917. À ce moment, non moins de quatorze puissances étrangères, dont la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et le Japon, firent irruption sur le sol russe et envoyèrent leurs troupes soutenir les armées blanches. Il s’agissait alors d’empêcher la Russie de s’émanciper de l’influence occidentale et d’entraver l’émergence du projet soviétique. Tandis que les forces expéditionnaires britanniques et américaines prenaient le contrôle des ports de Mourmansk et d’Arkhangelsk, les troupes françaises occupaient Odessa et la Crimée, les Japonais s’établissant quant à eux à Vladivostok. En parallèle, les forces alliées faisaient parvenir à des généraux blancs comme Anton Denikine et Aleksandr Koltchak plusieurs milliers de tonnes d’armes et de munitions ainsi que d’importantes sommes d’argent liquide.

Il est d’ailleurs significatif que les Anglais, moins intéressés par la lutte contre le bolchévisme que par la sécurisation de leurs positions en Asie, la réduction de l’influence russe en Europe centrale et orientale et la préservation du marché russe (quitte à tolérer la Révolution), aient adopté en 1919 une stratégie d’attentisme opportuniste  : soutenant discrètement les antibolchéviques, ils attendaient de voir lequel des camps en présence allait succomber au chaos qu’ils avaient eux-mêmes contribué à provoquer 5. Cela ne vous rappelle rien  ? 

En ce début de XXIe siècle, nous luttons contre les mêmes ennemis historiques. À un moment ou un autre, nous devrons nous entendre avec eux sur une quelconque forme de paix. L’histoire russe offre ici les exemples les plus variés  : la Victoire triomphale de 1945, mais aussi des accords de paix conclus sous la contrainte ou en position de faiblesse, comme le traité de Portsmouth avec le Japon en 1905 ou le traité de Paris de 1856. À l’heure de ce nouveau tournant, il nous faut compulser les pages de notre histoire et systématiser tout ce que nous savons de nos ennemis, afin de déterminer au mieux les objectifs et les attentes à exprimer dans le cadre d’éventuelles négociations.

Les visées agressives des dirigeants européens à l’égard de la Russie sont bien connues. Au début de l’année 1854, lord Palmerston, alors ministre de l’Intérieur et ancien Premier ministre britannique, écrivait déjà  : 

« Dans la guerre qui s’apprête à éclater avec la Russie, mon idéal est le suivant. Les îles Åland et la Finlande seront rendues à la Suède. Certaines des provinces allemandes de la Russie sur la Baltique reviendront à la Prusse. Le royaume de Pologne sera rétabli et servira de barrière entre l’Allemagne et la Russie. La Valachie, la Moldavie et le delta du Danube iront à l’Autriche. La Lombardie et la Vénétie seront émancipées de la tutelle autrichienne et deviendront des États indépendants ou seront rattachées au Piémont. La Crimée, la Circassie et la Géorgie seront arrachées à la Russie, au profit de la Turquie pour la Crimée et la Géorgie, tandis que la Circassie se rendra indépendante ou passera sous la suzeraineté du sultan. » 6

Près d’un siècle plus tard, Adolf Hitler s’entretenait avec le vice-Premier ministre roumain et ministre des Affaires étrangères Mihai Antonescu le 27 novembre 1941, et déclara cette fois-ci  : 

« L’Europe de l’avenir ne doit connaître que deux races  : la race latine et la race germanique. Ces deux races doivent travailler de concert en Russie pour éradiquer les Slaves. On ne peut affronter la Russie avec de simples formules juridiques ou politiques  ; le problème russe est bien plus sérieux que beaucoup semblent le penser. Nous devons trouver les moyens de coloniser et d’anéantir biologiquement les Slaves. Aussi tous les peuples européens doivent-ils unir leurs forces dans la lutte contre les Slaves et la transformation de la Russie au profit de l’Europe. Ma mission, si elle est couronnée de succès, est d’éliminer la slavité. » 7

Hitler avait résolu d’accomplir « ce dont toute l’Europe rêvait », comme le rappelle le monologue final du film Le Tigre blanc de Karen Chakhnazarov. Il se montra cependant moins habile que les dirigeants européens d’aujourd’hui, puisqu’il ne sut jamais recouvrir son projet d’un vernis propagandiste « politiquement correct ». Les Européens d’aujourd’hui, qui nourrissent au fond les mêmes ambitions, se drapent désormais dans la toge des libérateurs et des protecteurs de l’humanité face à une Russie terrifiante, totalitaire, peuplée d’êtres abominables, hostiles aux droits de l’Homme et à toute innovation venue d’Occident. Cet emballage élégant n’a qu’une fonction  : traduire dans un langage policé le mot Untermenschen. Sur le fond, rien n’a changé. Hitler qualifiait avec mépris l’URSS de « colosse aux pieds d’argile », assurant à ses généraux qu’il suffirait de « donner un coup dans la porte pour que tout l’édifice s’effondre » 8. Sous Ronald Reagan, les États-Unis rebaptisèrent l’Union soviétique « l’Empire du mal », tout en prétendant mener « une lutte pour la liberté et la démocratie » 9. Aujourd’hui, le président américain Donald Trump parle de la Russie comme d’un « tigre de papier » et menace d’aider l’Ukraine à « reprendre ses territoires » avec l’aide de l’OTAN et de l’UE.

Pour les Russes avertis, ces sentiments vis-à-vis de notre pays n’ont jamais été un secret. En avril 1854, [le poète et diplomate russe] Fiodor Tiouttchev écrivait, comme en réplique à Palmerston  : 

« On pouvait prévoir depuis bien longtemps que cette haine enragée, semblable à celle d’un chien contre sa laisse, cette haine de la Russie qui n’a cessé de croître depuis trente ans, finirait par se déchaîner. Ce moment est enfin venu. Ce que l’on propose aujourd’hui à la Russie n’est rien d’autre qu’un suicide, un renoncement aux fondements mêmes de son existence, la reconnaissance solennelle qu’elle n’est dans le monde qu’un phénomène sauvage et monstrueux qu’il faut corriger ». 

Ces mots ont résonné une nouvelle fois en mars 2022 lorsqu’ils ont été cités par Tatiana Dovgalenko, représentante-adjointe de la Russie, lors d’une réunion du Conseil exécutif de l’UNESCO à Paris, suscitant aussitôt un vif émoi médiatique 10. En septembre 2023, ils ont été commentés une nouvelle fois par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov devant le corps diplomatique réuni à Moscou pour les 220 ans de la naissance du poète  : 

« Ces mots ont été écrits en 1854. Pourtant, si on fait abstraction des dates, des commémorations, ils décrivent parfaitement la politique de l’Occident vis-à-vis de la Russie d’aujourd’hui. Fiodor Ivanovitch fut un diplomate clairvoyant et, à bien des égards, un vrai homme d’État. Aussi tout ce que nous accomplissons aujourd’hui, tous les efforts de notre président, de notre armée, de notre société, de notre État, tout cela n’a qu’un but  : empêcher que ces prédictions d’il y a deux cents ans ne se réalisent. » 11

Les colonisateurs occidentaux ont toujours eu des vues sur la Russie, la considérant comme un simple réservoir de ressources naturelles et humaines, un corridor de transport et une zone-tampon à conquérir ou placer sous tutelle politique et économique. Diverses stratégies ont été déployées à cette fin au cours de l’histoire  : 

1 — La guerre « classique », sur terre ou sur mer. Significativement, les historiens font remonter les premières agressions occidentales contre la Rus’ à la campagne du roi polonais Boleslas, en 1018, soutenu alors par les chevaliers germaniques. Au XIIIe siècle, une nouvelle offensive germanique contre la Rus’ fut même bénie par le pape — sans que cela lui assure davantage de succès. Les Allemands n’ont manifestement retiré aucun enseignement de ces revers, ni d’ailleurs des suivants.

2 — Le blocus maritime. On ignore souvent que, pendant la guerre de Crimée, les flottes britannique et française s’en sont pris aux navires et aux fortifications côtières russes non seulement dans la mer Noire, mais aussi dans la Baltique, la mer Blanche, la mer de Barents, et même dans le Pacifique. Au XXe siècle, le cas le plus notable, magistralement décrit par Valentin Pikoul, reste sans doute celui des sous-marins allemands luttant contre les convois alliés en Arctique 12.

3 — Les mesures financières, économiques et commerciales que nos adversaires appellent aujourd’hui des « sanctions » pour leur donner un semblant de légitimité. Pendant la guerre de Crimée, l’un des objectifs stratégiques de la Grande-Bretagne consistait déjà à priver la Russie du contrôle du commerce du grain en mer Noire qui aurait permis à Saint-Pétersbourg d’influer sur les approvisionnements alimentaires européens 13. En 1919, le Conseil suprême de l’Entente interdit toute relation commerciale et économique avec la Russie. C’est d’ailleurs à cette époque que le président du Conseil Clemenceau popularisa l’expression « rideau de fer ». En 1925, « l’embargo sur l’or » imposé par les pays d’Europe et les États-Unis dans les relations commerciales avec l’URSS nous força à vendre du blé et du pétrole pour acquérir les équipements nécessaires à l’industrialisation. Cinq ans plus tard, l’interdiction fut étendue à l’ensemble des produits soviétiques, à l’exception du blé. Cette mesure conçue comme un frein à l’industrialisation en marche fut aussi l’une des sources de la grande famine de 1932-1933. Pendant la Guerre froide, les États-Unis et leurs alliés instaurèrent un embargo commercial strict sur les produits de haute technologie afin d’entraver notre développement industriel et militaire. L’amendement Jackson-Vanik de 1974 lia directement le commerce américano-soviétique à la question de l’émigration juive, entravant ainsi les relations économiques au nom de la défense des droits de l’Homme 14.

4 — Financer l’agresseur. Au cours de la guerre russo-japonaise, les milieux financiers américains accordèrent à Tokyo des prêts faramineux  : le banquier new-yorkais Jacob Schiff y engagea à lui seul 200 millions de dollars, l’équivalent actuel de 4,5 milliards de dollars 15. Le message était on ne peut plus clair  : l’Occident accueillerait favorablement et généreusement toute initiative tendant à réduire la sphère d’influence de la Russie. Ce n’est pas non plus un hasard si l’arrivée de Hitler au pouvoir rencontra si peu de résistance dans l’Occident des années 1930  : à Londres comme à Washington, beaucoup voyaient au contraire dans l’Allemagne nazie une force capable d’abattre l’URSS 16. Après 1945, nos alliés d’un jour redeviendraient nos adversaires, prêts une fois encore à soutenir toute force hostile à la Russie, des moudjahidines afghans aux formations terroristes du Caucase du Nord 17.

5 — Déstabiliser le pays de l’intérieur. Des archives déclassifiées ont révélé qu’en 1918 les dirigeants britanniques, dont le Premier ministre David Lloyd George et le ministre de la Guerre Winston Churchill, projetaient d’isoler Moscou en créant une série d’États-tampons, dont une Pologne reconstituée et une Ukraine indépendante, sur les décombres de l’Empire russe. Tout au long de la Guerre froide, les services secrets occidentaux soutinrent ouvertement divers mouvements dissidents et séparatistes en URSS et dans le bloc de l’Est, tout en consacrant des ressources considérables à la guerre informationnelle, notamment à travers les radios Voice of America et Radio Free Europe 18.

Or que constatons-nous aujourd’hui  ? L’affrontement qui nous oppose à l’Occident reproduit trait pour trait la quasi-totalité des conflits et des guerres du passé. Voilà quatre ans que nous faisons face en Ukraine à des mercenaires et conseillers militaires étrangers, tandis que les sabotages visant la flotte « fantôme » de tankers et la militarisation de la mer Noire, de la Baltique et de l’Arctique par les pays de l’OTAN, avec un recours massif aux drones et navires sans équipage, préparent les conditions d’un véritable blocus maritime. Les mesures financières, commerciales et économiques imposées à notre pays sont d’une ampleur sans précédent et ne semblent pouvoir être levées dans un avenir proche sans un profond renouvellement des élites dirigeantes en Occident. Le financement des marionnettes de Kiev et la militarisation à marche forcée des États frontaliers de la Russie permettent aux fauteurs de guerre de nous combattre par procuration tout en développant leurs propres complexes militaro-industriels. Sur notre territoire comme au sein de la diaspora, des agents d’influence s’appliquent à orchestrer la déstabilisation du pays, tandis qu’une guerre informationnelle totale déverse des flots de contenus destinés à empêcher toute appréciation objective des faits et des perspectives qui nous seraient favorables. Dans le même temps, on nous oblige à combattre sur plusieurs fronts en attisant ou ranimant des foyers de tension dans les pays baltes, autour de la Transnistrie, dans le Caucase du Sud (du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’affaiblissement de notre partenaire stratégique iranien) et en Asie centrale (où les flux d’islamistes radicaux ont explosé après la chute du régime d’Assad en Syrie).

Dans sa doctrine stratégique, l’Occident a assigné à la Russie le statut d’agresseur, de menace pour la sécurité globale et de principal adversaire 19. Aussi s’empresse-t-il d’augmenter ses budgets militaires, de mettre ses économies sur le pied de guerre et de préparer un blocus total de la Russie, allant jusqu’au verrouillage complet de ses frontières, tout en soumettant ses propres populations à une propagande russophobe d’une rare brutalité. Nous assistons bien à la préparation méthodique d’une guerre de grande ampleur contre notre pays, avec la perspective très concrète d’un nouveau « rideau de fer » à l’horizon. Cette stratégie se donne également à voir dans la confiscation annoncée des avoirs russes et la préparation d’un renoncement complet à nos ressources énergétiques. Une fois encore, la logique est claire  : faute de parvenir à infliger une défaite stratégique à la Russie, l’Europe ne pourra pas conserver ses positions sur l’échiquier mondial et perdra de ce fait la « rente de l’hégémon » dont elle bénéficiait jusqu’alors 20. À cette raison s’ajoute encore la profonde crise interne que traversent nombre de pays occidentaux — une situation que, par le passé, l’Occident a volontiers cherché à résoudre par la guerre.

La conclusion s’impose donc d’elle-même  : à moins d’arracher la victoire ou des conditions militaires et politiques perçues sans équivoque comme une victoire, en Russie comme à l’étranger, nous ne parviendrons pas à contraindre l’Occident à négocier. Les expériences passées montrent que les pays occidentaux sont toujours mieux disposés à écouter nos propositions de refonte de l’architecture de sécurité (ou de simples garanties de sécurité) lorsque les troupes russes mettent le pied à Paris ou à Berlin. À l’inverse, tout signe de bonne volonté de notre part a toujours été interprété en Occident comme une marque de faiblesse, incitant nos adversaires à redoubler d’exigences et à se montrer plus obstinés et agressifs encore, poursuivant leurs intérêts propres sans le moindre égard pour les nôtres. Il n’y a donc aucune place ici pour le wishful thinking et l’optimisme béat, qui ne peuvent que faire obstacle à nos destinées.

Cela signifie-t-il pour autant que nous, diplomates, n’ayons aucune marge d’action  ? Bien au contraire. Forts de cette expérience historique et de notre analyse de la configuration géopolitique, nous devons faire comprendre à nos adversaires l’ampleur des risques auxquels ils exposent leurs États et leurs populations s’ils persistent à aggraver le conflit avec la Russie. Telle est, en particulier, la politique à tenir vis-à-vis des pays « suivistes », ceux qui ont accepté de s’embarquer dans une aventure qui n’était pas la leur et qui ne comprendront qu’au terme de la guerre, lorsque leurs alliés reculeront devant la poussée de l’armée russe, qu’ils avaient été utilisés tout du long comme un atout de second ordre. Les Finlandais, les Hongrois et les Roumains l’ont bien senti en 1944, ce qui leur a sans doute permis d’éviter le pire un an plus tard. Remarquons d’ailleurs qu’ils s’en sont tirés à bon compte — en particulier les Finlandais qui, aujourd’hui, violent avec insolence les articles militaires du traité de paix de Paris de 1947.

Par ailleurs, nous devons mettre à profit l’expérience de la diplomatie soviétique d’après-guerre, lorsqu’elle s’appliquait à tirer parti des tensions entre les grandes puissances pour mieux briser l’unité du bloc de l’Ouest. C’est ainsi qu’en février 1945, à la conférence de Yalta, Staline insista pour que la France devienne membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, affaiblissant de la sorte le monopole anglo-américain et introduisant un facteur supplémentaire de concurrence au sein du camp occidental. Il joua ensuite adroitement de la rivalité traditionnelle entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, à un moment où Churchill s’imaginait préserver la grandeur de l’Empire britannique et redoutait la montée en puissance de l’Amérique, tandis que Washington aspirait à détrôner Londres. Comme l’a signalé l’historien britannique Geoffrey Roberts  : « Staline voyait les divergences entre les alliés non comme un obstacle, mais comme une ressource à exploiter pour servir les intérêts de l’URSS » 21. Et, de fait, cette tactique porta ses fruits. On parvint d’un côté à instaurer un système de sécurité internationale favorable à Moscou (l’Organisation des Nations Unies avec un droit de veto des grandes puissances), et de l’autre à renforcer l’influence soviétique sur l’Europe de l’Est. Enfin, c’est précisément ce jeu subtil avec les contradictions parmi les alliés qui permit de maintenir une forme d’équilibre dans le monde jusqu’à la fin des années 1970 22.

S’il y a un enseignement à tirer de l’histoire, c’est qu’il est parfois plus utile de briser une coalition ennemie que de chercher à l’affronter en bloc. Comme l’écrivait justement à ce propos Fiodor Tiouttchev le 26 juin 1864  : 

« Vis-à-vis des puissances occidentales, la seule et unique politique naturelle de la Russie ne doit pas être l’alliance avec telle ou telle de ces puissances, mais leur désunion, leur division. Ce n’est que dans cet état de désunion et de division qu’elles cessent de se montrer hostiles envers nous — par impuissance. Cette dure vérité pourra heurter les âmes sensibles, mais elle reste, en dernière analyse, la loi fondamentale de notre existence ». 

Nous n’oublierons pas les leçons du passé. L’Occident n’a jamais voulu de la Russie en qualité de partenaire puissant et indépendant  ; s’il la tolère, c’est comme victime ou comme trophée. L’heure est venue d’agir avec fermeté, assurance et détermination  : c’est seulement alors que nous parviendrons à garantir notre sécurité et obtenir une paix durable à des conditions avantageuses pour nous. Toute hésitation et tout signe de compromis seront interprétés par nos ennemis comme une invitation à redoubler d’agressivité.

Sources
  1. Выступление Президента Российской Федерации В.В.Путина на расширенном заседании коллегии Министерства иностранных дел России, Москва, 18 ноября 2021 года.
  2. Vidéo.
  3. О российских проектах документов по обеспечению правовых гарантий безопасности со стороны США и НАТО.
  4. Plenarprotokoll 21/3.
  5. Lev Danilkin, Lenin. Pantokrator solnečnykh pylinok, Moskva, Molodaja gvardija, 2017, p. 214.
  6. Lien.
  7. В России впервые опубликован текст заявления Гитлера об уничтожении славянских народов | Читать статьи по истории РФ для школьников и студентов
  8. Full text of « Halder War Journal (Halder War Diary) »
  9. Ronald Reagan, « Evil Empire Speech, » 8 March 1983, Voices of Democracy.
  10. Vidéo.
  11. Вступительное слово Министра иностранных дел России С.В.Лаврова на церемонии открытия « Литературной гостиной. Послы русской культуры », посвященной жизни и творчеству Ф.И.Тютчева, Москва, 27 сентября 2023 года
  12. Valentin Pikoul, Patrouille océanique, 1954 et Requiem pour le convoi PQ-17 (1970).
  13. 1.2. Внешняя торговля России, 1855—1914 гг.
  14. https://www.vavt.ru/wto/wto/Jackson-VanikAmendment
  15. Gary Dean Best, “Financing a Foreign War : Jacob H. Schiff and Japan, 1904–05,” American Jewish Historical Quarterly 61, no. 4 (1972), 313-324.
  16. Charles Higham, Trading with the Enemy : The Nazi-American Money Plot, 1933-1949, New York, Delacorte Press, 1983.
  17. Steve Coll, Ghost Wars : The Secret History of the CIA, Afghanistan, and Bin Laden, London, Penguin, 2004 ; Ali H. Soufan, The Black Banners : The Inside Story of 9/11 and the War Against al-Qaeda, New York, W. W. Norton & Company, 2011.
  18. National Archives, UK. Cabinet Papers : Russia. Discussions on Buffer States (1918) ; Central Intelligence Agency, Covert Action in the Cold War : Support for Dissidents in the USSR and Eastern Europe. Washington, D.C. : CIA, declassified report, 1999.
  19. « Russia is the most significant and direct threat to Allies’ security and to peace and stability in the Euro-Atlantic area », concept stratégique de l’OTAN adopté à Madrid le 29 juin 2022 ; « Today’s Russia is for now the most significant threat to peace and security in the Euro-Atlantic area ». National Security Strategy of the Federal Republic of Germany. 2023. p. 16
  20. « Европа потеряла страх » : историк Шишкин назвал причину антироссийского курса Старого Света – МК
  21. Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to Cold War, 1939–1953, New Haven, Yale University Press, 2006.
  22. Jurij Žukov, Stalin. Tajny vlasti, Moskva, Veče, 2005.
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