Le socialisme s’installe-t-il aux États-Unis ? Une prophétie de Peter Thiel
Selon le milliardaire tech proche de Donald Trump, Mamdani a gagné à New York parce que « le capitalisme a cessé de fonctionner pour les jeunes »
Nous le traduisons et commentons ligne à ligne.
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- Le Grand Continent •
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- SIPA/Grand Continent
L’élection de Zohran Mamdani, premier maire musulman à la tête de New York, marque un tournant aux États-Unis : un programme revendiquant une matrice socialiste a gagné dans la capitale économique de la première puissance mondiale.
Bien que le contexte sociopolitique de New York présente des particularités uniques, le débat sur sa victoire a été particulièrement intense au sein du camp de Trump.
Assiste-t-on au retour en force des thématiques liées au coût de la vie à gauche — Mamdani ayant fait de la notion d’« affordability » le cœur de sa campagne — rompant ainsi avec un terrain de confrontation centré sur les questions identitaires et les guerres culturelles ?
Un e-mail de 2020 récemment révélé par l’investisseur Chamath Palihapitiya a ravivé le débat sur la responsabilité des élites de la tech dans cette transformation.
Il y a cinq ans, Peter Thiel écrivait à Mark Zuckerberg, Nick Clegg et Marc Andreessen pour les mettre en garde contre la montée du soutien des millennials au socialisme, qu’il considérait comme une conséquence structurelle de l’ordre économique et non comme une simple révolte culturelle et identitaire.
Selon l’une des figures clef de la Silicon Valley trumpiste, rejeter les jeunes électeurs en les qualifiant de « naïfs ou endoctrinés » serait donc une erreur : « Si une personne n’a aucun intérêt dans le système capitaliste, alors il est bien possible qu’elle finisse par se retourner contre lui. »
Nous traduisons cet e-mail ainsi que son aggiornamento.
De : Peter Thiel
Date : Dimanche 5 janvier 2020 à 2 h 44
À : Mark Zuckerberg, Nick Clegg, Antonio Lucio
Cc : Sheryl Sandberg, Marc Andreessen
Objet : RE : Millennials
Peter Thiel s’adresse directement à Nick Clegg, homme politique britannique libéral et ancien vice-Premier ministre du Royaume-Uni (2010-2015), qui venait d’être recruté en 2018 par Mark Zuckerberg pour être vice-président des affaires mondiales et de la communication chez Facebook (devenu depuis Meta).
Les personnes dans la boucle sont toutes des figures de premier plan de Facebook : Sheryl Sandberg, ancienne du Trésor américain sous Bill Clinton, était la directrice des opérations (COO) du groupe ayant joué un rôle central dans la transformation du réseau social en géant mondial de la publicité numérique entre 2008 et 2022. Mark Andreessen que nos lecteurs connaissent bien est un entrepreneur, investisseur et pionnier d’Internet, cofondateur de Netscape — l’un des premiers navigateurs web — et du fonds de capital-risque Andreessen Horowitz (a16z), qui finance de nombreuses entreprises technologiques (comme Airbnb, Coinbase ou OpenAI). Il siège également au conseil d’administration de Meta (Facebook) depuis 2008 et est considéré comme l’une des figures les plus influentes de la Silicon Valley.
Antonio Lucio était à l’époque directeur marketing (Chief Marketing Officer, CMO) de Facebook.
Il y a de nombreux sujets qui pourraient être développés davantage ici ; permettez-moi de formuler quelques points rapides pour le moment :
Nick — Je ne suggérerais pas que notre politique doive adopter sans réflexion les attitudes des Millennials.
Je serai la dernière personne à défendre le socialisme. Mais lorsque 70 % des Millennials déclarent être pro-socialistes, il faut faire mieux que de simplement les rejeter en disant qu’ils sont stupides, capricieux ou endoctrinés ; nous devrions essayer de comprendre pourquoi.
Une enquête de la Victims of Communism Memorial Foundation (réalisée avec YouGov) sur les « Attitudes des États-Unis envers le socialisme, le communisme et le collectivisme » indiquait qu’en 2019, 70 % des personnes nées entre 1981 et 1996 affirmaient qu’ils étaient « au moins assez susceptibles » de voter pour un candidat se déclarant socialiste.
Et, du point de vue d’un pacte générationnel cassé, il me semble qu’il existe une réponse assez simple : lorsque l’on a trop de dettes étudiantes ou que les logements sont trop inabordables, on se retrouve avec un capital négatif pendant longtemps et/ou il devient très difficile de commencer à accumuler du capital sous forme d’immobilier.
Et si une personne n’a aucun intérêt dans le système capitaliste, alors il est bien possible qu’elle finisse par se retourner contre lui.
Grand Continent Dans un entretien paru sur The Free Press le 7 novembre, Peter Thiel est revenu sur son propos, en élargissant le cadre de son analyse.
Peter Thiel Si tout ce que vous pouvez dire, c’est que Mamdani est un jeune djihadiste communiste, et que cela vous paraît ridicule, j’ai l’impression que vous admettez simplement ne pas savoir quoi faire des questions structurelles qui lui ont permis de gagner : le logement ou la dette étudiante. Or si vous ne faites rien, vous continuerez à perdre.
Peter Thiel fait probablement référence ici aux déclarations de Randy Forbes, un membre du Congrès républicain, ayant déclaré à Newsmax à propos de Zohran Mamdani : « Ce n’est pas seulement un communiste, mais aussi un jihadiste… Les deux pires idéologies anti-américaines se combinent chez lui. »
Plusieurs mèmes et déclarations associées au monde MAGA ont cherché à imposer un cadre narratif à l’élection du premier maire musulman de New York dans la lignée d’une guerre culturelle et civilisationnelle entre l’Occident judéo-chrétien et l’islam. Des images comparant l’élection de Mamdani à la chute des tours jumelles ont également été, par exemple, largement diffusées.
Si vous avez obtenu votre diplôme en 1970 sans aucun endettement, comparez votre expérience à celle des Millenials : beaucoup trop de gens vont à l’université, n’apprennent rien et se retrouvent avec une dette colossale.
Les Baby Boomers désignent généralement les personnes nées entre 1946 et 1964, dans l’essor démographique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. La génération X correspond approximativement aux naissances entre 1965 et 1980, tandis que les Millennials (ou génération Y) regroupent ceux nés entre 1981 et 1996.
La dette étudiante est une manifestation de ce conflit générationnel dont je parle depuis longtemps.
Mais la rupture du pacte générationnel ne se limite d’ailleurs pas à la dette étudiante.
Je pense que l’on peut réduire 80 % des guerres culturelles à des questions économiques, comme le ferait un libertarien ou un marxiste, et que l’on peut ensuite réduire peut-être 80 % des questions économiques à des questions immobilières.
Comme le savent nos lecteurs, Thiel se revendique libertarien. Pourtant, comme le soulignait le penseur conservateur John Gray, « sa manière de penser combine certains aspects des critiques libertariennes et marxistes de notre régime économique actuel » 1.
Il est extrêmement difficile de nos jours pour les jeunes de devenir propriétaires.
Si vous avez des lois de zonage extrêmement strictes et des restrictions sur la construction de nouveaux logements, c’est une bonne chose pour les baby-boomers, dont les propriétés ne cessent de prendre de la valeur, mais c’est terrible pour la génération Y.
Si vous prolétarisez les jeunes, il ne faut pas s’étonner qu’ils finissent par devenir communistes.
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Je ne sais pas si je dirais que les jeunes sont pro-socialistes. Je dirais plutôt qu’ils sont moins pro-capitalistes qu’auparavant. Si le capitalisme est perçu comme une forme d’arnaque injuste, on y est forcément moins favorable. Donc, dans un certain sens, ils sont plus socialistes, même si je pense que c’est plutôt : « Le capitalisme ne me convient pas. » Ou encore : « Ce truc qu’on appelle le capitalisme n’est qu’une excuse pour que les gens vous arnaquent. »
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Les baby-boomers semblent étrangement peu curieux de comprendre comment le monde a cessé de fonctionner pour leurs enfants.
Il est toujours difficile de savoir dans quelle mesure les gens sont de mauvaise foi ou mal intentionnés. Je trouve étrange que l’on ait trouvé bizarre que je me plaigne de la dette étudiante en 2010, alors que même à cette époque, sa croissance était exponentielle.
Peter Thiel a fait de la critique du système de l’enseignement supérieur l’une de ses priorités — en allant jusqu’à verser des bourses de 100 000 dollars pour que des jeunes quittent l’université et créent leur entreprise au lieu de continuer les études.
Dès 2011 il a parlé d’un « education bubble », une bulle de l’éducation : « Une véritable bulle, c’est quand quelque chose est surévalué et fait l’objet d’une croyance intense… L’éducation est peut-être la seule chose à laquelle les gens croient encore aux États-Unis. Remettre en question l’éducation est vraiment dangereux. C’est un tabou absolu. C’est comme dire au monde entier que le Père Noël n’existe pas. » 2
En 2000, la dette étudiante nationale s’élevait à 300 milliards de dollars, et elle dépasse aujourd’hui les 2 000 milliards.
Aux États-Unis, la dette étudiante a connu une augmentation spectaculaire au cours des deux dernières décennies. En 2000, la dette étudiante fédérale s’élevait à environ 318 milliards de dollars ; aujourd’hui elle dépasse les 1 800 milliards de dollars.
Cette hausse reflète l’augmentation des frais de scolarité, l’accès élargi au crédit étudiant et la dépendance croissante des ménages à l’emprunt pour financer l’enseignement supérieur.
À un moment donné, tout cela va exploser…
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Même si je n’apprécie pas Mamdani, il me semble au moins compréhensible. Ce qui s’est passé à New York n’est pas un mystère étrange.
Ce n’est pas en jouant avec la dette étudiante à la marge — comme Biden a essayé de le faire — qu’on va résoudre le problème. Cela ne fonctionnera pas. Et il y a eu toutes sortes de manipulations à la marge avec le contrôle des loyers à New York. Cela n’a pas vraiment fonctionné.
L’idée est donc la suivante : peut-être devrions-nous chercher des solutions en dehors de la fenêtre d’Overton.
Le concept de la fenêtre d’Overton a été développé pour la première fois au milieu des années 1990 par Joe Overton pour désigner l’éventail des idées considérées comme politiquement acceptables à un moment donné.
Les propositions à l’extérieur de cette « fenêtre » sont vues comme radicales ou inacceptables, tandis que celles à l’intérieur peuvent être débattues ou mises en œuvre.
Et cela inclut certaines mesures économiques très à gauche, de type socialiste. Je ne pense pas que ces idées fonctionneront à terme, mais elles valent mieux que ce qui a été proposé jusqu’à présent.
Cuomo n’avait pas de plan pour le logement. Il ne pensait même pas que c’était un problème. Et bien sûr, il est en politique et au gouvernement depuis de nombreuses années, il est donc difficile de ne pas se demander : pourquoi ferait-il quelque chose maintenant, alors qu’il n’a rien fait auparavant ?
Andrew Cuomo est actif en politique depuis plusieurs décennies. Il a commencé sa carrière dans les années 1980 en tant que conseiller, puis a été élu à l’Assemblée de l’État de New York avant de devenir procureur général de l’État en 2007 et enfin gouverneur de 2011 à 2021 et de démissionner à cause d’un scandale de mœurs.
Je ne suis donc pas optimiste à propos de Mamdani, mais si l’on considère la situation de manière relative, c’est le genre de chose qui va se produire si l’on regarde en dehors de la fenêtre d’Overton.
Il faut reconnaître à Mamdani le mérite d’avoir au moins abordé ces problèmes. Ma réponse, évasive, est donc toujours la suivante : la première étape consiste à parler des problèmes — même si l’on ne sait pas comment les résoudre.
Or c’est peu dire que l’establishment, qu’il soit de centre gauche ou de centre droit, échoue à simplement parler des problèmes réels.
Sources
- « John Gray and Peter : Life in a Postmodern World », New Statesman, 17 janvier 2024.
- Sarah Lacy, « Peter Thiel : We’re in a Bubble and It’s Not the Internet. It’s Higher Education. | TechCrunch », Techcrunch, 10 avril 2011.